Au Brésil, pendant le carnaval, les femmes s'imposent autrement que par la nudité

Du 5 au 13 février 2016, le Carnaval envahit les rues de toutes les grandes villes du Brésil. A Rio et Sao Paulo, les deux principales métropoles, il se joue surtout dans le sambodrome, entre les écoles de samba, qui présenteront le spectacle qu’elles ont répété toute l’année. Dans un univers machiste, où les femmes sont cantonnées aux rôles de danseuses dénudées, une petite révolution est en cours : depuis plusieurs années, elles prennent aussi le contrôle de la fanfare. Et tentent de le garder.
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Ana Fagundes, tout sourire, lors du premier "entrainement technique" au sambodrome à Sao Paulo, en septembre 2015
Adeline Haverland
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Sous le soleil brûlant de l’été brésilien, Ana Fagundes répète déjà depuis 3 heures. Dans le grand terrain vague qui sert de salle d’entraînement, elle s’obstine à reprendre pour la 13ème fois l’air du samba principal de l’école sur son hochet.

En ce dimanche après midi du mois de décembre 2015, la jeune femme de 22 ans est écrasée par la pression « le carnaval, en 2016, est très tôt dans le calendrier ». Il faut dire que pour Ana, l’enjeu est grand. Pour la première fois, elle participera au défilé officiel de la « fanfare » de l’école de samba Aguia de Ouro, l’une des principales de Sao Paulo.

Lieu traditionnellement réservé aux hommes, la fanfare est considérée comme l’élément moteur et décisif pour une victoire de l’école lors du carnaval. Que ce soit au surdo (sorte de grosse-caisse) au tambourin ou au hochet, les femmes sont de plus en plus nombreuses à rejoindre les rangs de la fanfare.
 

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Répétition d'une des ailes féminines de la Bateria de l'école Aguia de Ouro à Sao Paulo
Adeline Haverland

Le rythme, tempo et enjeu du défilé

La bateria, comme elle est surnommée en portugais, est composée exclusivement d’instruments de percussions. Elle est l’un des éléments les plus traditionnels et les plus importants du carnaval. Souvent décrite comme « le coeur des écoles de Samba », les puristes vont même jusqu’à dire que c’est le rythme qu’elle impose qui fait gagner ou perdre une école lors du défilé. 


Pour tenter de remporter le titre de meilleure formation et les 3,3 millions de réaux qui vont avec, de décembre à février, 3 fois par semaine, les 250 percussionnistes se retrouvent dans un immense local au nord de Sao Paulo.


Un peu épuisée, Ana concède que les répétitions sont intenses, mais pas question pour la jeune fille de baisser les bras « ça serait donner raison à ceux qui pensent que les femmes n’ont pas leur place dans la fanfare ».

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Une percussionniste durant l'une des répétitions de l'école Aguia de Ouro, à Sao Paulo
Adeline Haverland

La fanfare est perçue comme un lieu de domination masculine
Carla Sacon Brunet, sociologue

Bien qu’elles représentent 51,5% des membres des écoles de Samba, les femmes ont longtemps été cantonnées à des rôles annexes. « Les écoles de Samba sont à l’image de la société brésilienne. Les femmes sont sélectionnées sur des critères physiques pour danser sur les chars, ou on leur donne des rôles de coulisses comme couturière ou décoratrice », explique Carla Sacon Brunet, auteure d’une thèse sur les « rôles genrés dans les écoles de Samba de Sao Paulo ». Les activités liées à la musique sont, quant à elles, des espaces traditionnellement réservés aux hommes. « La fanfare est perçue comme un lieu de domination masculine. Les femmes sont considérées comme trop délicates et élégantes pour intégrer l’orchestre de percussions. »


La sociologue rappelle qu’il a fallu attendre 2007 pour qu’une femme défile officiellement avec la batucada dans un Sambodrome brésilien. Depuis, elles sont de plus en plus nombreuses à braver l’interdit social. Sur les 250 percussionnistes d’Aguia de Ouro, 60 sont des femmes.


Pour Carla Sacon Brunet, ce changement sociétal est à mettre en relation avec l’élévation du niveau d’éducation. En 2001, à peine 16,5 % d’une classe d’âge avait accès à l’université, ce chiffre est passé à 32, 5% en 2013. Ce chiffre concerne pour moitié des femmes : « Avec l’enseignement supérieur, les filles ont commencé à questionner leur rôle dans la société brésilienne. Elles ont commencé à prendre conscience des inégalités. » explique la sociologue.

Aujourd’hui la discrimination passe par les instruments que les femmes
Ana Fagundes

L’historien Daniel Manzoni estime que ce mouvement est à l’image de l’évolution dans la société brésilienne : « les femmes ne se contentent plus d’être des objets, gratifiés pour leur apparence physique, mais veulent devenir des sujets à part entière et prendre part aux domaines décisifs de la société brésilienne. » Dans les écoles de Samba, comme dans l’ensemble de la société, les femmes forcent les frontières et obligent les formations à repenser leur organisation et leur structure.

Si l’école Aguia de Ouro se targue aujourd’hui d’avoir l'une des fanfares les plus « féminines » du Carnaval, Ana raconte, à demi-mot, que l’intégration n’est pas toujours facile « aujourd’hui la discrimination passe par les instruments que les femmes peuvent jouer. Certains, comme la grosse-caisse ou le tambourin sont encore quasiment inaccessibles. »

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L'une des plus jeunes percussionnistes durant une répétition de l'école AGUIA DE OURA à Sao Paulo
Adeline Haverland


L’argument de la force physique est utilisé de manière récurrente par les dirigeants d’école de samba pour justifier l’exclusion des femmes.

Vivi Araujo est l’une des seules à être passée de l’autre côté de la barrière. Cette grande brune à la peau dorée a intégré l’école en 1994. Pendant 8 ans, elle s’entraîne tous les jours à la grosse-caisse pour réussir à rejoindre la bande des percussionnistes « Même si l’opposition n’a jamais été explicite, je sentais que beaucoup pensaient  "Elle n’y arrivera pas. Une femme ne peut pas tenir le rythme pendant les 4 heures de défilé avec un instrument de plus de 3 kg au bout des bras" ».

Vivi Araujo
Vivi Araujo, l'une des seules à s'être emparé de la grosse caisse, lors de son premier défilé avec la fanfare à Sao Paulo en 2004
Fatima Fagundes

Vivi, aujourd’hui devenue « chef » d’une des « ailes » de la bateria, s’enorgueillit de jouer un rôle de modèle. « Être dans la batucada, c’est devenir une référence pour les autres femmes et les encourager à participer. Il y a beaucoup de pression, ce n’est tous les jours faciles, mais on se sent investi d’une mission ».

Une mission qui semble porter ses fruits. L’an passé, face à l’augmentation du nombre de filles dans la fanfare, certaines écoles, dont Aguia de Ouro, ont même réussi à créer des corps de bateria 100% féminin.

Pour la sociologue brésilienne, la nouvelle génération n’accepte pas d’être reléguée aux arrières plans. « La femme brésilienne a longtemps cherché son espace et aujourd’hui elle est prête à lutter pour celui-ci. »

Une affirmation qu’Ana semble incarner, alors qu’elle entame sa 4ème heure de répétition, elle explique : « je ne veux pas défiler juste à cause de mon physique. Je veux entrer sur le Sambodrome en tant que membre de la composante la plus importante de l’école et être respectée pour ma musique. »

Le Carnaval de Rio 2016 à l'ombre du virus Zika - AFP

Au moment où le Gros roi Momo donnait le coup d'envoi des festivités, des chercheurs brésiliens annonçaient avoir détecté la présence active du virus Zika dans la salive et l'urine. Ces scientifiques de l'institut de recherche Oswaldo Cruz (Fiocruz) ont appelé à prendre des précautions, "tout particulièrement pour les femmes enceintes" car le virus est associé à une explosion de cas de microcéphalies chez les nourrissons, une maladie congénitale. Il faut "éviter d'embrasser évidemment, si on est avec quelqu'un qui peut être infecté" a indiqué le président de la Fiocruz, Paulo Gadelha. Le virus peut aussi être transmis par voie sexuelle, comme l'ont découvert cette semaine les autorités sanitaires des Etats-Unis. Le gouvernement distribue gratuitement des millions de préservatifs pour le carnaval, soit, cette année, cinq millions dans 17 villes. Durant une semaine, cinq millions de personnes - dont plus d'un million de touristes brésiliens et étrangers - dansent la samba, jour et nuit.

La très féminine "bateria" de l'école "Águia de Ouro" en répétion en novembre 2015