Artemisia Gentileschi, peintre des femmes et de la violence

Au début du XVIIe siècle, Artemisia Gentileschi fut l'une des rares femmes à peindre des nus, à vivre de son art et à rayonner dans toute l'Europe de son vivant. Une exposition lui est consacrée, qui laisse transparaître la violence des agressions sexuelles subies dans sa jeunesse et la résilience qui lui a permis de les surmonter.

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Artemisia Gentileschi en Sainte Catherine

Image extraite du l'autoportrait d'Artemisia Gentileschi, en sainte Catherine d’Alexandie, 1615-1617, National Gallery de Londres. 

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Artemisia Gentileschi a 17 ans lorsqu'elle signe son premier tableau, Suzanne et les Vieillards. Quelques mois plus tard, elle est violée dans la maison familiale par un peintre et collègue de son père, Agostino Tassi, qui refuse d’épouser la jeune fille en guise de réparation. S'ensuit un procès, dont les actes sont conservés dans les archives, qui nous apprennent qu'elle est torturée – elle a notamment les doigts broyés – pour attester de la véracité de ses accusations, rappelle Pierre Curie, commissaire de l'exposition que lui consacre le musée Jacquemart-André à Paris jusqu'au 3 août 2025.

Suzanne et les vieillards

Suzanne et les vieillards par Artemisia Gentileschi, 1610.

akg-images / MPortfolio / Electa

Au fil de l'exposition, une destinée

Née en 1593, Artemisia Gentileschi fait l'objet d'une rétrospective inédite par son ampleur et qui éclaire d'un nouveau jour son destin tragique. Une quarantaine de tableaux et quelques dessins, de nombreux venus de l'étranger, sont présentés par thème. Ils retracent un parcours marqué par ses débuts à 16 ans dans l'atelier de son père, Orazio Gentileschi, à Rome, son émancipation progressive sous l'influence du Caravage, maître du clair-obscur au réalisme cru, et la violence de sa propre histoire.

L'exposition s'ouvre sur plusieurs grands tableaux de son père et d'elle-même commandés par les cours de France et d'Angleterre, ainsi que sur une copie du plafond qu'elle l'a aidé à achever dans la Maison de la Reine à Greenwich, près de Londres, entre 1638 et 1640. "Elle part du modèle de son père et adopte le caravagisme, avant de se lier aux artistes napolitains et d'adopter aussi leur style, dans une sorte de versatilité et d'adaptabilité qui sont peut-être une résilience", avance Pierre Curie.

Une remise à niveau de tout ce qu'on peut penser de cette artiste, longtemps considérée comme la fille de son père. Pierre Curie

Intitulée Artemisia, héroïne de l'art, la rétrospective est "une remise à niveau de tout ce qu'on peut penser de cette artiste, longtemps considérée comme la fille de son père, selon Pierre Curie. On a découvert énormément de tableaux dans les dix dernières années, les attributions s'affinent et on comprend mieux sa place dans la diffusion du caravagisme. La découverte de documents permet aussi de mieux comprendre la complexité de son parcours", ajoute-t-il.

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Nus au féminin

Rare femme peintre à représenter des femmes nues à son époque, Artemisia Gentileschi joue avec sa propre image à travers ses autoportraits, dont elle accentue la sensualité par des postures et des scènes théâtrales. Les gestes sont presque cinématographiques et les personnages très expressifs, qu'il s'agisse d'un sourire mélancolique, d'une colère ou d'une extase, jusqu'à une forme d'érotisme morbide. Elle dote ses modèles d’un pouvoir de séduction unique dont elle a bien conscience ; les nus féminins peints par une femme étaient à l’époque rares et très recherchés par les amateurs d’art.

L'artiste n'hésite pas non plus à représenter l'action violente, telles Judith et sa servante, portant nonchalamment la tête du général Holopherne décapité dans un panier, ou Yaël et Sisera, où l'héroïne biblique s'apprête à fracasser la tête du général oppresseur à l'aide d'un burin.

Artemisia Gentileschi Yaël et Siséra

Yaël et Siséra par Artemisia Gentileschi, 1620.

Szépművészeti Múzeum, Budapest

Le procès

En 1611, le peintre Agostino Tassi viole la toute jeune Artemisia. Un an plus tard, son père porte plainte pour sauver son propre honneur et permettre à sa fille de poursuivre son travail d'artiste. Le procès va passionner Rome pendant neuf mois, un procès humiliant pour la jeune femme qui doit subir, outre les interrogatoires et les confrontations honteuses, la torture des "sibylles", ces lacets qui broient les doigts (comme les prophétesses du même nom, ils sont censés vous faire dire la vérité). À l’issue de cette procédure sordide, Tassi sera condamné mais ne purgera pas sa peine, toujours protégé par de puissants mécènes, rappelle le site connaissancedesarts

 Judith décapitant Holopherne

Artemisia Gentileschi, et Abra avec la tête d’Holopherne, vers 1607-1610, huile sur toile, 130 x 99 cm, Rome, collection Fabrizio Lemme. 

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Héroïsme au féminin

Des grands formats aux portraits, des objets aux plissés et transparences des étoffes et carnations, sa maîtrise de la technique associée à un sens aigu du détail permettent à cette personnalité hors du commun - musicienne et poète à ses heures - un traitement sans équivalent de la figure féminine. 

Sa Vierge à l'Enfant s'apprête ainsi à donner un sein, très réaliste, à un nourrisson agité. Ses autres modèles sont souvent des héroïnes bibliques et littéraires, qu’elle représente avec une rare empathie, telles Judith et Yaël, la Romaine Lucrèce ou l'Egyptienne Cléopâtre, violentes ou victimes de violences. 

Une belle main qui manie si bien le pinceau et la plume qu’elle confère l’immortalité.Pietro della Valle

La scène monumentale d’Esther et Assuérus du Metropolitan Museum de New York est un autre exemple significatif de l’importance de cette thématique de l’héroïsme au féminin dans l’œuvre d’Artemisia Gentileschi. 

Esther et Assuérus

Esther et Assuérus par Artemisia Gentileschi, vers 1628.

The Metropolitan Museum of Art

Femme savante

Aujourd’hui, avec l’émergence d’une histoire de l’art féministe, la figure d’Artemisia Gentileschi continue de fasciner. À son époque, il était difficile pour les femmes aspirant à devenir peintres de surmonter les limites imposées à leur sexe. 

Dans des circonstances très contraignantes, Artemisia, presque illettrée dans sa jeunesse, réinventant son style et se réinventant elle-même à plusieurs reprises, finit par être considérée comme une savante, détentrice d’une "belle main qui manie si bien le pinceau et la plume qu’elle confère l’immortalité", selon son contemporain Pietro della Valle. Elle entretient au cours de sa vie une correspondance nourrie avec des personnalités importantes, des souverains, notamment François Ier d’Este, duc de Modène, ou encore des hommes de science, comme Galilée et Cassiano dal Pozzo.

 joueuse de luth

Autoportrait en joueuse de luth d'Artemisia Gentileschi, vers 1615-1618.

Wadsworth Atheneum Museum of Art

Le talent au service de l'indépendance

Artemisia Gentileschi sut tirer parti de son talent et de son intelligence pour gagner une indépendance exceptionnelle, et pour laisser à la postérité un formidable héritage, par l’exemple même de sa vie et de son œuvre. 

Vénus endormie

Vénus endormie par Artemisia Gentileschi, vers 1626.

Virginia Museum of Fine Arts

Sa personnalité audacieuse et entreprenante ne correspondait en outre certainement pas aux attentes de la société de son époque, et si sa condition féminine n’est pas déterminante dans l’appréciation de son œuvre, Artemisia Gentileschi n’en était pas moins en contact avec des personnalités et des milieux qui débattaient la place des femmes dans la société. Farouchement indépendante, volontaire et habile dans ses affaires, elle a tracé son propre chemin, nous laissant une peinture brillante, séduisante et dont la puissance gagne à être redécouverte.

Elle se fera un nom à part entière au sein d'un milieu extrêmement masculin, avant de tomber dans l'oubli... Pierre Curie

Des Médicis au duc de Bavière ou au roi d'Espagne, Artemisia Gentileschi "se fera un nom à part entière au sein d'un milieu extrêmement masculin, avant de tomber dans l'oubli en même temps que la peinture caravagesque dans la deuxième moitié du XVIIe siècle", souligne le commissaire d'exposition. Une série de petits portraits dessinés d'artistes européens masculins résidant à Rome en 1620 la montre dotée d'une moustache et déguisée en homme, semblant parfaitement intégrée à ce groupe. 

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Mariée un temps, l'artiste a eu quatre enfants, dont seule une fille survivra. Artemisia est mentionnée dans les archives romaines comme le "chef de famille" d’un foyer comprenant sa fille et deux domestiques. Après 1622, elle vit séparée de son mari. 

Après avoir vécu à Rome, la peintre a habité à Florence, avant de revenir dans sa ville natale puis de gagner Venise de 1626 à 1629 et Naples de 1630 à 1638. C'est là qu'elle terminera sa vie, après un passage à Londres de 1638 à 1640, mourant vers 1656, probablement de la peste.

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