Fil d'Ariane
La parole est aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 depuis l'ouverture du procès, en septembre 2021. Près de 1 800 personnes se sont portées partie civile, et beaucoup sont venues témoigner à la barre. Parmi elles, des femmes rescapées, des survivantes, mais aussi des épouses, mères, filles ou soeurs de victimes. Comment, en tant que femmes, font-elles face au traumatisme ?
C'est la terrible loi des chiffres. En France, 50% des victimes de violences sexuelles ont moins de dix ans, et 80% sont des filles. Quel lien avec les attentats du 13 novembre 2015, qui ont fait 130 morts, pour moitié des femmes et des hommes ? Peut-on parler de trauma genré, ou du moins d'impact au féminin du trauma vécu lors de cette nuit tragique ?
Pour la psychiatre Muriel Salmona, fondatrice et présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie, qui accueille des patientes ayant vécu cette nuit d'horreur, le traumatisme du massacre ne se limite pas à celui-ci. Il vient s'ajouter à d'autres traumatismes subis par le passé, car certaines des femmes victimes ont connu des épisodes de violence, de violence sexuelle notamment. Et c'est une terrible vérité que nul ne peut plus ignorer : comme les enquêtes successives le démontrent, ce sont bel et bien les femmes qui subissent le plus de violences.
Quelles conséquences ? Elles sont multiples et se répercutent à plusieurs niveaux. En cause, le poids d'une société patriarcale dont on hérite encore aujourd'hui : minimisation de la souffrance des femmes, stigmatisation, voire culpabilisation, et plus encore... Décryptage.
Terriennes : Comment les femmes victimes font-elles face au traumatisme subi lors des attentats ? Existe-t-il une différence avec les hommes ?
Muriel Salmona : C'est un traumatisme qui touche des femmes qui ont déjà vécu des traumas. C'est donc aussi une réactivation de traumas. Il y a un certain nombre de femmes qui ont vécu des violences sexuelles, conjugales, et le trauma des attentats se rajoute à ceux-ci et amplifie la mémoire traumatique. Il s'agit d'un mélange de traumas en quelque sorte, ce qui fait qu'elles peuvent avoir des symptômes plus complexes, des manifestations plus importantes. Je l'ai vu avec plusieurs de mes patientes qui ont été victimes des attentats : le fait de subir une fusillade, en plus menée par des hommes, peut réactiver tout ce qui peut être viol et violences sexuelles, avec une connotation extrêmement misogyne et sexiste. Cet élément-là diffère du trauma vécu par les hommes.
Leurs angoisses et symptômes psychotraumatiques vont être moins pris au sérieux que ceux des hommes.
Muriel Salmona, psychiatre
Autre élément, les femmes sont plus formatées pour être dans le soin, le secours, le soutien. Donc celles qui subissent des violences vont être moins soutenues par leurs proches et notamment les hommes de leur entourage. Je le constate chez mes patientes, qui se préoccupent plus de leurs parents, de leurs enfants, de leur famille, et font tout pour ne pas peser sur cet entourage. Elles vont aussi moins bénéficier de soins. Et aussi, autre conséquence, la société étant ce qu'elle est, avec tout son sexisme etc, leurs plaintes, leurs angoisses, tous leurs symptômes psychotraumatiques vont être moins pris au sérieux que ceux des hommes. Ils vont être minimisés, voire renvoyés sur d'autres registres comme la névrose, la dépression ou encore sur le simple fait qu'elles se plaignent. Et puis comme toujours, c'est valable pour tous les psychotraumatismes, les médecins ont beaucoup de mal à faire des liens entre les symptômes qui sont présentés et les traumas qui ont été subis. Tous ces éléments-là vont jouer en défaveur des femmes, qui vont être plus lourdement impactées.
Car une femme va avoir beaucoup plus de symptômes du fait qu'elle a déjà subi des traumatismes. Cela se traduit par : "Et bien si elle va plus mal, c'est de sa faute en fait, et c'est parce que c'est une femme" ; on va la comparer à d'autres sans prendre en compte qu'elle a été déjà exposée à des situations traumatiques auparavant.
Dans son livre Ricochets, la journaliste et écrivaine Camille Emmanuelle revient sur son expérience de victime "par ricochet" de l'attentat de "Charlie Hebdo". pic.twitter.com/34NYHyQuN4
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) September 9, 2021
Ces réactions sont visibles dans le contexte privé, qu'en est-il du secteur professionnel ? Beaucoup de victimes ont fini par se faire licencier, en raison de leur état dépressif, leurs absences etc...
Oui, dans le cadre du travail, bien entendu, le sexisme reste présent, les femmes sont plus en insécurité. Elles sont beaucoup plus éjectables que les hommes - c'est une réalité de fond, ce qui accentue leur situation de précarité professionnelle. Elles vont devoir se battre encore plus pour faire valoir leurs droits, déjà que toutes les victimes du Bataclan et des autres attentats ont eu à se battre par rapport aux expertises. Mais pour les femmes, c'est encore plus difficile et plus cher payé. Avant qu'elles soient prises au sérieux, avec leurs souffrances et leur détresse, il y a du chemin. D'autant plus qu'elles s'autocensurent, mais on va aussi minimiser l'intensité de leurs souffrance. J'ai par exemple accompagné certaines de mes patientes avec des psychiatres masculins, il y avait des réactions sexistes flagrantes, une minimisation de leurs plaintes. Même quand j'étais présente pour les soutenir.
Les femmes victimes sont-elles plus fragilisées que les hommes ?
Une femme dissociée par les traumas va aussi être plus à risque d'être agressée et de subir de nouvelles violences. Les hommes aussi vont être fragilisés, sauf que nous sommes dans une société où les femmes subissent beaucoup plus d'agressions sexistes et sexuelles, c'est bien le problème. Chez les hommes, cette dissociation va se traduire plus par de la violence envers autrui, alors que chez les femmes, ce sont elles qui subissent des violences. Car c'est aussi la société qui distribue les stratégies de survie. On accepte plus d'un homme une réaction d'agressivité. Chez les femmes, cette agressivité se retourne contre elles. Ces attentats ont été commis par des hommes. Et puis il y a eu un nombre important de femmes visées et blessées sur les terrasses de café, on comprend que les femmes occidentales étaient particulièrement ciblées par les terroristes.
L'insécurité est totale après un attentat comme celui-ci. Certaines de mes patientes n'ont toujours pas pu reprendre les transports en commun.
Muriel Salmona, psychiatre
Les femmes sont pénalisées par une société sexiste et dans des conditions extrêmes, cela est encore pire. L'insécurité est totale après un attentat comme celui-ci. Dans les transports publics, par exemple, c'est déjà compliqué pour les hommes : certains me disent qu'ils se mettent dans la dernière rame du métro pour tout observer et qu'ils attendent sur le quai, collés au mur, près de la sortie. Sauf qu'eux sont très rarement agressés dans les transports, alors que les femmes elles, sont quotidiennement agressées. C'est encore moins possible pour elles de reprendre les transports en commun. Certaines de mes patientes n'ont toujours pas pu le faire, et leur a fallu aussi se battre pour faire du télétravail par exemple.
Quelles conséquences sur la vie intime ?
Il y a bien sûr toutes les conséquences aux niveaux gynécologique, hormonal, etc, qui impactent lourdement les femmes. Concernant la vie privée, et selon de nombreuses études qui ont été faites, dans les deux ans qui suivent un traumatisme de cet ordre, la moitié des couples divorcent ou se séparent. Et sur le fait d'avoir des enfants... Tout est source d'angoisse, de difficulté. Comment arriver à faire confiance en ce monde-là ? C'est source de beaucoup de stress. Pour les patientes qui ont eu un enfant assez rapidement après, cela a été extrêmement difficile, elles ont été très dépressives. Et toujours sans vraiment être comprises par leur entourage. Même les douleurs de l'accouchement, pour certaines des femmes qui ont été blessées, se réveillent à ce moment-là. Et puis quand on a subi des traumatismes, on a besoin de tout contrôler pour se sentir un minimum en sécurité. Donc elles sont hypervigilantes, et quand on est enceinte ou pendant l'accouchement, évidemment qu'on ne peut pas tout contrôler ! C'est très difficile à vivre pour elles.
Il y a une absence de culture du traumatisme qui nuit d'autant plus aux femmes qu'elles sont beaucoup plus exposées à la violence.
Muriel Salmona, psychiatre
Et puis il y aussi les mères qui ont perdu leur enfant, comme j'ai pu le constater chez certaines de mes patientes, elles sont confrontées à une malveillance et une maltraitance effarante, que ce soit de la part de leurs proches, ou au travail. Perdre un enfant dans ces circonstances-là, on ne peut pas s'en remettre, c'est comme ça, et les gens ont du mal à l'accepter, ils n'arrivent pas à le prendre en compte.
Vous nous dites donc que globalement leur souffrance est minimisée ?
Je tiens à insister sur ce point, les gens ont du mal à penser qu'il peut y avoir une aggravation du trauma du fait qu'il y a déjà eu des traumas, et parfois particulièrement lourds. Et que cela n'est pas pris en compte. Il y a une absence de culture du traumatisme qui nuit d'autant plus aux femmes qu'elles sont beaucoup plus exposées à la violence qui a pu entraîner des traumas très lourds, du type violence sexuelle, conjugale ou intrafamiliale. L'importance du préjudice n'est pas prise en compte à la hauteur de son impact.
Peut-on parler d'une résilience au féminin ?
Alors moi, je n'aime pas trop le terme de résilience, car ce qui est souvent promu comme résilience sont plutôt des conduites dissociantes, anestésiées du type "Oh moi tout va bien". La vraie résilience, c'est celle qui est liée à une protection, une prise en charge adéquate, avec des soins nécessaires. Je préfère parler de stratégie de survie. Chez les femmes, on observe plus de l'évitement et du contrôle. Et si on constate des conduites dissociantes au féminin, elles vont plus se traduire par des mises en danger de soi que d'autrui. Cela peut être des automutilations, des risques d'être exposées à des personnes violentes, des conjoints violents. Cela va se faire à leurs dépens.
Il y a aussi des hommes qui peuvent avoir ces réactions, mais il est vrai que la société pèse de façon importante, de part son sexisme et ses discriminations. Les femmes se retrouvent avec des double ou triple peines ! Théoriquement, le seul avantage qu'elles peuvent avoir, c'est qu'elles sont plus amenées à verbaliser leurs émotions que les hommes. Car la société fait que les hommes ne doivent soi-disant pas montrer leurs émotions, alors que les femmes y sont plus enclines. C'est plutôt un facteur positif pour le traitement d'un trauma. Elles auront par exemple plus recours au psy que les hommes. A condition que les psys soient formés et qu'ils ne réduisent pas tous leurs symptômes à des problèmes névrotiques, hystériques, voire psychotiques !
Trois plus de femmes que d'hommes présentent des troubles psychotraumatiques chroniques.
Muriel Salmona, psychiatre
Une étude menée aux Etats-Unis sur l'état posttraumatique a montré que dans la population générale, trois plus de femmes que d'hommes présentaient des troubles psychotraumatiques chroniques. Selon la conclusion de cette étude, c'était parce que les femmes sont "plus fragiles" et qu'elles avaient donc plus de mal à s'en sortir ! Mais ce n'est pas du tout ça ! C'est parce qu'elles subissent plus de violences qui génèrent de fait plus de traumas ! Ce sont les femmes qui sont les plus exposées à des violences depuis la petite enfance. Les violences sexuelles, c'est 50% avant 10 ans et c'est 80% de filles. Le viol est utilisé comme arme de guerre, les terroristes sont des gens qui violent, et qui détruisent les corps d'autrui, ont détruit des vies et le lien avec le viol est évident.
Les femmes plus fragiles ? Mais non au contraire, elles sont bien plus fortes pour supporter tout ça, il leur faut bien plus de courage.
Depuis #MeToo, on parle de "libération de la parole", lors du procès des attentats du 13 novembre qui se tient à Paris, faut-il aussi s'attendre à une libération de la parole des femmes appelées à témoigner ? Qu'est-ce que cela peut leur apporter ?
Dans le fait de témoigner, d'être entendues, que les gens prennent la mesure de ce qu'elles ont subi, d'être reconnues dans leur souffrance et dans leur trauma, on peut voir une résonnance avec cette "libération de la parole" provoquée par #Metoo. Beaucoup d'entre elles ne se sont pas senties suffisamment prises en charge ni prises au sérieux. Avec des préjudices qui sont souvent mal ou pas pris en compte. Il y a aussi la recherche de vérité, qu'est-ce qu'il s'est passé, pourquoi ça a eu lieu, comment cela a pu arriver ? Il y a aussi l'enjeu de la prise en charge, elles veulent témoigner car beaucoup ont eu du mal à accéder à des soins qui leur étaient pourtant indispensables.