Son parcours de militante et de citoyenne a habitué Ibtissame Lachgar aux insultes et autres menaces. Elle est née en août 1975, fille d’un syndicaliste et militant des droits de l’homme, et est elle-même une activiste des droits humains. Elle a cofondé, avec la journaliste Zineb El Rhazou, le
Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles (M.A.L.I.) présent sur tous les fronts - liberté d'expression, interruption volontaire de grossesse, droits des homosexuel-le-s etc. Ses combats vont au delà - avec le mouvement du 20 février, elle lutte pour plus de démocratie et contre la corruption. Elle est psychologue clinicienne et psychothérapeute spécialisée en criminologie et victimologie.
Cette photo où on la voit trinquer a été prise au cœur de Rabat, non loin du Parlement. Et les puritains se sont enflammés… Il nous a semblé nécessaire de raconter cet événement a priori anecdotique, mais si emblématique de l’abolition des frontières entre privé et public, et de l’instrumentalisation du privé à usage politique. Pas seulement au Maroc. En France aussi, des manipulateurs puisent au sein des données personnelles pour détruire ou dénoncer…
Récit d’une trainée de poudre par son auteure, un petit peu et légitimement pyromane, mais surtout beaucoup victime de l’incendie ainsi provoqué.
“Oui, la vue de cette photo a provoqué effroi, répulsion et profond mépris“
« Je n'ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c'est que les gens me traitent de féministe chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson. »
Rebecca West, féministe anglo-irlandaise
Un cocktail avec des amis, une soirée qui se prolonge, des moments d’échanges des plus banals autour de quelques verres. A l’ère du selfie, quoi de plus normal que de se prendre en photo. Quelques jours plus tard, j’en poste une naturellement sur FB. Sur cette photo, personnelle, on me voit souriante clope et 'binouze' à la main dans l’espace public… au Maroc.
Quelle ne fut pas ma surprise en voyant la dite photo reprise par des médias de caniveau, d’abord par le site web Kifache.com. Celui-là même qui avait repris une de mes photos personnelles avec Inna Chevchenko des Femen, dans laquelle je porte un pull à col roulé, ventre dénudé pour faire passer un message, affichant dans un titre racoleur que je m’étais complètement déshabillée. Bref, revenons à nos moutons, la fameuse photo clope/binouze a également été relayée par le non moins célèbre Al Ahdath Al Maghribya (journal à sensation, ndlr) qui mise encore une fois sur le scandale, que provoquerait une photo, c’est décidément son fonds de commerce.
Ladite photo a été partagée ou téléchargée par certain-e-s internautes friands de commérages et de méchanceté gratuite. Cible d’attaques personnelles et d’avalanches d’insultes. Quand bien même est-il vrai que la photo a été prise non loin du parlement, dans la capitale, ce qui aurait commencé en premier lieu à faire l’objet de la polémique, « Ibtissame Lachgar boit de la bière et fume devant le parlement. » titre Al Ahdat, a très vite viré à des échanges enflammés autour de ma prétendue débauche. « Si vous avez raté un épisode des aventures fabuleuses de Betty, ou l'un de ses statuts Facebook, ne vous faites pas de souci. La presse vous tiendra au jus. » Posté innocemment par un internaute sur son mur FB, les commentaires ne se font pas attendre.
« Cette fille est stupide, comme ce qu’elle fait d’ailleurs. Ne perdons pas de temps à lui faire de la publicité ».
Activiste des droits humains et des libertés individuelles, une certaine presse et autres détracteurs s’en emparent donc pour décrédibiliser mon engagement militant. Je découvre avec stupeur que Loubna Amghar, membre du parti politique PAM (Parti Authenticité et Modernité, considéré comme proche de la monarchie, ndlr) n’y va pas de main morte en publiant la photo sur son mur FB, rappelant à ses disciples que je suis celle qui avait osé « organiser » un kiss-in l’an passé. « J’ai perdu déjà trop de temps à commenter à propos de cette pute » finit par répondre un internaute au bout de quelques dizaines de commentaires. Quelques lignes plus loin : « Où vas-tu mon pauvre pays avec ce genre d’énergumènes » ou encore une petite prière « Que Dieu lui vienne en aide. » Le post a été supprimé dès le lendemain.
Sérieusement, j’ai du mal à comprendre ce harcèlement médiatique, mais les tabous ne manquent pas dans le royaume permettant d’alimenter l’imagination des pseudo-journalistes. Qu’y a-t-il de pire qu’une femme qui fume et consomme de l’alcool ? Oser le faire dans l’espace public !
Investir cet espace en tant que femme n’est pas chose aisée dans une société patriarcale, l’investir cigarette et bière à la main… Provocation crie-t-on ! Scandaleux ! Les insultes et les menaces fusent sur les réseaux sociaux. Misogynie et autres propos machistes battent leur plein. La consommation d’alcool (et de tabac) est un comportement essentiellement masculin, et reste particulièrement très mal vu pour les femmes.
Alors que l’alcoolisation par l’homme s’inscrit (et ce, malgré l’interdit et le tabou religieux) peu ou prou dans la culture marocaine, l’alcoolisation féminine est vouée à l’opprobre sociale. C’est alors que mon attitude sur la photo a été jugée dégradante, je me suis attirée les foudres d’une frange de la société aux mentalités sexistes et archaïques, j’ai subi un flot d’attaques odieuses et indignes. Oui, la vue de cette photo a provoqué effroi, répulsion et profond mépris.
Quelle désolation ! Je trouve ces réactions pathétiques, inquiétantes mais encore une fois représentatives d’une société de plus en plus conservatrice.
Mais pourquoi donc un tel déchaînement de haine et de violence ? Parce que le fantasme du rôle familial de la femme - soumise, résignée et confinée dans sa cuisine - comme pilier du ménage s’est effondré. Parce que le schéma classique, dans l’inconscient collectif, de représentation sociale de la femme comme gardienne de la morale, a été ébranlé. La femme est sous tutelle de sa propre famille avant de fonder la sienne sur le même modèle. Rien d’étonnant que de nombreux internautes s’interrogent, à l’instar de Loubna Amghar : « A chaque évènement son débat, nous discutons dans le cas présent de l'effronterie dans l'espace public, et si celle-là a une famille ».
L’émancipation de la femme a en effet des répercussions familiales - aux rôles de la femme dits traditionnels, avant tout celui de fonction reproductrice, s’ajoutent des fonctions dites modernes.
En somme, la femme qui boit et qui fume est synonyme de femme de mauvaise vie associée à la prostitution. On en conclurait presque : « mère ou putain, il faut choisir ».
Les femmes sont en droit d’attendre respect, et d'espérer être libres et indépendantes. Parce que oui, c’est aussi cela la liberté, n’en déplaise aux puritains.