Assassinat de Boris Nemtsov, cherchez la femme

Lorsqu'il a été exécuté dans la nuit du vendredi 27 février, Boris Nemtsov n'était pas seul. Il marchait aux côtés de Anna Douritskaïa, une jeune femme de 23 ans, qui est sortie indemne de la fusillade. Il n'en fallait pas plus pour que les journaux moscovites pointent un doigt accusateur vers la compagne du moment de l'opposant.
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Anna Douritskaïa
Anna Douritskaïa, photographiée dans une agence de mannequins russes
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Evoquer l'assassinat de Boris Nemtsov dans Terriennes, voici qui peut sembler incongru. Et pourtant, il y a bien une donnée "genre" dans cette tragique affaire, avec la chasse au témoin capital, une femme emportée bien malgré elle dans la tempête médiatique et politique.  Il faut dire que la synthèse biographique est presque trop belle pour être vraie : Anna Douristkaïa, 23 ans, ukrainienne, mannequin, maîtresse d'un politicien en vue, à peine revenue de Suisse où elle était allée se faire avorter, conséquence de sa liaison avec l'élégant Boris Nemtsov, 50 ans, ex ministre, et opposant patenté à Vladimir Poutine. Désormais, on sait tout ou presque d'elle.

Dans les minutes qui ont suivi le crime perpétré sous les tours du Kremlin, au bord de la Moskva, les commentaires ont commencé à crépiter. Des intellectuels ont aussitôt insisté sur le climat instauré par le président russe : ultra-nationalisme, dénigrement systématique des dissidents, propagande anti ukrainienne et occidentale. Mais dans le même temps, les sites et journaux relayaient les possibilités étayées par les enquêteurs. Et au premier rang de celles-là, le mystère de la compagne de tragédie, avec ces qualificatifs porteurs à eux seuls de culpabilité : ukrainienne, jeune, mannequin, avortée.

Trop belle et trop peu russe pour être innocente


Ainsi les Izvestia (Les Nouvelles), ce quotidien au nom mythique, derrière lequel se profile la révolution de 1905 et la révolte des marins de Kronstadt, après avoir traversé la perestroïka derrière Mikhaïl Gorbatchev, publication survivante du passé rangé aujourd'hui derrière le Kremlin quelqu'en soit son maître, ont-t-elles dès 2h du matin le 28 février proposé au rang des coupables possibles, et au sommet de la liste, la piste privée, aimablement fournie par les enquêteurs  : "la fille avec laquelle se trouvait Boris Nemtsov au moment de sa mort - de nationalité ukrainienne. Comme nous l'avons déjà signalé, elle venait de voyager de Moscou en Suisse pour se faire avorter. Boris Nemstov était-il son seul partenaire se demandent les enquêteurs, qui a un très haut niveau, affirment qu'ils ne peuvent exclure cette piste d'un conflit intime." On note au passage qu'avec la récente politique familiale lancée pour empêcher la dénatalité galopante, il devient très difficile de pratiquer une IVG dans ce pays qui fut pourtant le premier à adopter une loi légalisant le droit à l'avortement... en 1919, sous l'impulsion d'Alexandra Kollontaï, alors Commissaire du peuple, chargée des questions de santé.


La chasse était lancée. Un déferlement a suivi et nous n'ignorons plus rien de cette très jeune femme, qui s'est terrée chez des amis après le crime, avant de solliciter l'aide du consulat ukrainien pour pouvoir repartir au plus vite à Kiev, ainsi que l'expliquait immédiatement son avocat, en indiquant aux journalistes que ce n'était pas la peine d'insister pour une interview.

Je veux rentrer chez moi

Quelques heures plus tard cependant, la recluse rompait sa retraite via skype, pour l'agence Reuters. Elle venait d'apprendre que les besoins de l'enquête exigeaient sa présence à Moscou. Ce qui, vu d'ici, ne semble pas superfétatoire, même si l'on peut comprendre le désir de la demoiselle de rentrer fissa chez elle... Extraits du dialogue avec le journaliste américain :

"D'où le tueur a-t-il surgit ?
- Je ne sais pas, parce que tout est arrivé derrière moi. Quand je me suis retournée, j'ai vu la lumière d'une voiture, mais je ne sais pas de quelle marque et je n'ai pas vu les plaques. J'ai été interrogée jusqu'à ce matin.
- Où cela ?
- Je ne me souviens plus...Je ne suis que témoin. Je ne comprends pas pourquoi je dois rester en Russie, je veux retourner chez ma mère, qui est malade et dans un mauvais état psychologique.
"

Pourtant cette mère malade, et en si mauvaise condition mentale, Inna Douitskaïa se confie complaisamment à tous ceux qui demandent : et oui, elle savait que sa fille entretenait une liaison depuis un an et demi avec Boris Nemtsov. Et non, elle n'approuvait pas cette union avec un homme de trente ans plus âgé que sa fille, mais après elle a finalement accepté ce choix. Et oui, Anna se rendait trois fois par mois à Moscou rejoindre son homme. Et oui, elle peut affirmer que c'est Boris Nemtsov qui a exigé qu'Anna ne garde pas l'enfant.

Le déballage se poursuit donc : un ex petit ami est sollicité - il est plutôt sympa et affirme qu'Anna n'était pas intéressée par la fortune de Boris Nemtsov. Mais le pire est à venir. Les sites Internet relaient les uns après les autres des informations aussi capitales que les mensurations de l'aspirante mannequin.

Rêves de jeune femme si ordinaire


Sous le titre "Anna Douritskaïa rêvait d'être top modèle, mais n'était qu'une petite assistante dans une agence de mannequins", une biographie exhaustive, et à charge, est publiée le dimanche 1er mars par le Moskovskii Komsomolets, l'un des quotidiens à grand tirage russe (1 million d'exemplaires par jour), lui aussi héritage de la révolution d'octobre, et pourtant aujourd'hui connu pour ne pas être béni oui oui avec le pouvoir. On y apprend donc que ce "témoin capital" a étudié l'économie à Kiev, qu'elle y a terminé un mémoire assez peu érotique sur "Comptabilité et audit", qu'en même temps que ces études, elle a cherché à se produire comme mannequin, et que pour cela elle se serait rapprochée du sulfureux Piotr Listerman, moitié gourou, moitié mafieux, organisateur de rencontres entre de très jeunes Russes et des riches hommes d'affaires occidentaux, mêlé à de sombres scandales de détournements de mineures. Interrogé par les limiers de Moskovskii Komsomolets, l'oligarque a répondu qu'il avait la mémoire brouillée au sujet de Anna Douritskaïa.


La piste privée - cherchez la femme - essaime désormais au delà des frontières : le très chic New York Observer américain s'interroge très sérieusement  : "la vie compliquée et romantique de Boris Nemtsov pourrait bien être la clé de sa mort". Le Kremlin pourrait élever une statue aux clichés sur la soi-disant âme russe, tant galvaudée à longueur d'articles…

Sur sa page Facebook, "nettoyée" depuis le drame, le 30 janvier 2012, bien avant sa rencontre avec Boris Nemtsov, elle avait écrit : "seul un sentiment profond pourrait me pousser à me marier, et c'est pour cela je risque de rester vieille fille". Cet afflux de détails sur cette si jeune femme, tombée malgré elle dans une histoire trop grande pour ses épaules, aujourd'hui instrumentalisée par les politiques ou commentateurs, incite avant tout à beaucoup de commisération à son égard.

 

Anna Douristkaïa en voiture
Une jeune femme jetée en pâture médiatique et politique
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