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Quelques jours après les mobilisations de la Journée mondiale des violences faites aux femmes 2022, la militante est certaine que la surveillance n’a pas décrue malgré les "Guacamaya papers" : "Nous n’avons pas de codes nucléaires dans notre téléphone, mais c’est évidemment très délicat. C’est une violation de notre vie privée. De plus, ces pratiques mettent en danger des collègues qui nous contactent et sur lesquelles le bureau du procureur a constitué un dossier basé sur leurs activités militantes contenant photos et une quantité alarmante d’informations", s’indigne Arussi Unda.
Notre seule stratégie est de continuer à militer, à informer et à occuper l’espace public.
Arussi Unda, du collectif Brujas del Mar
"C’est tout de même très inquiétant", ajoute Andrea Gomez, fondatrice de l’association Escuela de Pensamiento Feminista ("l’école de la pensée féministe"). "Car ce dispositif de surveillance ne vise pas uniquement certains groupes, il vise toutes les féministes. Dans un pays ‘féminicide’ où 9 femmes sur 10 ont subi de la violence, c’est révoltant de savoir que nous sommes les ‘ennemies’. Pire, notre mouvement social est mis sur le même plan que les cartels".
Les "Guacamaya Papers" ont révélé que le Sedena, ou Secretaría de la defensa nacional de México – l’équivalent du ministère de la Défense, où les militaires sont bien sûr prépondérants – surveille tout mouvement social, comme les syndicats, des journalistes qui seraient "pour" et "contre" le gouvernement et assimile les féministes aux narcos en parlant de "subversion".
Les documents sont très clairs quant aux motivations de l’Armée : "Les mobilisations sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus suivies et de plus en plus violentes". Il paraît plus que décalé de craindre cette violence quand le Mexique bat tous records de chiffres de féminicides, au moins dix par jour.
C’est le Bloc noir qui préoccupe particulièrement le Sedena.
Le 8 mars 2022, une marée verte et violette s’empare de la ville de Mexico et de nombreuses villes du pays. Une démonstration de force du mouvement féministe qui déplaît. Ce groupe anarchiste et cagoulé se trouve en tête de cortège et se donne pour tâche de garantir la sécurité de toutes les femmes de la manifestation.
Les membres du Bloc noir marchent aux côtés des Madres buscadoras, ces mères qui cherchent un être cher porté disparu avec leurs propres moyens, et souvent sous la menace. Au cours de cette manifestation, des violences éclatent, du mobilier urbain est dégradé, ainsi que la porte du Palais présidentiel et quelques monuments.
Dans ces cortèges, la colère des femmes est grande. "Car elles sont toutes victimes de violences qu’elles dénoncent et victimes aussi d’un système judiciaire inopérant", explique Andrea Samaniego, chercheuse et enseignante à l’Université autonome de Mexico (UNAM), spécialiste de la violence politique de genre. La colère est d’autant plus grande que le message des autorités est bien en deçà des attentes. "On nous dit que nous pouvons manifester mais sans endommager quoi que ce soit. Pour eux, une porte ou un monument a plus de valeur que la vie d’une femme", ajoute-t-elle.
Les "Guacamaya papers" détaillent comment, quelques jours avant cette manifestation, la surveillance s’intensifie. Il y a même des arrestations "préventives" au sein du Bloc noir, qui s’est également illustré en occupant à plusieurs reprises la Commission nationale des droits humains.
"Si la Défense s’intéresse autant au mouvement féministe, c’est parce que les militaires ont ignoré pendant des années son existence. Le féminisme mexicain a une centaine d’années, mais ces cinq dernières années, il est en pleine ébullition et expansion. Il est sorti de certains cercles militants et académiques pour infuser un peu partout. Les militaires doivent se demander ce que ‘détruire le patriarcat’ veut bien dire. Est-ce qu’on parle de révolution ? D’affrontement armé ?", analyse Andrea Samaniego, qui pense paradoxalement que surveiller les féministes, c’est leur donner l’importance qu’elles méritent, car c’est "la seule force politique qui représente une véritable opposition au président Lopez Obrador".
Ce sont les mouvements féministes qui remettent en question la gestion du gouvernement de gauche. Et ce sont ces mouvements qui ont empêché la nomination d’un ambassadeur accusé de violences sexuelles ainsi que la candidature d’un gouverneur pour les mêmes accusations.
La lecture très partielle des "Guacamaya papers" indique que les Forces armées craignent la récupération politique de ce mouvement devenu une véritable force d’opposition lors de la présidentielle de 2024. C’est pourtant mal saisir la composition de celui-ci, car "il faut parler de constellations très propres au féminisme, éloignées des organisations pyramidales avec un chef à la tête", souligne Emanuela Borzacchiello, chercheuse à l’Université autonome métropolitaine de Mexico, pour qui ces fuites sont paradoxalement une bonne nouvelle.
"On le soupçonnait depuis longtemps. Mais c’est la première fois que nous avons une véritable preuve de la surveillance de la part des forces militaires. Ce sont des preuves qui peuvent constituer un dossier en vue d’une plainte devant la justice. Depuis longtemps des témoignages de militantes sont documentés, mais c’est très difficile de transformer ces récits en plaintes, de peur de représailles. Il est impossible de garantir l’anonymat. Dans un contexte qui a toujours été problématique, nous avons pour la première fois des sources écrites vérifiables", explique la chercheuse.
Emanuela Borzacchiello souligne que les "Guacamaya papers" s’inscrivent dans la continuité de la "sale guerre" qui commence dans les années 1950 et se poursuit officiellement jusqu’aux années 1980. Pendant trente ans, l’Armée et la police répriment sauvagement tout mouvement contestataire. La tuerie d’étudiants à Tlatelolco en 1968 fut l'un des moments les plus sanglants de cette guerra sucia marquée par la violence politique et les disparitions forcées. Presque cinquante ans après, la disparition des étudiants d’Ayotzinapa ravivera des souvenirs douloureux. L’implication de militaires dans cette affaire est avérée, ce que, justement, les Guacamaya papers viendront confirmer.
A chaque fois qu’une confrontation se joue entre un mouvement social et l’Etat, les féministes sont là.
Emanuela Borzacchiello, chercheuse
"Juste après Tlatelolco, ce sont les mouvements féministes qui prendront la parole et occuperont l’espace public pour dénoncer le massacre et exiger justice. A chaque fois qu’une confrontation se joue entre un mouvement social et l’Etat, les féministes sont là. Nous retrouvons aujourd’hui une continuité également dans les méthodes, les militaires délégitiment, poussent à bout. Nous retrouvons la stratégie de contre-insurrection des années 1970", rappelle Emanuela Borzacchiello.
Interrogé en conférence de presse, le président mexicain a minimisé l’importance des documents qui font également état de nombreux cas de corruption et leur portée. Il a tout de même reconnu la fuite en recourant à sa rhétorique habituelle : "Nous ne surveillons pas illégalement nos opposants, comme nos prédécesseurs".
"Cette affaire est aussi une preuve supplémentaire de la subordination du pouvoir civil au pouvoir militaire", analyse Andrea Samaniego. Depuis la guerre déclarée contre les narcos en 2006, la militarisation de la frontière nord, puis du reste du territoire, les Forces armées ne cessent d’accroitre leur pouvoir.
"La question de la sécurité est dans tous les cas une préoccupation, car tout débordement sert à entacher le mouvement. Nous observons de plus en plus que des femmes policières sont déployées pour créer un affrontement de femmes contre femmes. L’ordre contre le désordre. Nous sommes certainement menacées mais pas intimidées", affirme Emanuela Borzacchiello.
Les féministes mexicaines ont redoublé de créativité et d’inventivité pour affronter ce 25 novembre 2022 la tête haute. "La force des féministes est aussi leur joie. Les manifestations sont festives. Nous jouons de la musique, nous peignons, nous mettons en place des ateliers de parole et de guérison, nous brodons. Ce qui dérange et fait peur c’est cette hétérodoxie dans la militance. Les collectifs sont pluriels et divers. Cette pluralité est aussi symbole de force".
Andrea Samaniego abonde dans ce sens : "Ce caractère artistique et sans gêne force les autorités à voir ce qu’elles ne veulent pas voir. Quand des collectifs féministes ont voulu parler au Président il a érigé des palissades devant le Palais présidentiel, les militantes ont donc écrit des milliers de noms des victimes de féminicide dessus. Les barrières ont été repeintes, les collectifs ont recommencé. ‘Vous ne voulez rien voir ? Nous allons vous montrer quand même."
#México #8M2021♀️ La jornada de este domingo 7 de marzo, fue protagonizada por la intervención del movimiento feminista sobre la muralla metálica que "protege" el palacio de gobierno de la #CDMX.
— Revista La Periódica (@LaPeriodicanet) March 8, 2021
de @lilifavela_ para @ruda_gt pic.twitter.com/Ex1CS9q65G
Les collectifs féministes n'en sont pas à leur première manifestation. D’ailleurs, les différentes organisatrices diffusent à chaque occasion une liste de recommandations concernant la sécurité des participantes. Armées de pancartes, de foulards et de musique les Mexicaines ont montré une fois de plus que la vague verte et violette est plus déterminée que jamais.
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