"Au-delà de la pénétration" : l'ouvrage de Martin Page dans un seul en scène

Six ans après sa parution, le livre de Martin Page, Au-delà de la pénétration, est mis en scène et interprété par Yves Heck dans un seul en scène qui interroge notre rapport au sexe, au pouvoir, à la domination et la pratique socialement normée de la pénétration hétérosexuelle. Etonnant, parfois drôle, toujours juste : du théâtre inclassable, de retour cet été au Festival d'Avignon, en France. Rencontre.

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Pénétration ou non ?

Le livre de Martin Page, Au-delà de la pénétration est mis en scène et interprété par Yves Heck dans un seul en scène.

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La pièce Au-delà de la pénétration est adaptée du livre éponyme de Martin Page, réflexion féministe sur les pratiques sexuelles de nous toutes et tous, qui interroge l'utilité ou tout du moins "la normalité", "l'obligation sociale" de la pénétration.

"Pourquoi écrire sur la pénétration ? Parce que le sujet est là, si présent qu'il en est invisible. Surtout, je voulais faire sorte qu'on entende des choses trop souvent tues, qu'on parle, qu'on pense, que l'on considère la sexualité comme un élément de l'invention humaine, de sa culture, de ses arts, de sa politique. Ça doit changer. Les hommes, nous devons changer", Martin Page.

Entretien avec Yves Heck

Terriennes : Comment êtes-vous tombé sur ce texte ?

Yves Heck : Je connaissais Martin Page car je l'ai reçu dans un autre projet de la compagnie qui s'appelle Tête de lecture, et je savais qu'il préparait un livre sur la pénétration car il avait lancé un appel à témoignage. Cela m'avait très fortement intrigué ; on était en 2018, puis j'ai appris en 2019 la sortie du livre.

Au départ, le livre est sorti chez Monstrograph, qui est la petite maison d'édition qu'il avait avec sa compagne, Coline Pierré, parce qu'aucun éditeur ne voulait du livre... Et il en avait sorti quelque chose comme 200 tirages. Et c'est après, seulement, que cela a fait un boom médiatique énorme ! Quand j'ai créé le spectacle, l'an dernier, il dépassait les 30 000 ventes et il continue à se vendre. Mais en 2019, on est à une époque où la sexualité non pénétrative, dans les médias mainstream, on n'en parle absolument pas !

Il y a une verge, un vagin ; l'être humain est logique, il décide de les emboîter. Pénétrer, c'est penser qu'on fait l'amour, alors qu'on s'en débarrasse. Si la sexualité n'était plus regardée comme un sport olympique ?" Extrait "Au delà de la pénétration" de Martin Page

Pourquoi avoir choisi de l'adapter au théâtre ?

Il n'y a aucune question plus intime que celle de la sexualité. De plus, la sexualité concerne tout un chacun, elle touche tout le monde. Donc très vite, quelques jours après l'avoir lu, je me suis dit "est-ce que cela ne pourrait pas être l'objet d'un seul en scène, puisque c'est écrit à la première personne ?" Donc je l'ai relu dans cette optique-là et je me dis "oui" , d'autant que dans l'écriture de Martin, il y a une vraie oralité. Ce que j'aime beaucoup, c'est que l'on voit un homme hétérosexuel en train de se poser plein de questions et d'y répondre plus ou moins maladroitement – il le dit d'ailleurs – en étant parfois excessif, injuste...

Ce n'est pas du tout un essai au sens universitaire. C'est vraiment l'essai d'un auteur, d'un artiste, et j'aimais bien parce que j'y trouvais quelque chose d'un peu bancal, d'une pensée en train de se faire, de questions essentielles. Quand j'ai demandé à Martin s'il m'autorisait à adapter le texte pour le théâtre, il m'a tout de suite dit "oui".

Les hommes ne sont pas encore nés. Ils sont un territoire à découvrir (et à découvrir pour eux-mêmes). Extrait de "Au delà de la pénétration" de Martin Page

Est-ce que la pièce est fidèle au texte originel ?

Une grande partie du public vient sans connaître le texte, sans l'avoir lu. Et c'est génial, parce que c'était un peu l'idée du projet, d'élargir la visibilité du texte et de ses idées. A part la conversation téléphonique au père, à la fin, et l'adresse publique qui suit, tout le reste, c'est Martin Page, c'est son texte qu'on a adapté avec Isabelle Deffin et Thierry Illouz, qui est dramaturge. On a coupé certaines choses, on a simplifié, travaillé l'oralité de certaines phrases, pour qu'elles puissent se mettre en bouche.

Pourquoi avoir choisi d'ajouter des témoignages au spectacle ?

Ce qui a présidé et qui était un des grands soucis pour l'adaptation, c'était la présence des femmes. Parce que Martin Page, dont j'incarne la pensée, ou le personnage de ce seul en scène, est un homme féministe - même si Martin Page ne dit pas lui-même que c'est un livre féministe, parce qu'il décide d'être très modeste par rapport à sa place d'homme. Mais voilà, on a un homme féministe, qui risque de tomber dans du mansplaining, le mec qui explique tout aux femmes.

Si vous ne pénétriez pas pendant un mois ? Extrait de "Au delà de la pénétration" de Martin Page

Je voulais vraiment la présence de femmes. Moi, idéalement, j'aurais aimé ne pas être sur scène. Au début, on s'est posé la question : est-ce que je pourrais ne jamais être sur scène ? On est arrivé à la conclusion que ce n'était pas possible : c'est un spectacle sur un homme qui parle (rires). Donc on a choisi de faire entendre les voix des femmes à travers les témoignages. 

Il y avait les témoignages du texte, puis on a lancé des appels à témoignage anonyme. La grande majorité des témoignages du spectacle, ce sont des femmes qui ont répondu à notre appel en s'enregistrant sur leur smartphone, et en nous envoyant leurs témoignages par email. Et ce sont des témoignages totalement anonymisés.

Je pense notamment au témoignage de cette femme, et c'est une chose à laquelle je n'avais jamais pensé, qui dit qu"'une femme peut avoir dix enfants et n'avoir jamais eu d'orgasme". Il y a aussi le petit moment musical avec la voix de cette femme qui n'est pas là, avec un chant qu'on identifie comme étant en arabe. Ca m'intéresse aussi d'ouvrir et de parler des minorités, des gens qui sont mis sur le côté, de façon très souterraine, pour la convergence des luttes. J'étais très soucieux de la place des femmes et c'est aussi pour ça que dans l'équipe de création, je me suis entouré d'énormément de femmes.

Petit questionnaire posé à Yves Heck

Le chiffre le plus important : "Seules 25% des femmes ont régulièrement un orgasme par pénétration vaginale exclusive."

La phrase la plus percutante : "On voit bien au fond que la sexualité n'est pas une affaire de plaisir."

Le plus grand tabou révélé par le texte : "La pénétration masculine hétérosexuelle." (Le fait par un homme d'être pénétré par sa compagne)

La phrase la plus drôle : "J'ai l'impression que la sexualité des gens de droite et des gens de gauche est la même." C'est la phrase qui suscite le plus de rires chaque soir.

La phrase la plus importante : "On est traversés par les autres." Cette phrase a été écrite par Thierry Illouz pour le spectacle.

La phrase la plus angoissante : "A force de lutte, on peut imaginer que… la domination disparaîtra peu à peu." Cette phrase est devenue angoissante à cause de la situation actuelle, avec l'arrivée de Trump aux États-Unis et tous ces masculinistes à qui l'on donne un pouvoir de dingue. Quand j'ai écrit le spectacle, en 2023, j'avais tendance à dire cette phrase avec plein d'espoir. Et aujourd'hui, c'est plutôt : "bon, il va falloir se battre, ce n'est pas gagné."

Comment le spectacle est-il reçu par le public ?

Le lectorat du livre de Martin est plus féminin que masculin, le lectorat l'est en général. Au théâtre, Il y a des hommes tous les soirs et de toutes les générations – je vois des hommes de 60, 70 ans. C'est assez équilibré, il y a facilement 40% d'hommes, ce qui est, par rapport au lectorat, quand même une belle ouverture. Le fait que ce soit un homme qui porte la parole peut la rendre plus audible, c'est-à-dire que si une femme disait la même chose, ce n'est pas sûr que les hommes l'entendraient autant...

Le sexe est-il éminemment politique ? Une affaire de pouvoir au fond ?

Il y a une partie politique dans le texte que j'aime beaucoup et notamment cette phrase : "J'ai l'impression que la sexualité des gens de droite et des gens de gauche est la même" que le personnage dit d'une manière extrêmement angoissée. La politique au sens noble de la politique, au sens de la société, de la cité, cela se joue dans tout. C'est une attitude, des valeurs, donc effectivement, dans un rapport sexuel avec quelqu'un, il y a aussi une façon politique d'aborder l'autre ; comment je le considère ou pas, comment je le traite ou pas.

Comment définiriez-vous votre "seul en scène", un "théâtre d'idées" ?

Je pense qu'on va au théâtre pour être surpris. Ce qui fait que le théâtre est unique, c'est le rapport direct avec le public, et c'est ça que je mets en oeuvre ici. On ne sait plus où est la réalité, où est la fiction et on peut être déstabilisé. Oui, c'est une forme de théâtre d'idées, ça me va très bien, c'est aussi en partie une forme de théâtre documentaire : c'est Martin qui a fait le travail documentaire en allant chercher des études, etc. C'est une fiction qui parle du monde réel. Et de nous tous et de nous toutes.

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