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Casquette blanche visée sur la tête, une femme d’une trentaine d’années s’occupe du potager. Les pousses de salade se portent à merveille. Un peu plus loin, une mère de famille se promène au soleil avec sa fille. A l’intérieur de la maison aux murs colorés, d’autres enfants jouent avec des blocs de construction ou écoutent une histoire. Des mains s’activent dans la cuisine. C’est presque l’heure du déjeuner.
Ce calme contraste avec le parcours cahoteux des femmes qui y ont trouvé refuge. Battues et abusées sexuellement par leur compagnon, elles ont réussi à fuir leur bourreau et à être prises en charge dans un réseau qui « fait le travail à la place des pouvoirs publics depuis 20 ans ».
Anli est arrivée dans une maison similaire après deux tentatives de suicide : « Si je n’arrivais pas à ôter ma propre vie, la violence physique et sexuelle m’auraient tuée de toute façon ». La jeune femme a fait une fausse couche. Plongée dans la dépression, elle a perdu son travail dans la foulée. Sans ressources et sans forces, c’est un ami qui lui a conseillé de se rendre dans un centre « d’empoderamiento ». « C’est le seul endroit où je pouvais trouver de l’aide gratuitement », raconte-t-elle.
« Dans ces maisons, vous et moi nous devons nous y sentir bien, accueillies. Nous sommes très attentives à l’esthétique », explique Wendy Figueroa, la directrice générale du Réseau national de refuges.
Car souvent, les femmes qui hésitent à faire appel à l’organisation, craignent de se retrouver dans un endroit sordide, triste. Or, c’est tout le contraire. « C’est joli. Nous sommes toutes ici à cause de la violence mais c’est calme », témoigne anonymement cette jeune femme de 28 ans.
Au pays où le mot « féminicide » a été forgé - plus de dix femmes sont assassinées chaque jour - la pandémie a fait basculer des milliers de Mexicaines dans la précarité et l’insécurité. La crise sanitaire a détruit des millions d’emplois, surtout informels, qui leur permettaient de sortir de la maison. En mai 2021, sept chômeurs sur dix étaient des femmes, selon l’Institut national de statistiques et de géographie (Inegi). En fin d’année, 894.320 femmes étaient sans emploi, toujours selon l’Inegi. Avec les écoles fermées pendant des mois, le temps consacré à l’école à la maison, aux soins et aux tâches ménagères a aggravé la situation en les empêchant de retrouver du travail.
C’est dans cette situation d’urgence permanente que Wendy Figueroa et son équipe travaillent depuis deux ans : « Nous avons accueilli 55% de femmes supplémentaires. L’année dernière nous en avons reçu 45 490. Quant aux enfants qui les accompagnaient, neuf sur dix avaient été victimes de violences physiques ou sexuelles ». 492 de ces femmes avaient échappé à une tentative de féminicide. « Nous sommes là pour éviter le pire », ajoute la psychologue de formation.
En 2020 au moment le plus critique, l’activité de l’organisation a augmenté de 80%. Ce qui inclue également le soutien à distance sur les réseaux sociaux et par téléphone. « Nous avons lancé des campagnes tous azimuts parce qu’il fallait atteindre des femmes enfermées qui ne pouvaient pas parler ou qui ne parlent pas l’espagnol dans les communautés indigènes, les femmes sourdes. Les réseaux sociaux, y compris WhatsApp, ont été fondamentaux pour mener à bien des campagnes discrètes », explique-t-elle.
Avant la crise sanitaire, il existait 69 lieux d’accueil répartis dans le territoire mexicain. Dans ce contexte, « nous avons dû ouvrir de nouveaux lieux d’accueil : quatre maisons d’urgence et quatre refuges ».
Car, le Réseau national de refuges travaille sur le long terme. Il existe cinq types de centres d’accueil différents pour s’adapter au mieux aux besoins des femmes. Quand elles sont particulièrement vulnérables, l’accueil d’urgence n’est que la première étape vers la reconstruction « intégrale », physique, psychologique et financière.
D’où la nécessité d’ouvrir de nouveaux espaces pendant la crise sanitaire car certaines qui devaient quitter les maisons de transition –la dernière étape avant de retrouver une vie « normale » n’ont pas pu le faire car les promesses d’embauche n’ont pas abouti. « Et il fallait les isoler avant d’intégrer les espaces sûrs afin de diminuer les risques de cluster ».
Pour y arriver, il faut des moyens, beaucoup de moyens. Sans soutien public conséquent, le Réseau compte sur les dons de particuliers, d’entreprises et d’organisations. C’est grâce au soutien de l’Union européenne que les nouveaux espaces ont pu ouvrir pendant la pandémie.
Depuis 2018, le programme « Alas de mariposa » (ailes de papillon) est l’aboutissement du travail de deux décennies. « Le temps d’accueil est illimité, certaines femmes peuvent rester jusqu’à trois ans. Le but est de retrouver la confiance, de construire un projet professionnel », explique la militante des droits des femmes.
Le premier objectif est de faire comprendre à toutes celles qui fuient une situation de violence que ce n’est pas de leur faute et qu’elles ont des droits. Pour en finir avec l’emprise, les séances de « thérapie féministe » sont indispensables.
« Une fois que tu es reçue et que tu commences tes séances de thérapie, tu prends conscience qu’il y a tout un réseau de femmes qui est là pour toi. Tu comprends ce que c’est d’être en sécurité. J’ai appris que ma douleur et ma frustration étaient légitimes. Je croyais que je ne m’appartenais pas. J’ai appris à identifier les comportements qui me mettaient en danger », raconte Anli.
Partager son histoire avec d’autres femmes victimes de violence a été précieux pour la jeune femme : « Dans les groupes de parole, on partage nos histoires de harcèlement, d’abus, de maternité. Le regard féministe de ces thérapies m’a permis de me sentir forte et pas comme une victime. Les cicatrices restent à vie mais on nous apprend à les regarder sans éprouver de la peine parce qu’on sait que nous avons survécu et que nous sommes puissantes ».
« Une fois que quelqu’un arrive chez nous, un processus commence. Elles reçoivent des soins physiques, les enfants sont également soignés, elles assistent à des formations pour apprendre un nouveau métier, elles ont droit à de l’aide juridique », ajoute Wendy Figueroa.
Les projets professionnels sont très divers mais il s’agit souvent de micro entreprenariat ou d’agriculture urbaine. Quand elles sont prêtes à s’envoler, les bénéficiaires du programme reçoivent 15 000 pesos, environ 637 euros. « Ce n’est peut-être pas grand-chose pour vous mais pour elles, c’est énorme ».
Grand sourire aux lèvres, Wendy Figueroa se souvient de cette femme qui a payé tous les soins médicaux dont elle avait besoin : « Ella a acheté des chaussures orthopédiques, fait des soins dentaires, elle a pu se rendre chez le gynécologue. Et elle m’a dit qu’elle avait retrouvé sa santé et qu’elle était donc moins dépendante. Pour nous c’est fondamental de promouvoir l’autonomie ».
La directrice du Réseau se souvient aussi de l’achat de ruches qui ont permis de faire du miel dans le jardin familial ou encore l’ouverture d’une petite cuisine communautaire dans une population indigène isolée : « Avant, cette femme devait faire quatre heures de route en transport collectif tous les jours pour se rendre au travail et rentrer chez elle. Pendant ce temps, ses enfants restaient seuls. Quand elle a ouvert sa cuisine, elle a retrouvé sa famille, un revenu, et une fois de plus, la santé. Elle était épuisée ».
Mariée de force très jeune, Maria Elena, elle, a pu divorcer à 68 ans après une vie passée à subir des violences.
Les témoignages dans ce sens sont foison. Les parcours sont pourtant loin d’être linéaires. Environ 12% des femmes accueillies dans le réseau reviennent au foyer violent. Que les survivantes prennent leur envol ou qu’elles reviennent, Wendy Figueroa souligne que le Réseau est toujours présent ; par téléphone avec les psychologues, sur internet et même dans les espaces d’écoute ponctuelle. Il est tout à fait possible de retrouver les refuges.
Ce soutien sans faille et gratuit est d’autant plus important que les maigres filets de sauvetage qui existaient disparaissent. L’administration de l’actuel président de gauche Andrés Manuel Lopez Obrador a supprimé les crèches publiques au niveau national, des crèches qui bénéficiaient aux familles les plus démunies, et cela au nom de la lutte contre la corruption. Le budget destiné à la lutte contre les féminicides et la violence faite aux femmes a fondu comme neige au soleil. Les ONG de défense de droits des femmes perdent leur subvention. Et les structures publiques existantes sont défaillantes.
« Je me suis rendue dans l’Institut de la femme de mon Etat –organisme national en charge de la lutte contre les inégalités et la violence sexiste- où on m’a déconseillé de porter plainte. La psychologue m’a traitée de folle. Je ne savais plus quoi faire, j’avais peur pour mon fils et pour moi-même. J’étais dévastée. J’ai osé demander de l’aide et j’ai été humiliée. Je pense que c’est pour cette raison que nous avons autant de féminicides. Les victimes sont fatiguées de demander de l’aide et de trouver portes closes », s’insurge cette femme de 34 ans qui n’a pas souhaité être identifiée.
L’organisation se bat au quotidien pour panser les plaies. « Pour moi, le plus important c’est de montrer ce que l’Etat veut rendre invisible. Nous dénonçons haut et fort la violence conjugale qui est l’avant-salle des féminicides et nous dénonçons aussi l’inaction de l’Etat. La seule voie politique pour sortir de cette impasse est le féminisme », affirme Wendy Figueroa.
Ces derniers mois, l’Organisation a réussi à acquérir deux maisons, toutes les autres sont louées. C’est un succès amer. Car le souhait du Réseau national de refuges est que ces maisons soient vides, et que plus aucune femme n’ait besoin de fuir ni de se cacher.