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Les violences domestiques, mais quelles violences domestiques ? Voilà la posture officielle des autorités, comme nous l'a d'ailleurs confirmé la porte-parole de la coalition Yelk au pouvoir issue de la révolution de velours (oui vous avez bien lu, une femme, qu'on nous avait présentée comme engagée et militante écologiste), lors d'un entretien accordé du bout des lèvres et au final sans intérêt. Un malentendu sans doute, nous tairons son nom.
Loin de cette posture, quelque peu surprenante, Lara Aharonian, elle, avance les chiffres d'une récente enquête : une femme sur quatre a connu une fois dans sa vie ce type d'agression, à la maison, à l'abri des regards extérieurs, en silence. Un fléau que l'on tait, et qui touche des milliers de femmes, filles, mères, soeurs dans l'anonymat le plus total. Certaines d'entre elles ne survivent pas. Mais cela serait en cours de changement. Dans les yeux de la fondatrice du Women's Resource Center brille une petite étincelle d'espoir. "Le nouveau premier ministre, Nikol Pachinian (qui a mené la révolution du printemps arménien, ndlr) a entendu l'appel des femmes lancé depuis les scènes des meetings pendant les manifestations, et il a publiquement déclaré qu'il souhaitait faire de l'égalité femmes-hommes une priorité". Espoir donc ...
Sur le terrain, Lara et les siennes n'ont pas attendu après ces promesses. Créé en 2003, ce centre a tout d'abord ouvert au sein de l'université d'Erevan, il était surtout destiné aux étudiantes, afin de leur fournir des informations pour lutter contre les discriminations. Depuis 2006, installé dans ses propres locaux et grâce au soutien financier de plusieurs fondations, notamment de la diaspora, très présentes en Arménie, il accueille toutes les femmes, quelles qu'elles soient, jeunes, vieilles, victimes de violence, témoins d'agressions, ou juste en mal d'information sur leurs droits ou sur la sexualité.
Un numéro gratuit a été ouvert, chaque année il reçoit quelque 3 000 appels. Pour faire battre le coeur de cette association, une quinzaine de permanentes, en large majorité des femmes donc, et plus d'une centaine de volontaires, un terme préféré à bénévole. Car il en faut de la volonté pour combattre ces diktats si bien établis en Arménie. "LʼArménie est une société assez conservatrice, et ancrée sur ses traditions, lorsqu'on la regarde depuis l'extérieur, elle paraît très émancipée. Mais en général, les rôles de genre sont très rigides. Il y a des attentes bien spécifiques concernant les femmes", explique Lara Aharonian.
C'est très tabou parce qu'on pense que cela fait partie de la tradition, que les femmes se doivent d'être obéissantes, de ne pas contredire leur mari, ou leur belle-mère, ou les membres de leur famille en général.
Lara Aharonian
Ici, les violences conjugales ou domestiques n'ont jamais aussi bien porté leur nom. Rien ne sort ou presque du domicile, de l'intimité familiale. "Le plus souvent, on n'en parle pas. Il y a dix ans, on n'en parlait pas du tout. C'est très tabou parce qu'on pense que cela fait partie de la tradition, que les femmes se doivent d'être obéissantes, de ne pas contredire leur mari, ou leur belle-mère, ou les membres de leur famille en général. On pense que c'est normal pour une femme de demander la permission pour faire un tas de choses", raconte la militante.
Le Centre propose toute sorte d'activités. Dans la salle principale, l'athmosphère est chaleureuse, un métier à tisser, un canapé, des coussins, au mur des photos, des dessins, une bibliothèque surchargée de livres sur le féminisme, les femmes dans l'histoire, la sexualité ... Une mine d'informations mises à disposition de celles qui, un jour, osent descendre ces quelques marches et franchir la porte. Un groupe organise aussi avec les moyens du bord une station de radio, on y fait des lectures pour rendre hommage aux femmes arméniennes, celles qu'on a trop vite oubliées dans l'histoire du pays.
Concernant les femmes victimes de violences, "se reconstruire par l’image est aussi très important. Ça permet de se réapproprier son propre corps", ajoute-t-elle. Une volontaire est même venue donner des cours de capoeira (danse de combat brésilienne) pour la réappropriation de l’espace et du corps.
Un mari qui demande à vérifier les tenues vestimentaires de sa femme, un mari qui l’empêche d’aller travailler ou qui empêche sa fille de continuer ses études, c’est une forme de violence aussi.
Gayane Khachakian
Tous les deux ans, le Women's Resource Center organise des marches à travers différentes régions de l’Arménie. Par petits groupes de quinze, les volontaires interviennent dans les villages, pour y parler violence domestique et conjugale. Pour Gayané Khachikian, "l'objectif de ces marches, c’est d’expliquer ce qu'est la violence. Parce que dans la société arménienne, certains peuvent considérer qu’une claque, ce n’est pas de la violence. On parle aussi beaucoup de violence psychologique. Un mari qui demande à vérifier les tenues vestimentaires de sa femme, un mari qui l’empêche d’aller travailler ou qui empêche sa fille de continuer ses études, c’est une forme de violence aussi".
Par petits groupes, elles vont de maison en maison, rentrent pour discuter et distribuer des livrets d'information sur les droits des femmes et même de sexualité. D'autres se rendent au dispensaire pour s'entretenir avec l'infirmière locale, et comprendre un peu la situation du village. Les autres vont à la mairie, et à l'école. "L’accueil est très bon, par contre on a du déni. On nous dit 'Mais non chez nous il n’y a pas ces violences. Ici c’est un village qui est très très calme vous savez !' Mais jamais on ne nous a demandé ce qu'on venait faire ici, nous 'les gens de la capitale qui viennent encore nous donner des leçons', on avait beaucoup peur de cela", explique Gayané, qui est l'une des initiatrices de ces marches.
En 2009, l'association crée un centre de crise spécifiquement destiné aux femmes victimes de violences sexuelles, en plus du numéro d'appel, il fournit une assistance psychologique et les services gratuits d'avocats. A l'origine de ce projet, une psychologue, Tatevik Aghabekyan.
Elle tient à nous parler d'un cas particulièrement représentatif de l'état d'esprit arménien. En 2013, une adolescente de 13 ans a été agressée sexuellement par plusieurs hommes, âgés de plus d'une vingtaine d'années. Sachant que sa mère travaillait la nuit, ils sont venus la chercher le soir chez elle en lui faisant croire qu'ils allaient lui acheter un téléphone portable. Ils l'ont emmenée au restaurant, hors de la ville, avec l'intention de la violer ensuite à tour de rôle. Deux l'ont fait. Le troisième agresseur, un policier et proche de la famille, ne l'a pas violée car elle avait perdu connaissance. La jeune victime a été abandonnée la nuit, en ville. Un procès a eu lieu, le juge a estimé que la fillette avait "consenti" à partir avec ces hommes, insistant sur un petit détail, à charge selon lui, la jeune fille avait déjà eu des rapports sexuels, selon des témoins. Elle n'était donc pas vierge, ce qui en Arménie revient à dire qu'elle était déjà coupable.
Les deux violeurs ont été condamnés respectivement à 2 ans de prison et un an et demi, le troisième à quelques mois. "On a eu aussi le cas d'une fillette âgée de 6 ans, ou encore le cas d'un professeur qui depuis 25 ans agressait et violait ses élèves", confie la psychologue, d'une voix froide, celle d'une personne impuissante face à l'ampleur du phénomène. "Dans leurs questions, les policiers supposent d'abord que ce sont les victimes qui ont fait quelque chose qu'elles ne devaient pas faire. 'Est-ce que tu avais bu avant ? Pourquoi n'as-tu pas compris qu'en t'offrant un verre d'alcool, il voudrait ensuite avoir des rapports sexuels avec toi?' Je dois aussi parler avec les parents pour leur expliquer de quoi il s'agit, quand on parle de violence sexuelle. Il faut alors que je leur fasse comprendre que leur enfant n'est absolument pas coupable ! Je les prépare également à ce que vont dire les médias, qui souvent rapportent les faits en visant la victime."
Arrive alors une jeune femme, brune, cheveux courts, joliment maquillée, les yeux noirs, très élégante avec ses sandales à talon et dans sa robe jaune safran. Sur ses épaules, noué un peu de travers, un foulard cherche à cacher un large pansement. Elle vient de se faire opérer. Encore une fois. Stigmate de l'attaque perpétrée il y a trois ans par le père de son petit garçon. Il a tenté de la tuer avec une hache. Une survivante. Takouie, c'est son prénom, signifie "reine" en arménien. Son nom ne sera pas ici dévoilé.
Elle s'assoit avec la psychologue, qu'elle connaît bien. Face à la caméra, son regard ne défaille pas, elle nous raconte son histoire.
Séparée du père de son enfant, une guerre les oppose pour sa garde. L'homme est violent. Un soir, il témoigne dans une émission de télévision, du type de celles où des anonymes sont invités pour y raconter leur vie, "Les fenêtres entrouvertes", pour réclamer son fils. Une femme psychologue sur le plateau invite par écran interposé la mère à abdiquer, pour le "bien du petit". C'en est trop pour Takouie, qui à son tour décide de prendre la parole publiquement pour donner sa version. Il va alors lui tendre une embuscade. Un jour, il se cache dans la cour de son domicile et l'attend, hache à la main. Takouie arrive, mais elle n'est pas seule, ses parents sont avec elle, ainsi que son fils, âgé d'un an. Sa mère est tuée, son père a les doigts coupés, et la jeune femme réchappe de justesse à la mort, la gorge entaillée, et avec de multiples blessures. La scène se déroule sous les yeux de l'enfant. Leur enfant.
"Il n’en parle pas, il ne revient pas sur ça. Il est tellement mature pour ses quatre ans. Imaginez, quand je n'arrive pas à enlever mes habits à cause de mon problème de bras, il arrive en courant et me demande si je veux de l'aide", raconte Takouie.
Parfois dans la rue, quand on marche ensemble, il va tenir la main d'inconnus et les appelle papa.
Katouie
Elle nous confie aussi que pour le moment, son petit garçon ne pose pas de questions sur son père, aujourd'hui toujours en détention, "c’est mon père qu’il appelle papa. Probablement parce que je l’appelle papa, moi aussi, mais c'est son grand-père. Parfois dans la rue, quand on marche ensemble, il va tenir la main d'inconnus et les appelle papa".
Ses yeux se mettent soudain à briller plus, "Et que faites-vous à ce moment-là", lui demande la psychologue. "Mes larmes montent", souffle-t-elle. Notre confrère derrière l'objectif ne la filmait pas à cet instant précis. Il se trouvait derrière elle pour ce qu'on appelle un plan de coupe en langage télé. Tant mieux. Le but n'est pas de voir les larmes mais d'essayer de comprendre pourquoi Takouie a réussi à briser le silence.
"Je voudrais que beaucoup de monde entende. Beaucoup de femmes ont peur de parler, d'exprimer leur douleur, en croyant que ce sera pire pour elles après. Beaucoup craignent que leurs parents ne les accueillent plus chez eux. Elles se sentent faibles car elles ne sont pas affirmées. Elles n'ont jamais travaillé. Elles se sont mariées, elles pensent qu'elles ne peuvent rien faire", explique-t-elle, "Je parle pour que les femmes se sentent plus fortes, qu'elles arrivent à défendre leurs droits. Qu'elles voient que la vie est belle, et qu'elles avancent".
Le procès de son agresseur est en cours. Il pourrait être condamné à la perpétuité, en tout cas c'est l'espoir de Takouie. Mais les audiences ont pris du retard. Des fois parce que l'avocat n'est pas là, d'autres parce que le juge est lui aussi indisponible...
Malgré ses nombreuses séquelles, Katouie a pu reprendre une activité professionnelle. Diplômée comme peintre designer, pour l'instant elle travaille comme esthéticienne et coiffeuse. Aujourd'hui, Katouie n'a plus peur pour elle, mais pour son enfant, "en même temps, je n'ai pas de problème si plus tard il souhaite voir son père, aller lui rendre visite en prison, un enfant ne nous appartient pas". Nous lui demandons alors si un jour elle peut penser pardonner. "Je lui ai déjà beaucoup pardonné, mais il a tué ma mère, il a touché quelqu'un de sacré, mais si je parle de lui aussi tranquillement, c'est parce que c'est le père de mon enfant".
Et l'avenir, comment le voit-elle ? "Dans des couleurs vives", répond-elle, souriant à nouveau ... dans sa robe jaune safran.