Fil d'Ariane
Femme fatale, jeune homme ou grande bourgeoise, Cindy Sherman se décline, au fil de ses autoportraits, en une myriade de personnages. Jouant avec son identité, la photographe américaine fait voler les stéréotypes en éclats. Cette artiste unique, icône de l'art contemporain, s'expose à Paris.
"Toujours elle" mais "jamais la même", Cindy Sherman est l'artiste aux mille visages. Elle s’efface derrière son travestissement savamment orchestré à l'aide de maquillage, costumes, perruques ou prothèses...
La vie de Cindy Sherman commence en 1954 dans une banlieue de New York. En 1972, elle entre au State College de Buffalo pour y étudier la peinture, puis se tourne rapidement vers la photographie : "Elle a senti très tôt que le terrain était déjà occupé par les hommes, explique Suzanne Pagé, commissaire de l'exposition "Cindy Sherman à la Fondation Vuitton" dans le magazine 300 millions de critiques. Toutes les femmes de sa génération ont compris qu'il fallait faire un pas de côté et se mettre à la photographie, à la performance. Et ce à partir de qui elles étaient psychologiquement, bien sûr, mais d'abord dans leur corps".
C'est ce que fait Cindy Sherman, seule dans son atelier. Elle chine, s'intéresse aux vêtements, puise à la culture populaire pour ses décors et ses personnages - films, télévision et magazines. Elle fait tout, toute seule : elle se maquille, se grime, choisit les accessoires et les costumes pour se mettre en scène. "Elle est unique, mais elle joue tous les rôles. Elle exprime à la fois une grande douceur et une grande détermination. Elle tient tout d'une main de fer", explique Suzanne Pagé.
La Fondation Vuitton rassemble 170 œuvres de l'artiste réalisées entre 1975 et 2020
Cindy Sherman à la fondation Louis Vuitton ► Jusqu'au 3 janvier 2021
Au début, ses photos sont de petits autoportraits argentiques en noir et blanc qui explorent les méthodes de manipulation par la photo. La remise en question des stéréotypes, tous les stéréotypes, est permanente dans son oeuvre, à commencer par les archétypes féminins tels qu'ils ont été imposés aux femmes par le regard masculin. Toute son oeuvre le dénonce. Comme cette Cover Girl, dont le visage s'affaisse et devient bouffi de couverture en couverture, qui questionne la représentation et la perception des femmes par la société.
Dès ses début, le travail de Cindy Sherman se fixe aussi sur le cinéma, avec sa série de photos de plateau Untitled Film Stills, réalisée entre 1977 et 1980. A la pose du personnage, on croit reconnaître Anna Magnani ou Brigitte Bardot dans Le Mépris, Alfred Hitchkok ou Michelangelo Antonioni, mais partout, c'est encore et toujours Cindy Sherman, qui joue les caméléons. Elle se transforme en permanence, car elle aussi est une actrice, d'abord : "A l'état naturel, elle a une capacité de transformation hallucinante : je l'ai vue passer d'un jour à l'autre de 60 à 15 ans", s'étonne Suzanne Pagé, qui connaît personnellement l'artiste.
A partir des années 1980, avec les séries Rear Screen projections ("projections arrière") et Flappers ("garçonnes"), elle adopte la couleur et passe à de plus grands formats. Dans Flappers, elle se grime en star des années 1930, à grands renforts d'étoles moirées, de breloques clinquantes et de paillettes. Puis ses formats deviennent monumentaux et l'artiste inaugure un nouveau rapport au public - ses oeuvres sont désormais des tableaux plus que des photographies.
Cindy Sherman vit et travaille en symbiose avec son époque. Elle ne freine pas des quatre fers face au temps qui passe. Au contraire, elle se nourrit de chaque nouveauté qu'il apporte. Alors quand viennent les rides, elle les intégre à son oeuvre. Elle se photographie dans un monastère de New York en femme distinguée, en djellabah, mais avec un clin d'oeil tragicomique qui trahit la plausibilité du personnage : "C'est assez cruel de voir cette femme très classe qui a des mules en plastique rose et des bas de contention. La question est inscrite dans la photo. Cindy Sherman ne témoigne de rien. Elle impose des présences que, avant elle, les photos n'avaient jamais eues, et qui dégagent une émotion très forte," commente Suzanne Pagé.
Amener le spectateur à s'interroger sur les stéréotypes de genre sans lui imposer de vérité, c'est l'une des règles que s'est fixée l'artiste, qui ne commente jamais ses oeuvres. Elle ne les titre même pas. Dans la série Men, Cindy Sherman joue encore avec les codes du genre et les frontières mouvantes entre le féminin et le masculin. Dans la peau de personnages androgynes, en costume ou en matador, elle oblige le public à réfléchir à la notion même de masculinité.
Cindy Sherman has transformed herself into clowns, movie stars, and society ladies. Now, she's tackling her toughest subject yet: men. https://t.co/pbrSKRPcSQ pic.twitter.com/PYMB3c9qFL
— Artnet (@artnet) October 4, 2020
Sur une photo de la série Men, deux hommes apparaissent en arrière-plan, fantomatiques dans une étonnante fluidité des genres. Sur d'autres, la figure voulue masculine est flanquée d'un pendant féminin, quelque part sur l'image. "Il y a toujours eu des hommes dans ses oeuvres, mais avec cette série Men, elle a voulu montrer une masculinité vulnérable", analyse la directrice artistique de la fondation.
A travers l'oeuvre de Cindy Sherman, le spectateur voit changer les Etats-Unis, mais aussi l'artiste elle-même, en évolution permanente, comme la société. "Elle est très engagée. Toutes les questions identitaires qui l'interrogent sont au coeur des questions de société actuelle", souligne Suzanne Pagé. De fait, la question de l'identité et du flottement identitaire est au coeur de l'oeuvre de Cindy Sherman. "Qui sommes nous, au fond ?" semble demander la photographe. "La figure de l'homme, à travers elle, est présente depuis toujours dans son oeuvre. Avec son côté androgyne, elle ne cesse de passer de l'un à l'autre," explique la commissaire d'exposition.
Journée internationale des filles : du sport pour s’émanciper. En Algérie, mobilisation contre les féminicides après la mort de Chaïma. A Paris, Cindy Sherman brise les frontières entre féminin et masculin. Et trois femmes récompensées par un prix Nobel scientifique. pic.twitter.com/HZsXwpgq5K
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) October 8, 2020
Cindy Sherman travaille seule dans son atelier. Seule, mais pas isolée : "Elle est très au fait de l'évolution de la société, mais aussi du progrès technique", explique Suzanne Pagé. Pour preuve, ces portraits de femmes réalisés sur le réseau social Instagram, devenu le médium d'une beauté idéalisée et sans cesse retouchée.
Le numérique lui a permis d'explorer au-delà de ses possibilités. Elle a vite compris que, depuis son petit atelier, elle pouvait tout faire. Sa série de clowns doit à Photoshop ses fonds très colorés. Ses photos se font de plus en plus grandes, de plus en plus trafiquées. L'image n'est pas un document, c'est une fiction, très travaillée. "Elle crée les personnages, puis elle les incruste dans des paysages qui sont si trafiqués qu'on dirait de la peinture !" explique Suzanne Pagé.
Fidèle à la thématique que Cindy Sherman explore, en précurseure, depuis la fin des années 1970 - la déconstruction des stéréotypes féminins -, l'artiste, dans sa série la plus récente, assume les traits de femmes défigurées par l'usage excessif de filtres en tout genre, ridées, au maquillage outrancier. "Pour elle, c'est une façon de dire qu'elle refuse la beauté idéalisée", remarque Suzanne Pagé.
Cette série, encore peu connue du grand public, demeure unique, car les oeuvres qui la composent ne sont pas des photos, mais des tapisseries. "Ultime provocation" d'une artiste qui, 45 ans après ses débuts, ne cesse de se réinventer, relève Suzanne Pagé.
Aujourd'hui âgée de 66 ans, Cindy Sherman est l'une des artistes contemporaines les plus admirées - et les plus cotées sur le marché de l'art. L'exposition de la Fondation Vuitton a été imaginée avec elle, même si elle n'a pas pu faire le déplacement à Paris pour cause de crise sanitaire.
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