Fil d'Ariane
Cela fait dix ans que les mères, soeurs, filles, femmes de disparus au Bangladesh réclament leur retour et manifestent contre le régime autoritaire de Sheik Hasina. Le collectif Mayer Daak est l'une des forces qui cristallisent l'opposition.
Sanjida, coordinatrice de Mayer Daak s'adresse à Nasrin Jahan Smrity, en rouge, dont le mari a disparu en 2019. Dhaka, Bangladesh, le 4 janvier 2024.
Dès le 6 août, au lendemain de la fuite de la Première ministre Sheik Hasina devant les violents mouvements de protestation exigeant sa démission, les mères de centaines de prisonniers politiques secrètement emprisonnés sous le régime de Sheikh Hasina attendaient devant les services du renseignement militaireà Dakha, espérant des nouvelles. "Nous avons besoin de réponses", déclare Sanjida Islam Tulee, coordinatrice de "Mayer Daak", c'est-à-dire "l'appel des mères", qui milite pour la libération des personnes enlevées et détenues par les forces de sécurité de la cheffe du gouvernement.
Selon Human Rights Watch, plus de 600 personnes ont disparu depuis 2009 au Bangladesh. L'ONG faisait état d'au moins 90 disparitions forcées rien qu'en 2016. Cette année-là est aussi celle de la création officielle du collectif Mayer Daak, qui s'inspire de celui des Mères de la Place de Mai en Argentine, fondé par des mères argentines de "disparus" sous la dictature militaire, entre 1976 et 1983.
Hazera Khatun, 70 ans, tient un portrait de son fils Sajedul Islam Sumon, disparu depuis plus de dix ans, à Dhaka, au Bangladesh, le 4 janvier 2024.
Les premières heures de Mayer Daak remontent à 2014, à l'initiative de Hazera Khatun, dont le fils Sajedul Islam Shumon était arrêté avec cinq autres personnes le 4 décembre 2013, quelques jours avant les élections générales de 2014, par le RAB, une unité spéciale des forces de sécurité. Il était alors l'un des dirigeants du Parti nationaliste du Bangladesh, le BNP, présidé par Khaleda Zia, devenue l'ennemie jurée de Sheikh Hasina.
Depuis, la sœur de Shumon, Sanjida Islam, a pris la direction de Mayer Daak, plateforme vouée à donner une voix aux proches de victimes de disparitions forcées au Bangladesh.
Sanjida, coordinatrice de Mayer Daak, une plateforme fondée par sa mère pour les membres des familles des victimes de disparitions forcées au Bangladesh, dans sa résidence et son bureau à Dhaka, au Bangladesh, le 4 janvier 2024.
Dès 2022, les familles de disparus réclamaient l'ouverture d'une enquête des Nations unies, tandis que le gouvernement du Bangladesh "niait" les disparitions de proches imputées aux forces de sécurité. Dans la capitale Dakha, des centaines de personnes défilaient avec les photos de leurs proches disparus en exhortant l'ONU à mener une enquête. "Nous voulons un comité d'enquête solide dirigé par l'ONU", déclarait Khondoker Ayesha Khatun, dont le fils aurait été enlevé par les forces de sécurité en 2016.
Parmi les centaines de disparus, selon Netra News, plateforme de presse indépendante dédiée au Bangladesh et basée en Suède, certains se trouvent depuis des années dans un lieu de détention tenu secret, situé près d'une base militaire. "Nous voulons la libération immédiate des détenus de ces geôles secrètes", expliquait Sanijda Islam, de Maayer Daak.
Cinq hauts dirigeants islamistes et une personnalité de l'opposition ont par ailleurs été exécutés au cours de la dernière décennie après avoir été condamnés pour des crimes contre l'humanité commis pendant la brutale guerre de libération du pays en 1971. Loin de panser les plaies de ce conflit, ces procès ont déclenché des affrontements meurtriers, ses opposants les qualifiant de farce visant avant tout à faire taire les dissidents.
En 2021, les États-Unis ont imposé des sanctions au RAB, le bataillon d'élite des forces de l'ordre du Bangladesh, en raison de violations répétées des droits humains. L'ONG Human Rights Watch affirmait en novembre 2023 avoir des preuves de "disparitions forcées, de torture et d'exécutions extrajudiciaires".
Anisha Islam Insha, 17 ans, fille d'Ismail Hossain Baten, disparu en 2019, dans les locaux de Mayer Daak, le 4 janvier 2024.
Depuis plusieurs semaines, la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, est confrontée à des manifestations de masse déclenchées par l'institution de quotas d'emploi dans la fonction publique, qui se sont muées en une crise parmi les plus graves de ses quinze années de mandat : ses détracteurs exigeaient sa démission, accusant son gouvernement d'une multitude de violations des droits de l'homme, dont le meurtre d'opposants.
Sheikh Hasina, à l'histoire personnelle indissociable des remous du pays, a pourtant longtemps incarné un espoir démocratique au Bangladesh en contribuant à la chute de la dictature militaire dans les années 1980. Fille aînée de Sheikh Mujibur Rahman, le père fondateur du Bangladesh, indépendant du Pakistan depuis 1971, Sheikh Hasina était au pouvoir depuis 2009, après un premier mandat entre 1996 et 2001.
Sous sa direction, le pays de 170 millions d'habitants, naguère l'un des plus pauvres au monde, a bénéficié d'un net essor économique grâce notamment au développement de son industrie textile.
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Le Bangladesh a enregistré une croissance annuelle de plus de 6% en moyenne depuis 2009 et a dépassé l'Inde en revenu par habitant en 2021, malgré la persistance de fortes inégalités. Quelque 95% de la population du Bangladesh a désormais accès au réseau d'électricité. La communauté internationale avait également salué l'ouverture du pays en 2017, sous sa direction, à des centaines de milliers de réfugiés rohingyas fuyant des massacres en Birmanie voisine.
Avec un nouveau mandat, "nous transformerons l'ensemble du Bangladesh en un pays développé et prospère", promettait Sheikh Hasina fin 2023, mais 18 millions de jeunes bangladais sont toujours sans emploi, selon les données du gouvernement. Et parallèlement, la quasi-totalité des dirigeants du principal parti d'opposition, le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) et des milliers de ses partisans ont été arrêtés et la liberté d'expression drastiquement réduite. Sheikh Hasina fut pourtant un temps alliée du BNP pour contrer une dictature militaire.
En 1975, Sheikh Hasina a 27 ans et se trouve à l'étranger avec sa sœur quand son père, sa mère et ses trois frères sont assassinés à Dakha lors d'un premier coup d’État militaire. De retour d'exil en Inde en 1981 pour prendre les rênes de l'Awami League, le parti fondé par son père, elle est soumise à de fréquentes assignations à résidence.
Elle s'allie alors à Khaleda Zia, devenue responsable du BNP après l'assassinat de son mari Ziaur Rahman, président du Bangladesh, lors d'un autre coup d’État militaire en 1981. Unies contre la dictature militaire de Hossain Mohammad Ershad, les deux femmes et leurs partis entrent dans une féroce rivalité au retour de la démocratie en 1991, année où Khaleda Zia est élue. Sheikh Hasina lui succède pour un premier mandat à la tête du pays en 1996, mais doit à nouveau s'incliner face à elle en 2001.
Les rivales sont finalement toutes deux emprisonnées pour "corruption" en 2007, lors d'un nouveau coup de force orchestré par l'armée. Elles bénéficient d'un non-lieu et l'année suivante Sheikh Hasina remporte largement les législatives. En 2018, Khaleda Zia est condamnée à 17 ans de prison pour corruption.
L'ex-Première ministre et cheffe de l'opposition a été libérée le 6 août 2024, selon le porte-parole de son parti, au lendemain de la prise de contrôle du pays par l'armée. "Elle est désormais libérée", déclare A.K.M Wahiduzzaman, peu après que le président du Bangladesh, Mohammed Shahabuddin, a ordonné la libération de Khaleda Zia.
Khaleda Zia peut-elle reprendre le flambeau de Première ministre du Bangladesh, dans le droit fil de l'alternance avec Sheikh Hasina ? rien n'est moins sûr. De nombreux Bangladais souhaitent du renouveau, incarné par le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus, et l'armée reste un élément clé de l'avenir du pays.
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