Art et engagement

Artistes et autochtones : la création comme arme politique

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Yuwey et Kassia Borges

Rencontre avec les femmes artistes autochtones, Yuwey et Kassia Borges, lors d'un événement organisé à Paris sur le thème "Vers des féminismes autochtones contemporains ?", en décembre 2024.

©Louise Pluyaud/Terriennes
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Kássia Borges Karajá, Yuwey et Keywa Henri : pour ces trois militantes autochtones – franco-brésilienne ou de Guyane française –, l’art est une voie d’affirmation et de revendication. Rencontre.

"Très tôt, je me suis rendu compte que, pour moi, l’art ne consistait pas seulement à créer des objets ou à peindre une toile, mais qu’il devait porter un message", lance Kássia Borges Karajá, artiste militante autochtone brésilienne.

Rendre visibles les artistes femmes d’hier et aujourd’hui, c’est l’objectif de AWARE. En collaboration avec l’Espace Kracjberg, cette association qui fête en 2024 ses dix ans a organisé mi-décembre une résidence sur le thème "Vers des féminismes autochtones contemporains ?"

Aujourd’hui la résistance ne se fait pas sans les femmes. Kássia Borges Karajá

Rendez-vous à la Villa Vassilieff – ancien atelier de l’artiste russe Marie Vassilieff (1884-1957) devenu un laboratoire de recherches à l’initiative de l’association Archives of Women Artists, Research & Exhibitions (AWARE) – Kássia Borges Karajá y évoque sa vision de l’art : "Si pendant longtemps, les hommes ont été au devant des luttes autochtones, pour défendre leur culture et leur territoire, aujourd’hui la résistance ne se fait pas sans les femmes. Ces résistantes sont souvent très jeunes, créatives, et deux d’entre elles sont à mes côtés."

Telles deux héritières de l’artiste brésilienne du peuple Karajá, Yuwey et Keywa Henri, de Guyane française, ont elles aussi fait de l’art une arme et le porte-parole de peuples à la créativité sans frontières. Rencontres. 

Kássia Borges, artiste plasticienne brésilienne du peuple Karajá

Sur Internet, "c’est Kássia Borges, mais ce n’est plus mon nom", précise d’emblée cette femme aux regard pétillant, des cheveux noirs en cascade. C’est le nom de son ex-mari. Et en réalité, son peuple se nomme Iny, et pas Karajá, comme l'appellent les non-autochtones du Brésil, où elle réside.

Notre culture et notre territoire étaient spoliés et opprimés. J’ai commencé à reproduire cette oppression dans mon art en écrasant mes céramiques. Kássia Borges, artiste plasticienne, du peuple Karajá

Tout au long de sa trajectoire artistique, Kássia a dû s’imposer. Quand elle était étudiante en arts appliqués, à l’université, les professeurs ne voyaient pas en elle une artiste "car ma façon de créer était extrêmement différente de ce qu’ils étaient habitués à voir de l’art occidental." Dans les années 1980, "ça n’existait pas d’être artiste contemporain autochtone. On était dans la case "artisans"".

Kássia Borges

Kássia Borges, lors de notre rencontre le 19 décembre 2024 à Paris. 

©Louise Pluyaud/Terriennes

L’artiste se joue des codes et crée ses premières "corps-peaux" : des céramiques recouvertes de peintures corporelles traditionnelles. Les poteries Karajá sont inscrites au patrimoine immatériel de l’Unesco. "Notre culture et notre territoire étaient spoliés et opprimés. J’ai commencé à reproduire cette oppression dans mon art en écrasant mes céramiques." Les morceaux sont ensuite marqués d’empreintes de doigts "pour montrer que malgré cet écrasement, les peuples autochtones résistent."

Oeuvres céramiques de Kássia Borges

S’appuyant sur sa connaissance de la poterie traditionnelle de son peuple Iny, Kássia Borges utilise principalement l’argile pour ses créations contemporaines. Ses travaux de recherches portent sur l’origine, la femme et la généalogie.

©Louise Pluyaud/Terriennes

Petit à petit, les créations de Kássia deviennent monumentales. Une façon détournée pour l’artiste brésilienne de récupérer le territoire et d’amener dans l’espace la présence de son peuple, en particulier des femmes autochtones : "Elles sont les premières victimes des colons et des orpailleurs illégaux qui, encore aujourd’hui, les violent et procèdent à de nombreux crimes sur elles.3

Ses oeuvres sont les témoins de leurs souffrances et de leur résilience. Première femme à intégrer en 2015 le collectif militant d’artistes autochtones MAKHU, cette artiviste "met le féminin à l’honneur". En tant que commissaire d’exposition au Musée d’art de Sao Paulo (MASP), elle soutient l’émergence – notamment grâce aux réseaux sociaux – de jeunes et prometteuses artistes autochtones qui questionnent avec créativité leur identité et portent en elles "des graines de résistance".

Kássia Borges

Oeuvres céramiques de Kássia Borges.

©Kassia Borges

Yuwey Henri « Yuu », poétesse franco-brésilienne, du peuple Kali’na Tɨlewuyu

En France aussi, il y a des peuples autochtones. On en compte six en Guyane, département français depuis 1946, situé Outre-Atlantique, "et que peu de personnes savent placer sur une carte", regrette cette trentenaire, arrivée dans l’Hexagone après un bac Littéraire pour suivre ses études universitaires.

Yuwey, poétesse Kali'na

Yuwey cherche un éditeur pour ses poèmes. Jusqu’à présent, seules deux personnes Kali’na ont été éditées en leurs noms, deux femmes, Mireille Ho-Sack-Wa Badamie, docteure en Langues et Culture, 2020). Ainsi que l’écrivaine française et présidente du Collectif des Premières Nations, Éléonore Kadi Johannes. Son roman La légende de Kalali (éd. du Mahury, 2023).

©Louise Pluyaud/Terriennes

"La nationalité française a été imposée à mon peuple en 1969. Mon père a été arraché à sa famille pour être 'éduqué' dans les homes indiens des pensionnats catholiques financés par l’Etat, où il était interdit de parler sa langue maternelle et pratiquer sa culture. Ma génération parle surtout le français et a dû s’intégrer dans ce système républicain omnipotent. Mais il n’y a aucune trace de mon peuple dans les manuels d’Histoire. Etre Kali’na aujourd’hui en Guyane française et surtout en France, c’est ne pas exister", raconte-t-elle.

Et lorsque l’étudiante affirme être Kali’na, à Paris on la regarde avec interrogation. Yuwey y fait aussi l’amère expérience du racisme : "On ne loue pas à des gens de couleur. Sans parler des blessantes dénominations d’'Indienne' ou 'Amérindienne'".

Les paroles sont violentes. Mais de cette violence naît sa résistance et son devoir de "parler pour nous-mêmes, les Kali’na. Sans que d’autres le fassent à notre place." La lutte commence par "désapprendre" puis se remplir de mots nouveaux.

J’écris pour les générations futures. Et pour les Kali’na qui, lorsqu’ils viendront ici en France, ne pensent pas comme moi il y a quinze ans : "Je n’existe pas". Yuwey Henri « Yuu », poétesse du peuple Kali’na Tɨlewuyu

Les poèmes de Yuwey traversés de différentes langues – français, portugais, kali’na, wayana ainsi que d’autres langues autochtones – expriment l’urgence de préserver une culture traditionnelle étouffée par la colonisation. C’est un cri pour exister et une quête d’identité. La poétesse l’espère : "J’écris pour les générations futures. Et pour les Kali’na qui, lorsqu’ils viendront ici en France, ne pensent pas comme moi il y a quinze ans : "Je n’existe pas". Mais qu’ils se disent fièrement en découvrant un de mes textes : "Tiens, je sais qui l’a écrit, et c’est pour moi.""

Extrait du poème Kɨmomossaton Elobo

Extrait du poème Kɨmomossaton Elobo ("Je vous attends ici") écrit en Kalin’a, Wayana et français de Yuwey Henri.

© Image : Animation de Keywa Henri

Keywa Henri, artiste du peuple Kali’na Tɨlewuyu

Si pour sa grande sœur Yuwey, les mots sont des armes, pour Keywa, les images parlent d’elles-mêmes. Cette artiste non-binaire engagée est bien ancrée dans sa génération et use d’outils visuels – qu’ils soient traditionnels ou technologiques – pour questionner ses identités, à commencer par son langage.

C’est une réflexion sur le poids des langues et la façon dont elles nous traversent. Keywa Henri, artiste du peuple Kali’na Tɨlewuyu

Les langues peuvent nous enfermer, mais elles sont aussi fluides et mouvantes, sujettes au contrôle et à l’aléatoire, comme le suggère SAMPLE, un travail d’animation avec des encres colorées. "C’est une réflexion sur le poids des langues et la façon dont elles nous traversent", précise sa créatrice, actuellement en résidence à la Cité Internationale des arts de Paris.

Keywa Henri

Keywa Henri, artiste autochtone de la Guyane française.

©Louise Pluyaud/Terriennes

Dans le cadre du Programme Ondes 2023, à destination des artistes ultramarins français, Keywa élabore un nouveau projet. "Intitulé Wossa la’a ("Je reviens", en kali’na), il prend sa source dans la période des "zoos humains"» en 1882 et 1892, où, à Paris, des personnes Kali’na ont été exhibées. Certaines sont revenues mais d’autres sont décédées sur le territoire hexagonal. Leurs corps ont été "donnés" à la science ou reposent entre les murs du Musée de l’Homme. L’association Moliko Alet+ Po milite pour les faire rapatrier et les enterrer dignement sur leurs terres natales.

Oeuvre de Keywa Henri

SAMPLE, animation de Keywa Henri. Keywa organise un open studio à la Cité Internationale des Arts le 17 janvier 2024 à partir de 18 h pour montrer son projet en cours Wossa La’a.

©Keywa Henri

"L’art est politique", revendique cette pionnière qui est devenue la première artiste Kali’na Tɨlewuyu à être diplômée des Beaux-Arts de Lyon. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps ? "L’Histoire de l’art qui, pendant longtemps, s’est construite sur une vision occidentale de l’art, ne considérait pas la façon de penser ou de créer des peuples autochtones comme tel. Mais les regards changent. Nous occupons de plus en plus l’espace artistique contemporain car nous avons toujours été là. Nous avons toujours résisté."

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