Arménie : après la révolution "douce", l'éveil d'une conscience féministe à l'heure du sommet de la Francophonie

Les Arméniennes furent massivement présentes lors des manifestations du printemps arménien de 2018, mais vont-elles bénéficier de ce changement politique ? Entretien avec Lara Aharonian, militante arménienne des droits des femmes, directrice du Centre de ressources des femmes en Arménie, alors que le président Emmanuel Macron achevait son discours d'ouverture du 17ème sommet de la Francophonie (11 et 12 octobre) à Erevan par ces mots : "La Francophonie doit être féministe !"
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Crédit page facebook Lara Aharonian
La militante féministe arménienne Lara Aharonian sur le terrain à la rencontre des Arméniennes.
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Lara Aharonian, militante féministe de la première heure, voyage dans le monde entier pour défendre les droits des femmes arméniennes, et s'investit aussi sur le terrain au sein de plusieurs associations qu'elle a fondées.
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La militante féministe arménienne Lara Aharonian brandissant le logo de la Human rights house fondation.
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Cette année 2018 restera celle de #MeToo, d'un féminisme qui ne se cache plus, partout dans le monde. D'un mot qui ne fait plus peur ou fuir.  Ce beau concept qui fut encore salué par le président Emmanuel Macron à la fin de son discours lors de la cérémonie d'ouverture du 17ème sommet de la Francophonie : "La Francophonie doit être féministe. Il ne faut rien céder des droits des femmes !"

Les femmes bien visibles dans le printemps arménien de 2018

2018 fut aussi marquée par le printemps arménien, une révolution douce dont la planète s'est assez peu souciée. Pourtant, ce petit pays du Caucase (sud) d'à peine 3 millions d'habitant.e.s (dont 51,6% de femmes) a connu quelques mois houleux, et non moins historiques. Manifestations, arrestations d'opposant.es, coups de théâtre... Finalement, les manifestant.es ont eu gain de cause réussissant à faire tomber le régime, sans réelle violence. Tout au long de la contestation, les femmes se sont fortement mobilisées. On les a vu nombreuses dans les cortèges anti-régime. Vont-elles pour autant pouvoir bénéficier des changements en cours dans ce pays ?

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Les femmes ont été particulièrement présentes et actives lors des manifestations du printemps arménien, ici à gauche on reconnait Lara Aharonian.
©Océane Antonyan

Les inégalités et les violences faites aux femmes et aux personnes LGBTI n'ont cessé de croître ces dernières décennies en Arménie. Cette situation reste trop méconnue et les féministes ou militant.es sont encore isolé.es.

Violences domestiques, inégalité du système judiciaire à l’encontre des coupables, avortement sélectif selon le genre, sous-représentation des femmes en politique, autant de sujets que Terriennes a voulu aborder avec Lara Aharonian. Née à Beyrouth au Liban, faisant partie de la diaspora arménienne libanaise, elle a fait des études de psycho-éducation à Montréal-Québec. Le féminisme, elle l'a rencontré au cours de ses lectures, curieuse d'en connaître plus sur l'histoire des femmes, et sur la société patriarcale d'hier et d'aujourd'hui. Féministe, elle l'est devenue aussi par l'action. Il y a 15 ans, elle a fondé le Woman Resources Center et co-imaginé le Sexual Assault Crisis Center de Erevan, des ONG qu'elle co-dirige encore aujourd'hui. C’est une figure centrale du mouvement féministe en Arménie et elle est à l’initiative de nombreuses dynamiques et actions en faveur des droits des femmes.

Ceux qui ont mené la révolution ont beaucoup parlé de la place des femmes, et de l'importance de les inclure dans toutes les sphères politiques, c'était vraiment la première fois que cette volonté était exprimée de manière aussi claire.

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Lara Aharonian, figure de proue des féministes en Arménie.
DR

Terriennes : comment les Arméniennes ont-elles vécu cette révolution dite de velours ?

Lara Aharonian : les femmes ont été très actives dans les rues, au cours des manifestations mais aussi à travers diverses actions. Lors des meetings, ceux qui ont mené la révolution ont beaucoup parlé de la place des femmes, et de l'importance de les inclure dans toutes les sphères politiques, c'était vraiment la première fois que cette volonté était exprimée de manière aussi claire par un mouvement politique. Pour la première fois aussi, les femmes ont pris la parole lors de ces mobilisations, ainsi que des personnes issues de la communauté LGBT. L'Arménie est enfin sur la route d'une vraie démocratie, parce qu'on a mis fin à un régime oligarchique et corrompu. C'est un pas important qui va permettre aux femmes de pouvoir prendre plus d'espace.

Est-ce que cela se constate déjà concrètement ?

LA : Concrètement, on a plus de femmes qui prennent des postes mais pas les plus élevés, ce qui était déjà le cas avant. Ce qui semble changer c'est qu'elles sont tout de même beaucoup plus nombreuses à occuper des positions intermédiaires. Tout récemment, lors de la campagne électorale pour la mairie d'Erevan, on a vu apparaître beaucoup plus de candidates sur les listes, trois femmes issues de différents partis politiques, étaient également candidates pour le poste de maire, ce qui était inédit. Aujourd'hui, deux femmes figurent au gouvernement, bon pas encore au ministère de l'Intérieur, dommage car cela changerait sans doute pas mal de choses, et nous avons aussi au moins deux maires de grandes villes.

(Dans la loi )Il n'est plus question de violence domestique mais de violence dans la famille. Et puis on y encourage les femmes à résoudre les conflits conjuguaux, et à ne pas quitter leur foyer.

Comment les femmes, et leurs droits sont-ils considérés dans la société arménienne ?

LA : On vit toujours dans une société patriarcale et conservatrice où le rôle des femmes reste secondaire, dans la plupart des domaines, même si elles sont très présentes dans un secteur comme l'éducation. D'ailleurs, elles ont une éducation élevée, mais leur pouvoir économique reste bien moins élevé que celui des hommes. La violence domestique est une problématique importante en Arménie. Une loi a été finalement adoptée l'an passée, mais elle ne correspond pas à nos attentes (celles des féministes, ndlr). Elle ne criminalise pas la violence domestique. Le concept a été changé, il n'est plus question de violence domestique mais de violence dans la famille. Et puis on y encourage les femmes à résoudre les conflits conjuguaux, et à ne pas quitter leur foyer. Elle met l'accent sur la famille bien plus qu'elle ne le met sur les droits des femmes victimes de violences. Mais c'est un début, car ça faisait longtemps que l'on travaillait sur ce thème. Avec l'ancien régime, il n'y avait aucune volonté politique. Il y a eu beaucoup d'hystérie autour de cette loi. Les femmes ont été beaucoup attaquées, menacées sur les réseaux sociaux et dans les médias en général. On a été traitées de destructrices de la famille ou d'agents étrangers venus détruire la nation arménienne.

Ces petites filles qui ne naitront jamais en Arménie

Ci-dessus les images d'une campagne vidéo lancée par le Women Resource Center en 2013 pour dénoncer l'avortement sélectif, qui donne la préférence aux enfants mâles. En 2011, sur 43447 naissances, 23160 étaient des garçons, 20487 étaient des filles. Dans ce film, Armineh raconte son expérience, lorsqu'elle est tombée enceinte à 22 ans, et qu'on l'a obligée à avorter parce qu'elle attendait une fille.

L'avortement est autorisé en Arménie; ce droit est-il menacé comme on le voit dans beaucoup d'autres pays ?

LA : Ce droit est un héritage de l'époque soviétique. Il n'y a pas de débat moral autour de l'avortement. Cependant, depuis quelques années, l'Eglise et des groupes extrêmistes ou nationalistes essayent de mobiliser autour des droits de l'enfant à naître. En Arménie, on pratique l'avortement sélectif, sur la préférence d'avoir un fils, ce qui explique que le taux d'IVG est très élevé. Nous sommes le deuxième pays après la Chine, avec la Géorgie et l'Azerbaïdjan, ou encore l'Inde, à pratiquer l'avortement basé sur la pré-sélection sélective. Ces dernières années, les ONG ont sonné l'alarme car cela pourrait aboutir à une catastrophe démographique. En tant que féministe, nous nous trouvons dans une situation délicate, car l'avortement sélectif pourrait menacer la parité, et en luttant contre cela on ne veut pas donner raison aux pro-vie, donc à l'église, ce qui aboutirait à remettre en cause ce droit. De son côté, le gouvernement a plutôt tendance à encourager la natalité car le pays a besoin de soldats, en raison du conflit avec le Nagorny Karabakh. 

Un an après #Metoo, la libération de la parole des femmes sur les abus sexuels a-t-elle eu lieu aussi en Arménie ?

LA : Il n'y a pas eu de phénomène #Metoo chez les Arméniennes, ici. Il faut dire qu'on vient juste de commencer à parler de violence conjugale, alors parler de violences sexuelles, c'est encore plus tabou ! Bien-sur il y a des cas, mais c'est très limité car les femmes préfèrent ne pas en parler, ou n'osent pas en parler, car notre société culpabilise les femmes. L'Arménie est aussi très conservatrice et parler sexualité reste très tabou. La virginité reste une valeur importante. Beaucoup de femmes préfèrent ne pas parler si elles sont victimes d'abus sexuels pour ne pas voir leur réputation entâchée. Cela fait peu de temps qu'elles commencent à parler aux psychologues de nos associations. Mais déposer une plainte à la police, c'est très difficile. On les y encourage nous bien-sûr, mais il faut comprendre que ça commence vraiment très timidement.  Pour le moment, les femmes choisissent de ne pas en parler.

Les femmes sont-elles libres de circuler comme elles le veulent dans la sphère publique, ou observe-t-on du harcèlement de rue  ?

LA : Le pays est très sécurisé, on n'a pas beaucoup de cas. Et puis, c'est une nation assez petite, dans les quartiers, on se connaît, on fait attention.  Il peut y avoir parfois des agressions, mais c'est très rare en comparaison à d'autres pays. Même au niveau des minorités religieuses, il n'y a pas d'agressivité, je pense aux femmes Yezidis, on voit peu de femmes voilées dans les rues. Des touristes iraniens viennent passer des vacances, mais ce problème n'existe pas. En revanche, les communautés LGBT sont les plus sous pression. La société arménienne est très homophobe. Et les féministes se font aussi critiquer parce qu'on nous accuse de défendre ces minorités.

Il n'y a pas de mot arménien pour dire féministe

Justement dans cette société conservatrice, comment aborde-t-on la question du genre ?

LA : Depuis 2013, il y a eu beaucoup d'hystérie autour de cette question. Si on parle de genre, on est souvent attaqué, on est présenté comme des personnes qui veulent détruire l'identité des enfants. D'ailleurs, il n'y a pas d'éducation sexuelle à l'école pour les enfants. On parle très peu de contraception. On dit aux jeunes de s'abstenir jusqu'au mariage, c'est très stéréotypé. Cette influence vient aussi de la Russie, c'est considéré comme des valeurs européennes, qui cherchent à détruire la famille traditionnelle. Le débat est souvent agressif, que ce soit à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Le mot genre est devenu une insulte.

Et le mot féministe ?

LA : Oui, aussi... D'ailleurs il n'y a pas de mot arménien pour dire féministe, ici on le dit à l'anglaise "feminist". Nous, ça nous va. Féministe, c'est un mot fédérateur et universel, cela rend hommage à tous les autres combats de femmes dans le monde. Chaque jour, nous, militantes, cherchons à nous l'approprier.