Première écoute
Ce matin de juin, trois jeunes femmes patientent à l’accueil de l’institution. L’une d’elle, le visage poupin aux traits tirés, borde un nourrisson emmitouflé dans une couverture. Aux pieds de sa voisine, un sac de voyage rempli d'effets personnels. Sur le mur, en face, est accroché un portrait du roi Mohammed VI. Le téléphone sonne. Hind, la responsable d’accueil, décroche. "C’est une jeune femme de Tanger. Enceinte. Sa famille l’accuse de les avoir déshonorés. Ses frères ont menacé de la frapper si elle revenait. Cela fait deux jours qu’elle dort dans la rue. Elle a eu notre numéro par une tante", raconte-t-elle en raccrochant.

Lorsqu’elles arrivent à l’INSAF, les mères célibataires sont dans un état de détresse physique et psychologique immense. Pour connaître leur histoire et établir une relation de confiance, un.e psychologue les reçoit pour une première écoute. "Dans la majorité des cas, il y a un problème de violence ou de conservatisme du père de famille, constate Latifa Ouazahrou. Sous cette pression, éprouvant un cruel manque affectif, elles ont le désir de se libérer. Et souvent, face au premier venu qui leur susurre des mots doux, elles s’offrent à lui." Comme tous les êtres humains, ces femmes ont aussi des besoins physiques. "C’est comme ça dans tous les milieux sociaux. Seulement, celles qui ont les moyens ont la possibilité d’avorter à l’étranger, précise Meriem Othmani, co-fondatrice et présidente de l’association. Pour les plus démunies, une solution est "d’avorter dans l’illégalité par des pratiques dangereuses qui risquent de les mutiler à vie".

Lutter contre l’abandon
Beaucoup de femmes, enceintes, vont se cacher avant que leur état ne soit trop visible. Elles accouchent dans la clandestinité par peur des autorités. Puis elles abandonnent l’enfant une fois né et retrouvent leur place dans la société. "Nous pouvons imaginer leur détresse et leur profonde culpabilité. C’est d’une violence extrême à mon sens. Ces femmes ne sont pas des coupables, ce sont des victimes", défend Meriem Othmani, alarmée par les chiffres des abandons. Chaque jour, au Maroc, 24 enfants sont abandonnés, "et l'on ne compte pas les cadavres laissés dans une poubelle". Rien qu’à Casablanca, 300 bébés sont retrouvés morts ou vivants chaque année.Assistance juridique
Pour prévenir ce drame, l’INSAF accompagne les femmes qui le souhaitent dans une procédure légale d’abandon. "On fait aussi des tournées dans les maternités pour repérer les mères célibataires. Nous avons une convention avec le ministère de la Santé, précise Sophia Chefchaouni, responsable de la communication et de la levée de fonds. Nous insistons sur l’importance d’inscrire leur enfant à l’état civil pour qu’il ait une identité. Car au Maroc, les nouveaux-nés ne sont pas enregistrés d’office à la maternité." Les parents ont un mois pour le faire - après, cela se fait au tribunal. Dans certaines villes du Maroc, une nouvelle procédure permet aux mères célibataires de donner à leur enfant leur matronyme, ou un nom choisi parmi une liste exhaustive. Malgré tout, sans filiation paternelle, ces enfants grandissent en citoyens de seconde zone.Et le père ?
"Souvent, quand le partenaire prend connaissance de leur grossesse, il disparaît dans la nature, s’indigne Latifa Ouazahrou. Et le malheur, c’est que beaucoup de femmes s’entichent d’un homme qu’elles ne connaissent même pas. Parfois, il y a des fausses identités." Bien sûr, il y a des relations passagères. Mais souvent, la mère fait face seule. "On va taper à la porte des pères. Mais ils disent que rien ne prouve qu’ils sont les géniteurs", explique une assistante sociale chargée de l'accompagnement juridique. Et selon une jurisprudence de la Cour suprême, même si une filiation est établie par ADN, le père peut refuser de reconnaître l’enfant.
N’oublie pas ce que tu as appris ici ma fille : bosse, sois indépendante et garde toujours la tête haute !
Sophia Chefchaouni
Hébergée par l’association depuis six mois, Aïcha (son prénom a été modifié), 19 ans, est tombée enceinte hors mariage. Son partenaire avait promis de l’épouser, avant de changer d’avis. Soutenue par l’INSAF, la jeune maman aux cheveux couverts d’un foulard noir a entamé une procédure de reconnaissance de paternité. "Mon père a aussi menacé de porter plainte contre lui s’il ne m’épousait pas," ajoute-t-elle. Depuis, l’homme a bien voulu reconnaître son fils, âgé aujourd’hui de deux mois. Aïcha poursuit d’une voix désenchantée : "On va se marier et je vais vivre à Tanger avec lui."
Construire un avenir
Qu’aurait-elle fait sans l’INSAF ? Aïcha hésite, puis se confie à demi-mots : "Je me serais fait du mal…" Sophia Chefchaouni lui tend la main. "N’oublie pas ce que tu as appris ici ma fille : bosse, sois indépendante et garde toujours la tête haute !" La particularité de l’Institution est en effet de former ses bénéficiaires à des métiers. Elles peuvent y apprendre la couture, la cuisine ou la coiffure. "La formation dure trois mois. Après, elles suivent un stage au sein d’une entreprise partenaire, complète Fatima, la formatrice couture. Un suivi est également assuré après leur sortie. On leur trouve un hébergement et un emploi. On leur paie aussi le premier mois de loyer, la nurse, et les frais de vie."

En plus de la formation, "on leur apprend leurs droits et leurs devoirs", informe Latifa Ouazahrou. Un autre atelier de sensibilisation est dédié à l’éducation sexuelle et la santé reproductive. "A l’école ou dans les familles, le sexe, c’est tabou. Beaucoup de femmes tombent enceintes sans connaître leur corps." L’association s’engage aussi à leur redonner l'estime d’elles-mêmes à travers du développement personnel. "Le but : qu’elles puissent se ressaisir et reprendre une vie parce qu’elles ont quand même une grande responsabilité : élever un enfant."
Anciennes petites bonnes
En plus de son engagement envers les mères célibataires, l’INSAF mène une lutte contre le travail des enfants. "On a constaté que plus de 45 % de ces femmes étaient d’anciennes petites bonnes. Donc on s’est dit qu’il fallait faire un travail en amont pour stopper ce phénomène", relate Meriem Othmani. Dans les régions rurales pauvres et reculées du Maroc, certaines petites filles sont envoyées par leur famille au travail dès 6 ans. Or selon la loi 19-12 du Code du Travail, employer une bonne mineure est passible de prison. D’après une étude nationale réalisée en 2010 par le Collectif pour l’éradication du travail des petites bonnes (les seuls chiffres disponibles), on estime à 60 000 et 80 000 filles de moins de 15 ans exploitées comme travailleuses domestiques, et souvent victimes d’exploitation sexuelle.
On les rend à leurs parents, à qui l’on donne 250 dirhams par mois - soit le salaire que versaient les patrons à leur fille - pour qu’elles puissent retourner à l’école.
Meriem Othmani
Ce sont des petites filles qui sont invisibles. "Mais après enquête sur le terrain, nous allons les chercher sur leur lieu de travail, en expliquant à l’employeur qu'il est dans l’illégalité", indique Meriem Othmani. Depuis 2002, l’association a pu récupérer 500 mineures qui travaillaient à domicile dans les pires conditions. "On les rend à leurs parents, à qui l’on donne 250 dirhams par mois - soit le salaire que versaient les patrons à leur fille - pour qu’elles puissent retourner à l’école." L’association assure le soutien scolaire et offre les fournitures. "On les place ensuite dans des foyers pour qu’elles aient accès au collège. Et nous les accompagnons jusqu’au baccalauréat." Cette année, 10 anciennes petites bonnes ont obtenu leur diplôme.

De la nécessité d’être épaulée
Aujourd’hui, fort de son expertise et de ses résultats encourageants, l’INSAF peut compter sur l’implication des autorités locales et d’autres acteurs associatifs. "L’Etat nous a offert le terrain. La construction de l’immeuble qui abrite l’institution a été prise en charge par l'Initiative nationale pour le développement humain (INDH)", explique Latifa Ouazahrou. Quant aux financements, "nous recevons des dons de particuliers pour les petites bonnes. Toutefois, en ce qui concerne le pôle des mères célibataires, c’est plus compliqué. De manière générale, les Marocain.e.s se refusent à financer ce qu’ils considèrent comme un pêché", regrette Salma Benhamza, la responsable administrative financière. Heureusement, l’ONG reçoit des contributions de partenaires comme ONU Femmes, l’Union Européenne et la Fondation suisse Drosos. L’association ayant besoin de 8 millions de dirhams par an pour répondre aux besoins de ses bénéficiaires, déployer ses actions et rémunérer ses 35 salariés.
