Dans la vie comme dans son art, Zainab Fasiki sait ce qu’elle veut : dénoncer le sexisme et le harcèlement physique et moral dont sont victimes les femmes au Maroc. Sur les réseaux sociaux, la bédéiste de 23 ans publie ses dessins d’héroïnes dénudées, libres d’être elles-mêmes et d’être respectées. A travers elles, elle entend déconstruire les stéréotypes qui collent au corps féminin tout en encourageant les Marocaines à investir davantage le milieu artistique. Rencontre.
Zainab Fasiki n’a pas le crayon dans sa poche. Avec sa coupe à la Louise Brooks légèrement en bataille, cette Marocaine dénonce dans ses dessins le malaise d’une société tiraillée entre modernité et traditionalisme. «
Ici, au Maroc, les hommes exercent une énorme pression sur les femmes. Nos libertés sont limitées par la morale religieuse. C’est vraiment la galère ! », tempête-t-elle en français, avec un doux accent arabe. Et si, comme elle l’estime, Zainab Fasiki ne répond pas aux critères qui caractérisent «
une fille bien », elle assume avec le sourire de «
faire n’importe quoi », autrement dit : dessiner des femmes nues. «
Je suis bédéiste, féministe, célibataire et je le vis très bien ! »
Dessiner pour lutter contre le sexisme
«
Féministe », le mot est lancé. «
Mais, attention, je ne suis pas féministe pour l’être juste comme ça. Je me sens vraiment victime, tient-elle à préciser.
Et je veux défendre mes droits ainsi que ceux de toute une population féminine. » Son engagement en faveur de l’égalité femme-homme est assez récent. Il est survenu au cours de ses études d’ingénierie. «
Quand j’étais à l’Ecole nationale supérieure d'électricité et de mécanique, il y avait 10 filles pour 40 garçons dans ma classe, mais c’était tranquille. C’est une fois rentrée dans le milieu professionnel que j’ai dû faire face au sexisme, se souvient-elle.
C’était à l’Office national ferroviaire, mon premier stage. J’étais libre de découvrir n’importe quoi. Mais, quand j’ai dit à mon tuteur que je voulais faire de la mécanique, il m’a ri au nez. Pour lui, ma place était derrière un ordinateur à créer des pièces en 3D. »
Se conformer au cliché sexiste, très peu pour Zainab. Car si elle dessine des personnages fictifs dans des cases, la jeune femme n’hésite pas à s’en extraire dans la réalité. En plus de l’ingénierie, le dessin a toujours été sa deuxième passion. «
J’avais comme plan de devenir ingénieure, mais j’ai tout arrêté pour la BD, annonce-t-elle.
On ne peut pas avoir le talent de dessiner et ne pas l’utiliser à temps plein pour témoigner, dénoncer et sensibiliser. » Le récit de vie intime de Zainab fait d’ailleurs écho à ceux recueillis dans la très éloquente bande-dessinée de Leila Slimani et Laetitia Coryn,
Paroles d’honneur, récemment sortie en France (éd. Les Arènes), mais pas au Maroc. Un roman graphique qui révèle l’hypocrisie d’une société arabe dans laquelle la femme ne peut être que vierge ou épouse, et où tout ce qui est hors mariage est nié.
Le pourcentage de femmes qui travaillent au Maroc, c’est toujours pas comme les mecs...
Zainab Fasiki
Terriennes : Racontez-nous vos débuts dans la bande-dessinée ?
Je dessine depuis que j’ai 4 ans. Mais, j’ai commencé la bande-dessinée, il y a seulement trois ans. J’ai découvert ce domaine artistique - quasi inexistant au Maroc - grâce à Skefkef. C’est le premier fanzine marocain sous licence ouverte. Il regroupe à chaque parution - trois par an - des artistes bénévoles marocains (illustrateur, graphistes, dessinateurs) pour créer un numéro autour d’une thématique principale, sous un angle satirique. En y collaborant, j’ai pu me former auprès d’artistes professionnels.
Réaliser des pages de BD dans Skefkef, c’est ce qui m’a permis de développer mes compétences, et d’affirmer mon engagement féministe. D’autant qu’au sein du collectif, nous n’étions que deux filles pour quatorze hommes. Pendant une longue période, il n’y en avait même aucune. Le pourcentage de femmes qui travaillent au Maroc, c’est toujours pas comme les mecs…
Terriennes : Dans la nuit du 20 au 21 août dernier, une vidéo a été mise en ligne. Elle montrait une femme de 24 ans se faire agresser en pleine journée à l’arrière d’un bus, à Casablanca, par quatre hommes. Sans que le chauffeur n’intervienne. Suite à sa diffusion, la vidéo a suscité de vives réactions. Quelle a été la vôtre ?
J’étais de bonne humeur ce jour-là, jusqu’à ce que je décide de me connecter sur Facebook… Je suis plusieurs pages de groupes féministes, et la plupart avaient relayé la vidéo. Son contenu m’a profondément choquée, mais pas étonnée. Vous savez, ce genre d’agressions arrive tous les jours au Maroc, ce n’est pas nouveau. Seulement, ce n’est pas toujours filmé par les agresseurs.
Beaucoup d’hommes, et de femmes, estiment que la façon de s’habiller de certaines jeunes filles, qui portent des jeans ou des robes, est une incitation au viol
Zainab Fasiki
Sur les réseaux sociaux, les internautes ont vivement réagi. Certains ont protesté contre les agresseurs. Des sit-in ont également été organisés. Mais je me suis dit : « Ah bah enfin ! Il faut une vidéo pour que vous preniez conscience de la gravité de la situation. Allô ! Cela arrive tout le temps sous vos fenêtres. » D’autres, par contre, on accusé la fille ! Beaucoup d’hommes, et de femmes, estiment que la façon de s’habiller de certaines jeunes filles, qui portent des jeans ou des robes, est une incitation au viol.
Terriennes : Vous-même avez été victime de harcèlement… Toute ma vie, j’ai été harcelée sexuellement et ça continue ! J’en ai marre d’avoir peur tout le temps que ce soit dans les rues, le bus, le taxi, … sans parler des plages ! La plage, c’est vraiment la galère pour les femmes au Maroc. Tu te fais constamment embêter.
L’année dernière, quand j’étais en stage à Tanger, j’avais pour habitude de m’y promener pour évacuer le stress. Mais lorsque j’enlevais mes vêtements pour me mettre en maillot, je pouvais sentir le regard insistant des hommes sur moi. Même quand tu es assise, ils viennent à côté de toi et te demandent ton numéro. Si tu vas nager, ils se rapprochent encore plus. Tu as l’impression qu’à tout moment tu vas te faire violer. Depuis, j’ai abandonné l’idée de faire bronzette les pieds dans l’eau. Evidemment, il y aura toujours des filles sur la plage, mais elles seront soit en famille soit accompagnées de leur mari.
Le harcèlement me fait tellement de mal parfois que je laisse tomber et je rentre chez moi
Zainab Fasiki
Le harcèlement me fait tellement de mal parfois que je laisse tomber et je rentre chez moi. Pour certaines femmes, c’en est presque devenu normal. Elles s’y sont habituées. Mais on ne peut pas continuer à se faire agresser sans rien dire.
Terriennes : Les femmes sont les personnages principaux de vos dessins. Quelle image de la féminité voulez-vous donner ? Ce n’est pas tant une image qu’un message que je veux transmettre. Celui de dire qu’il n’y a rien de choquant dans le fait de dessiner une femme nue. Quand je publie mes dessins sur les réseaux sociaux, si la plupart des internautes font preuve d’ouverture d’esprit, d’autres sont beaucoup plus critiques. Ils disent que c’est « haram » (interdit) c’est-à-dire contraire à l’islam. Il faut arrêter de sans cesse sexualiser le corps féminin. C’est aussi un objet artistique sur lequel on n’est pas forcément obligé de fantasmer.
Malheureusement, cette pression de la religion et de la culture, pèse sur les artistes. Je connais des femmes qui dessinent, mais jamais de corps nus. Pour elles, c’est inenvisageable, elles craignent trop la réaction de leur famille, des hommes, de la société. Pour les mêmes raisons, les hommes artistes représentent rarement des femmes nues. Cela nuirait à leur réputation. Je trouve tout cela regrettable. On ne peut pas empêcher un artiste de dessiner ce qu’il veut. On ne peut pas freiner toute une créativité au profit d’une morale religieuse ou culturelle.
Terriennes : Actuellement, vous travaillez sur un projet de brochures préventives qui seront distribuées dans les écoles. C’est important pour vous de sensibiliser les Marocain-e-s au problème du harcèlement dès leur plus jeune âge ? Vous-même quelle éducation avez-vous reçue ?
Oui, car c’est généralement à l’adolescence que surviennent les problèmes de harcèlement. Je vise donc les collégiens et les lycéens. En matière d’éducation sexuelle, il y a tant à faire puisque rien est expliqué. Moi-même mes parents, les professeurs ne m’ont jamais parlé de ça. Je me rappelle qu’à la télé quand, dans un show le présentateur parlait de sexualité, on changeait vite de chaîne. Au collège, quand on a commencé à étudier la reproduction, c’était bizarre, rapide et très (très) flou. J’ai même validé la matière sans même savoir exactement comment on tombe enceinte.
Leila Bazi, qui fait partie de l’organisme Lean à Casablanca, m’a contactée pour réaliser ces brochures illustrées. Lean est un organisme qui propose des workshops afin d’encourager les jeunes filles à réussir leur carrières. Parallèlement à ça, François Fatoux, consultant en égalité des genres, m’a demandé de réaliser des brochures contre le harcèlement au travail. Elles seront distribuées dans les entreprises. Car, même si la loi marocaine condamne le harcèlement au travail, il s’agit bien d’une réalité.
Terriennes : La Constitution marocaine de 2011 énonce que le pays s’engage à combattre toute discrimination en raison du sexe. Aussi, dans l’article 19, elle consacre une égalité totale entre les hommes et les femmes. Qu’en est-il dans les faits ? Vous sentez-vous réellement soutenue par le gouvernement ?
Si on regarde du côté des lois, le harcèlement sexuel est aussi condamné. L’article 503 de la Constitution le stipule : une personne « coupable d'harcèlement sexuel est punie de l'emprisonnement d'un an à deux ans et d'une amende de 5.000 à 50.000 dirhams ». Mais, dans les faits, ce n’est jamais appliqué. Sinon on aurait plus de la moitié des Marocains en prison.
J’ai perdu l’espoir de voir un changement. La société civile doit prendre les choses en mains
Zainab Fasiki
En ce qui concerne l’avortement, la loi a récemment évolué. Elle le rend désormais possible lors de grossesses dans le cas de malformation du fœtus, et de danger pour la mère. Mais de manière générale, l’avortement reste interdit et illégal. Très peu de médecins acceptent de le pratiquer. Encore aujourd’hui, une fille violée est contrainte de se marier à son agresseur pour éviter le déshonneur sur sa famille.
Je dois dire qu’on ne se sent pas vraiment soutenu par le pouvoir public. Le jour où est sorti la vidéo, les ministres étaient en congés. Mais ils auraient pu avoir un mot pour le peuple. Leur silence m’a fait mal. Même pas un discours, un paragraphe pour exprimer la gravité d’un tel accident alors que les grandes conférences à un million de dirhams, on en voit tout le temps. Au niveau du gouvernement marocain, c’est vraiment compliqué, j’ai perdu l’espoir de voir un changement. La société civile doit prendre les choses en mains.
Terriennes : Comment expliquez-vous ce décalage entre modernité et tradition ? C’est toujours le dilemme des hommes musulmans. Le mec qui veut avoir un rapport sexuel, le fera sans problème. Mais le jour où il se marie, il voudra une vierge. On encourage les hommes à coucher avant le mariage, mais pour les femmes c’est haram.
Ce poids de la tradition islamique freine la modernisation du Maroc. Avant les femmes étaient souvent habillées en djellaba. Maintenant, c’est le jean. Beaucoup d’hommes n’acceptent pas ce changement. Ils préfèrent toujours la femme au foyer à celle qui laisse ses enfants pour aller se balader dans la rue. Ils disent même que le harcèlement sexuel existe parce que les femmes ont décidé d’aller travailler. C’est n’importe quoi !
Pour les lois, je préfère la Tunisie. Je trouve que c’est l’un des seuls pays arabes à avoir réellement encouragé l’émancipation des femmes. Bien sûr, le Maroc est aussi un pays magnifique et moderne. Surtout si on le compare avec l’Arabie Saoudite… Ici, je peux conduire, voter, travailler, être ingénieure, … Mais il demeure ce problème du harcèlement qui gâche toute cette modernité. A quoi bon une liberté qui sera toujours limitée ?
C’est difficile de parler ouvertement des relations sexuelles hors mariage
Zainab Fasiki
Terriennes : Vous revendiquez la liberté sexuelle à travers les corps dénudés de vos personnages féminins. Pour avoir brisé ce tabou, le film sur la prostitution de Nabil Ayouch, « Much Loved », sorti en 2015, a été interdit de diffusion dans les cinémas marocains. Vous-même ne craignez-vous pas la censure ? Si bien sûr. J’ai d’ailleurs changé le scénario de ma BD « Omor », au moins mille fois ! C’est difficile de parler ouvertement des relations sexuelles hors mariage ou d’avortement. Ce qui est passible d’emprisonnement. J’ai donc laissé des passages qui ne font pas face aux lois, mais qui traitent de la situation. Par exemple, la soeur d’un des personnages tombe enceinte à la suite d’un viol. Elle tente de trouver un médecin pour avorter, mais tous refusent prétextant une opération trop risquée pour sa santé. A force de prendre des précautions, j’ai pris du retard sur la date de publication. Mais je ne veux pas prendre le risque de voir mon premier album censuré.
Trois femmes entre elles pour un premier album
Car, l’important pour moi n’est pas de faire une révolution avec un livre. Je veux simplement frapper à une porte et dire qu’il faudrait peut-être penser à régler les problèmes de notre société. Je ne veux pas qu’il m’arrive la même chose qu’à Loubna Abidar, l’actrice de Much Loved. Agressée, insultée, menacée de mort, elle a dû fuir le Maroc pour se réfugier à Paris. Je pourrais moi aussi partir m’y installer, où dans n’importe quelle autre ville. Mais je ne veux pas m’éloigner de mon pays ni y être contrainte. J’espère pouvoir éveiller les consciences de l’intérieur, au Maroc.
Terriennes : Parlez-nous d’Omor, votre premier album de BD… Omor, qui signifie « Des choses » en arabe, raconte - avec un zeste d’humour - le quotidien de trois Marocaines qui vivent dans le même immeuble à Casablanca. Chacune représente une catégorie de femmes : celles qui travaillent, … Ainsi, au premier étage habite Fatima, une étudiante en droit voilée, pour faire plaisir à sa famille, et qui se cache pour fumer. Son rêve est de devenir agent militaire, mais ici au Maroc, pour rentrer dans l’armée, il ne faut pas porter le hijab. Au 2
e vit Amel, une business woman célibataire et féministe. Enfin, au 3e étage réside Latifa, une mère au foyer. A force de disputes avec son mari, qui la trompe, elle envisage le divorce mais elle n’en a pas les moyens. Amel l’encourage à changer de vie en lui proposant un métier d’ouvrière au sein de son entreprise de textile.
Je regrette ce désert féminin dans le milieu du 9e Art
Zainab Fasiki
Je connais plusieurs dessinatrices marocaines talentueuses. Mais je ne sais pas pourquoi, aucune n’a encore publié d’album de bande-dessinée. Je regrette ce désert féminin dans le milieu du 9e Art. D’autant qu’ici personne n’a encore essayé de faire une BD qui traite de l’égalité des sexes. Partant de ce constat, je me suis dit : pourquoi pas moi.
Terriennes : L’émancipation fonctionne aussi avec des rôles-modèles… A seulement 23 ans, vous bénéficiez déjà d’une forte popularité. Etes-vous prête à incarner ce modèle pour les générations futures ? Oui, car je ne veux pas que les prochaines générations de femmes endurent autant d’inégalités entre les hommes et les femmes. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes filles n’ont qu’une seule chose en tête : l’American Dream. Elles ne veulent plus vivre ici et partent aux Etats-Unis ou en Europe. C’est dommage, car le Maroc est un pays magnifique où des opportunités s’offrent à nous. Seulement, on ne peut plus passer sous silence les violences faites aux femmes. Mes dessins seront mon outil de combat. Aujourd’hui, j’ai 23 ans mais je dessinerai jusqu’à mon dernier jour. Ce n’est que le début !