Réussite prodigieuse dans une des sociétés les plus inégalitaires du monde, où la grande majorité des 120 000 indigènes vivent dans des conditions misérables. Cayin o Clim est l’un des soixante hameaux dans lesquels se repartissent les 15000 Nivaklé du Paraguay, l’un des dix-neuf groupes indigènes du pays. C’est de cette communauté de 1600 habitants que sont originaires Adelaida Franco et Deisy Lucas Moreno.
Contrairement à la très grande majorité des communautés indigènes, Cayin o Clim (« le colibri blanc » en français) possède un centre de santé. Mais aucun médecin professionnel n’y pratique. Seul un étudiant-infirmier vient y faire des consultations, le jeudi après-midi uniquement. Et encore, seulement pour les habitants cotisant à une mutuelle, soit une minorité chez les indigènes. Au Paraguay, rien ne garantit, à tous, un accès aux soins. Les habitants de Cayin o Clim, sans mutuelle, n’ont alors comme unique choix que de se rabattre sur la médecine traditionnelle du chaman de la communauté.
On a choisi avec Deisy de devenir des professionnelles de la santé pour combler les manques dans notre communauté et améliorer le bien-être des nôtres
Adelaida Franco
« Mais le chaman ne sait pas soigner les nouvelles maladies » explique Adelaida Franco. Les nouvelles maladies, c’est à dire les maladies apparues depuis que les populations autochtones vivent au contact des blancs. « Contre ça, reprend-elle, seule la médecine occidentale est efficace. C’est pour ça qu’on a choisi avec Deisy de devenir des professionnelles du domaine de la santé. Pour combler les manques dans notre communauté et améliorer le bien-être des nôtres ».

Adelaida Franco n’a que dix-sept ans, mais elle dégage déjà une assurance singulière. Avec son amie Deisy, elles ont parcouru les 500 kilomètres qui séparent Cayin o Clim d’Asunción. Soit une bonne partie de la redoutée ruta Transchaco, qui peut se faire en dix ou onze heures. Mais qui se transforme en un chemin boueux que les innombrables cratères rendent impraticable par temps de pluie. Venir en ville n’est pas une nouveauté pour Adelaida : elle avait rendu visite à sa sœur l’an dernier à Asunción. D’un an son aînée, Eude lui a, en quelque sorte, ouvert le chemin en venant étudier dans un centre de formation pour devenir institutrice.
Des études supérieures inaccessibles pour la plupart des indigènes
Deux sœurs d’une même famille indigène faisant des études supérieures, un cas exceptionnel : seuls 50 indigènes sont actuellement titulaires d’un diplôme universitaire au Paraguay, sur une population totale de 120 000 individus. Pour Deisy, c’est la première fois de sa vie qu’elle quitte la communauté et le Gran Chaco. Une région qui accueille moins d’un habitant au kilomètre carré, mais qui regorge de caïmans, de tapirs et de jaguars.
Le 6 mars 2017, Deisy est entrée en première année de médecine tandis qu’Adelaida a entamé son cursus d’odontologie. Depuis le 21 février, elles bénéficient tous les matins de cours de « remise à niveau », destinés aux étudiants provenant d’écoles hors d’Asunción, considérés d’un niveau d’enseignement moins exigeant.

Chargée du cours de chimie, Silvia Ciciolli n’en croyait pas ses yeux quand elle a vu Adelaida assise dans sa classe. « Depuis 2004 que j’enseigne, je n’avais jamais eu un seul étudiant indigène. Sa présence surprend mais fait plaisir, car il n’y a qu’en étudiant que les jeunes indigènes pourront s’en sortir. Quand on voit dans quelles conditions ils vivent dans notre pays… ». Silvia Ciciolli, docteure en biochimie, a étudié pendant un an à Paris. Dans sa promotion en France, elle se souvient avoir côtoyé deux indigènes mexicaines, une aztèque et une maya. Les indigènes du Paraguay, elles, sont à des années-lumière de pouvoir aller étudier à la Sorbonne. Pour elles, la lutte vise d’abord à obtenir les droits les plus fondamentaux.
Les chiffres sur leurs conditions de vie sont en effet terribles. Ainsi, 63% des indigènes vivent dans l’extrême pauvreté, 41% des enfants souffrent de malnutrition. 93% des indigènes du Paraguay n’ont pas accès à l’eau courante. Pour mesurer de ses propres yeux le drame que les peuples indigènes vivent au quotidien au Paraguay, pas besoin de voyager bien loin, il suffit de se promener dans les rues de la capitale Asunción.
A quelques centaines de mètres de l’UAA (Université Autonome d’Asunción), que vient d’intégrer Adelaida, se trouve l’INDI. L’INDI (Institut Paraguayen de l’Indigène) est chargée de garantir leurs droits aux peuples indigènes, notamment l’accès à leurs terres ancestrales comme le stipulent les conventions internationales dont le Paraguay est signataire. Mais elle ne remplit pas du tout ses fonctions. Pire, toute l’année devant le bâtiment de l’INDI dorment à même le trottoir des familles indigènes.

Ainsi, cette semaine s’y trouvaient des familles du peuple indigène mbya-guarani du département de Caaguazú. Pedro, leur cacique (leader), nous a raconté leur histoire. « Nous avons été expulsés de nos terres ancestrales il y a sept ans par un cultivateur de soja, un Brésilien, nous a-t-il détaillé. Depuis, nous errons, tantôt dans les champs près de nos terres ancestrales jusqu’à ce qu’on nous expulse de nouveau, tantôt dans les rues d’Asunción pour quémander des vivres aux fonctionnaires de l’INDI ou aux passants ».
Déforestation, spéculation, menaces en tout genre contre les indigènes du Paraguay
La moitie des indigènes du Paraguay ont été chassés de leurs terres ces dernières années par les grands propriétaires terriens. Chasseurs-cueilleurs depuis toujours pour la plupart, leur mode de vie en a été bouleversé car ce sont deux visions du monde qui s’entrechoquent avec violence. D’un coté, celle des occidentaux, fondée sur le travail, la société marchande. De l’autre la cosmovision des indigènes qui, pour schématiser, ne font qu’un avec la nature, les plantes, les animaux.

Particulièrement touché, le Chaco, où vit le peuple Nivaklé d’Adelaida et Deisy, est une des régions du monde au taux de déforestation le plus élevé. Leurs familles ont donc dû radicalement changer de mode de vie en quelques années pour survivre sans l’apport de la forêt, qui leur procurait lieu de vie, alimentation et bien-être.
Le père d’Adelaida est alors devenu boulanger, la mère de Deisy est maintenant serveuse dans un restaurant. Tous deux travaillent non loin de Cayin o Clim, dans le bourg voisin de Neuland, fondé par des mennonites, protestants d’originaire allemande qui ont créé des villes en partant de zéro dans le Chaco abandonné par l’Etat paraguayen. Cette relative stabilité économique était la condition sine qua non pour que Deisy et Adelaida puissent venir étudier à Asunción car la bourse d’études qu’elles ont reçue couvre uniquement les frais de scolarité. Deisy est ainsi logée chez une vieille dame veuve en échange d’un peu de ménage et de quelques courses. Adelaida a trouvé quant à elle une chambre chez une famille qu’elle payera 500000 guaranies (environ 80 euros) par mois.
Elles se retrouvent tous les après-midi sur la place Italia, ilot de fraicheur d’une Asunción écrasée par la chaleur de l’été subtropical. Jeunes femmes issues d’une communauté indigène au Paraguay, Deisy et Adelaida partaient de très loin. Sans attendre rien de personne, elles ont pris leur destin en main.