Assomption : ces madones "miraculeuses" qui fascinent

Le 15 août, les chrétiens du monde entier célèbrent le jour où la mère de Jésus est "montée au Ciel" à sa mort terrestre. Une fête qui donne lieu à de nombreux pélerinages, d'Italie en Corée du Sud, en passant par la Bosnie. Les représentations de la Vierge Marie drainent les fidèles en quête de miracles, mais suscitent aussi des ferveurs plus mercantiles que catholiques.

Image
Vierge Marie à Medjugorje

La Vierge de Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, un site de pèlerinage pour des millions de fidèles.

©AP Photo/Amel Emric
Partager5 minutes de lecture

Ce 15 août 2023, comme chaque année depuis 1858, des milliers de fidèles participent au pèlerinage de Lourdes, principal sanctuaire de Marie en France. Parmi eux, des centaines de malades en quête d'une guérison à l'emplacement où la mère de Jésus serait apparue à Bernadette Soubirous. Le sanctuaire attire chaque année 6 millions de personnes, dont beaucoup espèrent un miracle.

Guérisons miraculeuses ?

Une invalide qui remarche, un patient rétabli d'un cancer diagnostiqué incurable, un aveugle qui recouvre la vue... Déjouant les pronostics, les guérisons inexpliquées de Lourdes continuent de fasciner les fidèles du monde entier et de questionner la médecine.
 
Marie à Cacica

Prière près d'une statue de la Vierge Marie lors de l'Assomption à Cacica, en Roumanie, le 15 août 2013. La statue se trouve à l'entrée d'une grotte artificielle finalisée en 1936 sous la supervision du prêtre Henryk Wochowski à l'image de la grotte de Lourdes, en France. 

©AP Photo/Vadim Ghirda

Le soixante-dixième et dernier "miracle" de Lourdes reconnu à ce jour par l'Eglise concerne une religieuse, sœur Bernadette Moriau. Atteinte d'une grave invalidité l'empêchant pratiquement de marcher et cause de douleurs épouvantables, elle avait recouvré, en 2008, à 69 ans, toutes ses facultés physiques après un pèlerinage.

"J'ai pris mes fonctions en avril 2009, en juillet elle a frappé à ma porte en me disant : 'Bonjour, je suis guérie'", se souvient Alessandro de Franciscis, médecin et président du bureau des constatations médicales de Lourdes. Il faudra dix ans à l'Eglise pour reconnaître cette "guérison miraculeuse". "Depuis le début de mon mandat, on en a recensé en moyenne 110 cas par an, mais seuls trois ont abouti", précise Alessandro de Franciscis. En 160 ans, près de 8 000 cas de guérisons ont été étudiés.

Une guérison est reconnue miraculeuse  à Lourdes si :

1 • Elle répond à sept critères fondamentaux, étudié par des dizaines de médecins : la maladie doit être grave et reconnue ; la guérison, inexpliquée par aucun traitement, doit être soudaine, instantanée, complète et durable.

2 • Elle est validée par le comité médical international de Lourdes (CMIL), composé d'une trentaine d'experts, qui se réunit une fois par an et doit reconnaître le "caractère inexpliqué dans l'état actuel des connaissances scientifiques" de la guérison.

3 • L'évêque du diocèse où vit l'intéressé.e décide de faire la proclamation canonique du "miracle".

Les cas de Lourdes sont emblématiques, mais la médecine recense d'autres guérisons spontanées, certes extrêmement rares. En 1993, une vaste étude en avait dénombré 1 574 dans le monde entre 1864 et 1992, dont plus des deux tiers concernaient des cancers. "J'ai vu des patients avec des métastases, pour lesquels les chimios ne marchaient pas et puis... subitement, ça a fonctionné et on a obtenu une rémission complète", se remémore Jacques Rouëssé, cancérologue, membre du CMIL et de l'Académie nationale de médecine.

Mystères et hypothèses

Dans le cas des cancers, les médecins hasardent quelques explications : "Pour des malades avec des métastases qui n'évoluent plus en l'absence de traitement, on peut imaginer que des mécanismes immunitaires naturels se mettent en place", capables de provoquer cette rémission, avance Jacques Rouëssé.

De ces cas exceptionnels, la médecine apprend la modestie. Jacques Rouëssé

Pour d'autres pathologies, le mystère reste entier. Parmi les dossiers reçus à Lourdes, le médecin se remémore celui d'un homme aveugle en raison d'une lésion de la rétine liée au diabète. "Le fond d'oeil ne montrait aucune amélioration mais lui voyait de nouveau", rapporte-t-il.

De ces "cas exceptionnels", il a tiré la conclusion que "la médecine apprend la modestie". Certaines maladies a priori incurables trouveront une explication des années après, à la lumière des progrès de la science. "Au 19e siècle, les malades de la tuberculose se pensaient condamné, rappelle Christian Laboisse, professeur émérite de pathologie à l'université de Nantes. "Or, à Lourdes, des plaques témoignent de guérisons spectaculaires; mais on sait maintenant que les cavernes (des lésions au poumon) pouvaient cicatriser".

L'une des explications de l'inexplicable est peut-être le rôle joué par le psychisme: "Lourdes met certainement les malades dans un contexte mental particulier", souligne le médecin qui préfère parler de "guérisons inattendues". Des présomption qui restent en tout état de cause invérifiables par des études scientifiques.

statuettes de la Vierge Marie

Statuettes de la Vierge Marie utilisées pour recueillir l'eau bénite de la fontaine au pied de la grotte de Bernadette Soubirous. En vente dans un magasin de souvenirs de Lourdes, le 28 août 2008.

©AP Photo/Tobias Schmidt)

A Trevignano : l'arnaque ?

En Italie, tous les trois du mois, depuis des années, des centaines de fidèles affluent près de Rome pour y prier la Madone de Trevignano qui, veulent-ils croire, pleure des larmes de sang. Sur un vaste terrain surplombant le lac de Bracciano, se dresse une statue de la Vierge protégée d'une vitrine entourée d'une grande croix peinte en bleu, d'un autel et de bancs en bois. Les fidèles lui attribuent des vertus miraculeuses.

Sanctuaire de Trevignano

Sanctuaire de Trevignano, mi-juin 2023 (capture d'écran d'un reportage de la RAI).

Tout commence en 2016 quand Gisella Cardia, une Sicilienne de 53 ans, revient d'un pèlerinage en Bosnie avec une statuette dans ses valises. Depuis son retour à Trevignano Romano, à 50 km au nord-ouest de la capitale, elle dit l'avoir vue pleurer et multiplier pizzas et gnocchis – comme dans le "miracle de la multiplication des pains" décrit dans l'Evangile.

Celle que les pèlerins surnomment "La voyante", une femme blonde aux allures de Madame-tout-le-monde, prétend aussi avoir la peau marquée par des stigmates, prédit la pandémie de Covid-19 ou la guerre en Ukraine.

Tweet URL

A Trevignano, petite commune touristique et huppée, cette femme et ses prétendus miracles hérissent les habitants qui se disent entachés par une "arnaque géante" et exaspérés par les allées et venues des fidèles.

"Ce qui me fait peur, c'est que si ce n'est pas vrai – ce que je considère comme assez probable – la faiblesse des gens aura été exploitée à un moment où tant de personnes sont fragilisées. Cela m'énerve", confie Maria-Alessandra Conti, retraitée de 72 ans.

Tweet URL

Ferveurs matérialistes 

C'est la finalité financière de l'affaire qui est d'abord pointée du doigt : grâce au succès né du bouche-à-oreille, Gisella Cardia, ex-entrepreneuse condamnée en 2013 pour banqueroute frauduleuse, a fondé une association officiellement vouée à aider les malades. La structure a engrangé un juteux pécule nourri par des dons individuels – un homme a donné 123 000 euros. Mais certains de ces donateurs estiment depuis avoir été lésés.

Tweet URL

[Luigi Avella, théologien, porte plainte contre la "voyante" Gisella Cardia et son mari pour escroquerie : il veut la restitution des 123 000 euros donnés par un fidèle. Depuis trente ans, il documente les mensonges, les fausses figures religieuses de l'Eglise catholique et les voyants-entrepreneurs complices, afin de récolter des fidèles et de l'argent.]

L'affaire s'emballe lorsque Les médias rapportent que le sang sécrété est celui d'un porc, en citant un mystérieux détective privé. Dans la foulée, la justice ouvre une enquête sur Gisella Cardia. Le site de Trevignano risque aujourd'hui la démolition.

Tweet URL

[Le Conseil d'État rejette le recours de l'association de la #mère de #Trevignano : les fidèles qui croient à ces apparitions peuvent continuer à se recueillir, mais les structures non autorisées du sanctuaire dédié à la #Madone doivent être démolies.]

Rattrapé par l'ampleur du dossier, le diocèse a créé une commission d'enquête. En attendant ses conclusions, l'évêque a demandé aux fidèles d'éviter de participer aux rassemblements et aux prêtres de ne pas s'exprimer sur le sujet : "Trevignano ne doit pas être compté parmi les apparitions", tranche le père Salvatore Perrella, théologien et président de l'association mariologique de Rome. "Nous savons depuis un moment que cette soi-disant voyante n'est absolument pas fiable."

En dépit du scandale, l'association de la Madone appelle à de nouveaux rassemblements : "N'écoutez pas les rumeurs, exhorte un responsable. Aujourd'hui, les fake news sont partout."

Science vs croyance

La seule affaire officiellement reconnue comme miraculeuse par un pape, avec un message de Pie XII, est celle des lacrimations de la Vierge des larmes à Syracuse, en Sicile, en 1953. Depuis, les cas de statues de la Vierge en larmes sont légion.

Tweet URL

Le phénomène des Vierges aux larmes de sang a même été porté à l'écran en 2018 par une série à succès de Niccolò Ammaniti initutlée Il Miracolo ("Le miracle").

Si le pape François a lui-même mis en garde, lors d'un entretien à la Rai, contre certaines "apparitions", dans une allusion à peine voilée à la Vierge de Trevignano, Jean-Paul II avait, lui, été sensible à une Madone aux caractéristiques similaires. Celle de Civitavecchia où, en 1995, une famille affirmait que sa statuette en plâtre versait des larmes de sang.

Ici, des analyses ont montré que les sécrétions provenaient de sang d'homme. Les propriétaires masculins de la statuette ont toujours refusé de se soumettre aux tests ADN. Mais la ferveur inédite suscitée par cette affaire, jamais officiellement reconnue par le Vatican, est restée intacte.

Sur les murs en pierre de l'église nichée dans une zone boisée en marge de cette ville portuaire au nord de Rome, les visiteurs découvrent des photos de la Madonnina (petite Vierge) aux joues rougies par le sang. Des tentes ont été érigées pour accueillir davantage de fidèles. Un commerce ambulant vend chapelets, images, icônes et autres objets de dévotion.

Tweet URL

Saintes madones de Medjugorje

Civitavecchia n'est qu'à une heure de route de Trevignano, mais le principal point commun entre leurs deux madones se situe de l'autre côté de la mer Adriatique : les deux statuettes proviennent de Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, célèbre pour son sanctuaire marial. Dans cette localité, située à 200 km au sud de Sarajevo, une statue de la Vierge Marie marque le site où six jeunes de la région disent avoir eu des visions régulières en 1981. Même si le Vatican n'a pas officiellement reconnues ces apparitions, les fidèles y croient et Medjugorje accueille chaque année deux millions de pèlerins.
Tweet URL

Depuis 1981, les statuettes de Medjugorje destinées aux pélerins sont fabriquées avec de la poudre de pierre mélangée à des résines synthétiques réputées pour leur résistance. Dans l'atelier d'Ivan Perutina, 20 ouvriers en confectionnent chaque jour environ 400, dont certaines sont exportées en Croatie, en Pologne, au Portugal et en Italie.

Le gérant de cette entreprise familiale raconte avoir entendu "certaines choses sortant de l'ordinaireComme lorsque l'un de ses clients au Portugal lui a rapporté que des odeurs de lavande et de rose se dégageaient de la statuette. "Nous n'y avons mis aucun additif", assure-t-il. Un ouvrier explique que les statuettes de petit format n'ont pas de cavité intérieure qui pourrait permettre de les truquer. Pourrait-on en fabriquer de manière trompeuse pour faire croire au miracle ? "Mais non ! Que Dieu nous préserve de ça !" s'exclame Ivan Perutina.

Ailleurs dans le monde

Au-delà des frontières italiennes, de Naju, en Corée du Sud, à l'île française de la Réunion, de nombreux cas similaires ont été rapportés, de statues sécrétant de l'eau, de l'huile ou du parfum. Des pèlerinages ont également lieu en Pologne, en Croatie, en Italie, en Amérique latine, aux Philippines, en Afrique... L'Eglise affirme que certains phénomènes sont "scientifiquement inexplicables".

Tweet URL

Les scientifiques apportent des explications rationnelles : condensation de l'air, vernis qui suinte, différence de densité, réaction chimique de la peinture à l'humidité... Cependant, "la science ne suffit pas à remettre en cause les croyances", souligne Romy Sauvayre, sociologue des sciences et des croyances au Centre national français de la recherche scientifique (CNRS). "Dès l'instant où certains ont le sentiment d'avoir ressenti, d'avoir vu, pour eux c'est une preuve irréfutable. Le scientifique peut leur dire tout ce qu'il veut, ils ne le croiront pas."

Tweet URL

Observatoire international

Dans ces affaires, l'Eglise catholique reste très prudente et laisse chaque diocèse se prononcer au cas par cas. "On ne peut absolument pas fonder la foi sur la crédulité populaire, prévient le père Salvatore Perrella. Le Vatican, précisément parce qu'il a l'expérience de ces situations, est très rigoureux".

En avril 2023, un Observatoire international des phénomènes mystiques liés à Marie a été créé afin d'analyser les différents cas attendant d'être authentifiés. Cette structure a pour vocation d'aider les évêques car "beaucoup ne savent pas comment aborder le sujet", explique son président, le père Stefano Cecchin.

Tweet URL

Il y a tout un protocole à suivre, souligne sa directrice, sœur Daniela del Gaudio. Avant de voter, "la commission interroge les différents protagonistes – voyants, témoins... Elle procède de manière scientifique : il y a des médecins, des avocats, chacun avec ses propres compétences. Il faut aussi analyser la moralité des voyants, leur état physique et psychique." 

Les périodes de crise, de guerre, de désinformation, de complotisme ou de platisme favorisent la fascination pour ce phénomène, notent les chercheurs. Il existe chez certains "la perception de vivre dans des temps prophétiques", relève Roberto Francesco Scalon, sociologue des religions à l'université de Turin. "Quand on est dans une situation d'incertitude, liée à une pandémie ou à un problème économique, les gens vont chercher les réponses, vont vouloir de l'espoir", abonde la sociologue des sciences et des croyances Romy Sauvayre.