Fil d'Ariane
Pécheresses, hors-la-loi. Comme telles sont jugées au Maroc les femmes qui ont un enfant hors mariage. Rejetées par leur famille, elles se retrouvent à la rue. A Casablanca, une association vient en aide à ces "filles-mères" mises au ban de la société. Depuis vingt ans, l’Institut national de solidarité avec les femmes en détresse (INSAF) leur offre un toit, des soins, et une formation professionnelle. De quoi se reconstruire et se persuader, enfin, qu’elles ont le droit, comme tout le monde, de vivre dans la dignité et le respect. Reportage.
Ce matin de juin, trois jeunes femmes patientent à l’accueil de l’institution. L’une d’elle, le visage poupin aux traits tirés, borde un nourrisson emmitouflé dans une couverture. Aux pieds de sa voisine, un sac de voyage rempli d'effets personnels. Sur le mur, en face, est accroché un portrait du roi Mohammed VI. Le téléphone sonne. Hind, la responsable d’accueil, décroche. "C’est une jeune femme de Tanger. Enceinte. Sa famille l’accuse de les avoir déshonorés. Ses frères ont menacé de la frapper si elle revenait. Cela fait deux jours qu’elle dort dans la rue. Elle a eu notre numéro par une tante", raconte-t-elle en raccrochant.
Lorsqu’elles arrivent à l’INSAF, les mères célibataires sont dans un état de détresse physique et psychologique immense. Pour connaître leur histoire et établir une relation de confiance, un.e psychologue les reçoit pour une première écoute. "Dans la majorité des cas, il y a un problème de violence ou de conservatisme du père de famille, constate Latifa Ouazahrou. Sous cette pression, éprouvant un cruel manque affectif, elles ont le désir de se libérer. Et souvent, face au premier venu qui leur susurre des mots doux, elles s’offrent à lui." Comme tous les êtres humains, ces femmes ont aussi des besoins physiques. "C’est comme ça dans tous les milieux sociaux. Seulement, celles qui ont les moyens ont la possibilité d’avorter à l’étranger, précise Meriem Othmani, co-fondatrice et présidente de l’association. Pour les plus démunies, une solution est "d’avorter dans l’illégalité par des pratiques dangereuses qui risquent de les mutiler à vie".
"Souvent, quand le partenaire prend connaissance de leur grossesse, il disparaît dans la nature, s’indigne Latifa Ouazahrou. Et le malheur, c’est que beaucoup de femmes s’entichent d’un homme qu’elles ne connaissent même pas. Parfois, il y a des fausses identités." Bien sûr, il y a des relations passagères. Mais souvent, la mère fait face seule. "On va taper à la porte des pères. Mais ils disent que rien ne prouve qu’ils sont les géniteurs", explique une assistante sociale chargée de l'accompagnement juridique. Et selon une jurisprudence de la Cour suprême, même si une filiation est établie par ADN, le père peut refuser de reconnaître l’enfant.
N’oublie pas ce que tu as appris ici ma fille : bosse, sois indépendante et garde toujours la tête haute !
Sophia Chefchaouni
Hébergée par l’association depuis six mois, Aïcha (son prénom a été modifié), 19 ans, est tombée enceinte hors mariage. Son partenaire avait promis de l’épouser, avant de changer d’avis. Soutenue par l’INSAF, la jeune maman aux cheveux couverts d’un foulard noir a entamé une procédure de reconnaissance de paternité. "Mon père a aussi menacé de porter plainte contre lui s’il ne m’épousait pas," ajoute-t-elle. Depuis, l’homme a bien voulu reconnaître son fils, âgé aujourd’hui de deux mois. Aïcha poursuit d’une voix désenchantée : "On va se marier et je vais vivre à Tanger avec lui."
Qu’aurait-elle fait sans l’INSAF ? Aïcha hésite, puis se confie à demi-mots : "Je me serais fait du mal…" Sophia Chefchaouni lui tend la main. "N’oublie pas ce que tu as appris ici ma fille : bosse, sois indépendante et garde toujours la tête haute !" La particularité de l’Institution est en effet de former ses bénéficiaires à des métiers. Elles peuvent y apprendre la couture, la cuisine ou la coiffure. "La formation dure trois mois. Après, elles suivent un stage au sein d’une entreprise partenaire, complète Fatima, la formatrice couture. Un suivi est également assuré après leur sortie. On leur trouve un hébergement et un emploi. On leur paie aussi le premier mois de loyer, la nurse, et les frais de vie."
En plus de son engagement envers les mères célibataires, l’INSAF mène une lutte contre le travail des enfants. "On a constaté que plus de 45 % de ces femmes étaient d’anciennes petites bonnes. Donc on s’est dit qu’il fallait faire un travail en amont pour stopper ce phénomène", relate Meriem Othmani. Dans les régions rurales pauvres et reculées du Maroc, certaines petites filles sont envoyées par leur famille au travail dès 6 ans. Or selon la loi 19-12 du Code du Travail, employer une bonne mineure est passible de prison. D’après une étude nationale réalisée en 2010 par le Collectif pour l’éradication du travail des petites bonnes (les seuls chiffres disponibles), on estime à 60 000 et 80 000 filles de moins de 15 ans exploitées comme travailleuses domestiques, et souvent victimes d’exploitation sexuelle.
On les rend à leurs parents, à qui l’on donne 250 dirhams par mois - soit le salaire que versaient les patrons à leur fille - pour qu’elles puissent retourner à l’école.
Meriem Othmani
Ce sont des petites filles qui sont invisibles. "Mais après enquête sur le terrain, nous allons les chercher sur leur lieu de travail, en expliquant à l’employeur qu'il est dans l’illégalité", indique Meriem Othmani. Depuis 2002, l’association a pu récupérer 500 mineures qui travaillaient à domicile dans les pires conditions. "On les rend à leurs parents, à qui l’on donne 250 dirhams par mois - soit le salaire que versaient les patrons à leur fille - pour qu’elles puissent retourner à l’école." L’association assure le soutien scolaire et offre les fournitures. "On les place ensuite dans des foyers pour qu’elles aient accès au collège. Et nous les accompagnons jusqu’au baccalauréat." Cette année, 10 anciennes petites bonnes ont obtenu leur diplôme.
Aujourd’hui, fort de son expertise et de ses résultats encourageants, l’INSAF peut compter sur l’implication des autorités locales et d’autres acteurs associatifs. "L’Etat nous a offert le terrain. La construction de l’immeuble qui abrite l’institution a été prise en charge par l'Initiative nationale pour le développement humain (INDH)", explique Latifa Ouazahrou. Quant aux financements, "nous recevons des dons de particuliers pour les petites bonnes. Toutefois, en ce qui concerne le pôle des mères célibataires, c’est plus compliqué. De manière générale, les Marocain.e.s se refusent à financer ce qu’ils considèrent comme un pêché", regrette Salma Benhamza, la responsable administrative financière. Heureusement, l’ONG reçoit des contributions de partenaires comme ONU Femmes, l’Union Européenne et la Fondation suisse Drosos. L’association ayant besoin de 8 millions de dirhams par an pour répondre aux besoins de ses bénéficiaires, déployer ses actions et rémunérer ses 35 salariés.