Du 16 au 19 novembre 2018 se tenait, en Afrique du Sud, le 2e Congrès de la Fédération internationale des travailleuses domestiques (FIDT). L’occasion de rencontrer la guatémaltèque Fidelia Castellanos. A 55 ans, cette combattante acharnée est à l’origine de Sitradomsa. Seul syndicat qui se bat pour les droits et les libertés de ces milliers de femmes, petites mains de l'ombre, discriminées et exploitées. Reportage.
Dimanche après-midi, une clameur fait battre le coeur de la capitale Guatemala City. Toute la ville s’est donné rendez-vous sur la Place de la Constitution où l’odeur alléchante des rellenitos, ces beignets de banane plantain fourrés de haricots sucrés, s’accroche aux tentures des marchands ambulants. Sous les fleurs fushia d’un bougainvillier, un couple s’enlace tandis que des adolescentes s’amusent à se prendre en selfie.
Savez vous que chez votre employeur vous devez avoir une chambre à vous, et pas dormir dans un placard à balais ?
Fidelia Castellanos
D’un pas décidé, Fidelia Castellanos vient à leur rencontre. « Bonjour, je suis de Sitradomsa, une organisation de femmes qui défendent les droits des travailleuses domestiques. Car, oui, vous avez des droits ! », insiste-t-elle devant les regards perplexes mais intrigués des jeunes filles. « Savez-vous que selon la loi vous ne devez pas travailler plus de huit heures par jour ? Que vous avez droit au salaire minimum légal ? Que chez votre employeur vous devez avoir une chambre à vous, et pas dormir dans un placard à balais ? Nous proposons des ateliers de formations sur vos droits. Dans tous les cas, vous ne perdrez pas votre temps », conclut la secrétaire générale en laissant à chacune un tract avec l’adresse et les missions de son syndicat.
La cinquantenaire repart ensuite vers un autre groupe d’adolescentes. «
C’est facile de repérer les travailleuses domestiques, confie-t-elle.
Le dimanche, c’est leur seul jour de congé, et beaucoup se retrouvent sur la place centrale. Elles n’ont pas les moyens d’aller dans un café. On voit d’ailleurs à leurs vêtements qu’elles sont pauvres. » Fidelia se trompe rarement. «
Je les reconnais aussi à leur visage. Elles sont indigènes, parlent entre elles leur dialecte et pas l’espagnol. » Issues de milieux défavorisés, elles ont fui la campagne «
pour trouver en ville un travail et de quoi soutenir leur famille ».
Des restes en guise de repas
Certaines le nient : «
Non, je ne suis pas travailleuse domestique ». Alors Fidelia se livre : «
N’ayez pas honte. Moi aussi, je fais ce métier. » Son histoire est celle de 242 000 autres femmes au Guatemala, selon les chiffres de l’Organisation international du Travail (OIT). Sans compter toutes celles qui n’ont pas de contrat de travail. A huit ans, elle a émigré de son petit village avec sa mère pour travailler dans la capitale. Elle raconte qu’elle «
lavait des vêtements d’enfants pour 5 quetzals par mois (soit 0,58 euros, ndlr) ».
Entre les murs d’une maison cossue, la fillette insultée de « María » subit aussi les humiliations de ses patrons : «
Je recevais des ordres sans un "Merci" ou un "S’il te plaît", poursuit Fidelia
. Comme repas, j’avais droit aux restes. Une fois, on m’a même giflée car j’avais regardé la télé en ramassant une assiette. » Encore aujourd’hui les travailleuses domestiques, souvent mineures, sont parfois payées 50 dollars par mois (le salaire moyen est de 400 dollars au Guatemala) pour un travail de 5h à 23h le soir.
«
Depuis la colonisation espagnole au XVIème siècle, on considère les indigènes comme des esclaves, déplore Alis Lopezz, représentante de la communauté maya Awakateka.
C’est notre lot quotidien d’être violentés, encore plus les femmes qui subissent le machisme d’une société patriarcale. » Aussi beaucoup d’indigènes sont déscolarisées après la primaire. «
On nous dit : ‘C’est bon tu sais écrire. Tu peux travailler maintenant’ », relate amèrement la présidente de l’organisation Cedimujer, qui vient en aide aux femmes autochtones. Et à celles qui n’ont aucun diplôme, peu d’opportunités professionnelles se présentent : travailler en tant qu’ouvrière dans une maquiladora (usine), boulangère dans une tortillera ou femme de ménage dans une maison.
Une action pour toute de suite et pour les générations suivantes
«
J’ai voulu former un syndicat pour que les générations suivantes souffrent moins que moi », insiste Fidelia Castellanos, en poussant la porte du local de Sitradomsa, situé en centre-ville. Elle est rejointe par la coordinatrice de projets, Floridalma Contreras. Camarade de lutte, elle a soutenu Fidelia dès la création du syndicat en 2011. «
Quand je l’ai rencontrée, j’ai vu en elle le charisme et l’obstination d’une dirigeante, se souvient cette femme de 60 ans au regard clairvoyant. Aujourd’hui, Fidelia a une position politique forte. Et c’est pour pour cela qu’elle est réélue chaque année par nos membres. »
«
Au départ, nous n’étions que dix. Sept ans plus tard, nous sommes cent cinquante », se félicite Floridalma Contreras, qui précise que faire partie d’un syndicat est encore « tabou et mal vu » au Guatemala. «
Cela reste difficile de convaincre les travailleuses de se syndiquer. La guerre civile a laissé des traces dans les esprits… », constate cette fille de leaders syndicaux. De 1960 jusqu’à la signature des Accords de paix en 1996, le syndicalisme était en effet violemment réprimé par les forces militaires.
L’ami de ma patronne me battait alors je suis partie. Mais elle me doit deux mois de salaire.
Rosalia Caserio San Judas, 64 ans
Malgré tout, les travailleuses domestiques de Sitradomsa trouvent le courage de réclamer leurs droits. Comme en témoigne Rosalia Caserio San Judas, 64 ans : « L’ami de ma patronne me battait alors je suis partie. Mais elle me doit deux mois de salaire. Ça fait trois semaines qu’elle ne répond pas à mes appels. Heureusement, les camarades me soutiennent et vont m’accompagner au ministère du Travail pour déposer plainte. Sans le syndicat, je n’aurais pas osé réagir… »
Parfois, des victoires au tribunal
Malgré la corruption qui ronge le monde politique guatémaltèque, « la justice peut être de notre côté quand on a les preuves suffisantes », reconnaît Fidelia. Sitradomsa a déjà remporté vingt-cinq procès dont un face à un membre de la famille d’entrepreneurs Castillo, parmi les plus riches et les plus influentes du pays. Leur première victoire remonte à 2015. « L’employeur avait deux avocats. Nous on était que toutes les trois : la plaignante, Floridalma et moi », se souvient Fidelia, qui s’investira plus de deux ans pour que la travailleuse, licenciée arbitrairement, soit dédommagée. Un processus long et coûteux « qui en décourage malheureusement plus d’unes », reconnaît la syndicaliste.
Faire ratifier la Convention 189 de l’OIT
Pour demander justice, Fidelia et Floridalma s’appuient en partie sur la Constitution et le Code du Travail. Mais depuis six ans, Sitradomsa milite pour que le Guatemala ratifie la Convention 189 de l’OIT (Organisation internationale du travail), dont le pays est Etat membre. «
Ce traité nous aiderait beaucoup, insiste la militante.
Car il est spécifique aux travailleurs/travailleuses domestiques et leur garantit entre autres des horaires décents, une égalité de traitement avec les salariés d’autres secteurs, et une protection sociale y compris en cas de maternité. »
Mais malgré un certain appui du gouvernement, «
le processus de ratification reste bloqué », rend compte José Rodriguez, adjoint au Secrétaire d’Etat à l’égalité Homme-Femme. «
Avec Sitradomsa, nous avons conclu un règlement intérieur qui définit comment la Convention 189 serait appliquée, une fois ratifiée. Le ministère a accompli sa mission et l’a portée jusqu’au Congrès, il y a déjà trois ans, retrace Rosa Carmela, chargée de la section "Femmes travailleuses" au sein du ministère du Travail.
On a fait la partie exécutive, reste la partie législative. »
« L’agenda politique des droits des peuples indigènes, des femmes et de la jeunesse n’est pas prioritaire au Congrès. La majorité des députés ne servent que les intérêts des entreprises nationales et internationales », regrette la députée Sandra Morán, seule à soutenir ouvertement la ratification du traité. Pour cette membre du parti minoritaire et progressiste "Convergence", l’enjeu est pourtant important « puisqu’il reconnaîtrait la valeur économique et sociale des travailleuses domestiques ». En dégageant du temps à des hommes et des femmes plus favorisés qu’elles, ces « petites bonnes » leur permettent d’avoir une activité professionnelle et de s’épanouir… à leur propre détriment.
N’hésitez pas à vous adresser en particulier à des femmes politiques. Elles sont parfois plus attentives à nos problématiques
Lucia Gandara, ancienne présidente d’un syndicat de travailleuses domestiques en Uruguay
Pour trouver comment débloquer la situation, la Vème rencontre intersyndicale des organisations de défense des droits des travailleuses domestiques en Amérique Latine s’est tenue, cette année, au Guatemala. Cet événement, soutenu par l’ONU Femmes et l’ONG ActionAid, a rassemblé pendant trois jours près de quatre-vingt-dix femmes. Toutes venues partager leurs expériences ainsi que des bonnes pratiques pour faire ratifier la C189. A ce jour, seulement 25 États l’ont ratifiée, dont 14 en Amérique du Sud.
« On se soutient même si nos cultures sont différentes. On est tous des êtres humains », déclare Nahomy Canaleso Rodriguez du syndicat SitradoTrans. Son pays le Nicaragua a ratifié la Convention en 2013. « Notre stratégie, c’était d’avoir de bonnes relations dans les arcanes politiques, expose-t-elle lors d’un atelier de travail. Mais il a fallu nous imposer, car beaucoup de fonctionnaires disent qu’ils n’ont pas le temps de nous recevoir. » « Aussi n’hésitez pas à vous adresser en particulier à des femmes politiques. Elles sont parfois plus attentives à nos problématiques », conseille Lucia Gandara, ancienne présidente d’un syndicat de travailleuses domestiques en Uruguay. Premier pays au monde à avoir ratifié le traité international, « mais pas forcément le premier à l’appliquer dans les faits… », dénonce sans détour cette femme gouailleuse et minuscule.
L'union des femmes fait leur force
Renforcées par leurs camarades, Fidelia et Floridelma décident à l’issue de la rencontre d’aller frapper à la porte du Congrès de la République. Elles sont accompagnées par une petite délégation composée de membres de Sitradomsa, ainsi que de deux Uruguayennes et deux Colombiennes, restées au Guatemala pour les soutenir.
«
Mujeres, unidas, jamás serán vencidas ! » («
Les femmes unies ne seront jamais vaincues ! »), scandent-elles en chœur sur le chemin, passant devant le Palais présidentiel. Cela fait des mois qu’elles attendent d’obtenir une consultation avec la députée du parti populaire de centre gauche Union nationale de l’espérance (UNE), Sandra Torres. «
Vu qu’on n’a toujours aucune réponse, on y va au culot », assume Fidelia, autorisée à rentrer dans les couloirs de cette haute institution démocratique.
Dans la salle d’attente de l’office du parti, une secrétaire les invite poliment à patienter. Sandra Torres est absente. Mais les membres de Sitradomsa espèrent pouvoir rencontrer Orlando Bianco, le président du groupe au Congrès. Le temps s’écoule… «
On restera là des heures, s’il le faut, annonce déterminée Maria Juliana Tubes, syndiquée depuis six mois.
Car ce n’est pas seulement pour nous qu’on se bat, mais pour toutes les autres ! ». La patience qui est leur lot quotidien est aussi une arme efficace de ces femmes.