Fil d'Ariane
En cinq ans, les ventes de produits défrisant ont baissé de 37% dans le monde. De plus en plus de femmes noires et métisses gardent leurs cheveux au naturel, un mouvement qu'on appelle nappy, pour naturelle et heureuse. Bien plus qu'un phénomène de mode, ce geste est révélateur d'une démarche plus profonde. Enquête au Québec.
Dans sa maison à Montréal, Judith Dorvil tourne les pages d'un album photos, les pages d’une grande partie de sa vie : une vingtaine d’années à dompter son cheveu, à grands coups de produits chimiques agressifs qui imposent une texture raide aux cheveux crépus.
Le cycle a commencé à 12 ans lorsqu’elle a eu son gros cadeau, son premier défrisage dans un salon de coiffure, juste avant l’entrée au secondaire, car il fallait "être jolie, bien mise". Et cela passait par des cheveux maîtrisés, lisses.
"Pour la première fois, on m’appliquait cette crème qui pique, brûle et sent mauvais". Cette femme d’origine haïtienne née à Montréal se souvient du sentiment à la sortie du salon avec ses "cheveux hyper souples, très lisses avec une raie au milieu. Là, j’étais grande, j’étais prête pour entrer au secondaire". Elle se rappelle même d’avoir sautillé sur le chemin pour que ses cheveux suivent le mouvement de son corps.
Dans la communauté dans laquelle j’ai grandi, porter les cheveux crépus, les cheveux naturels n’était pas bien vu.
Judith Dorvil
Judith continue de feuilleter l’album photos. Ici, sa mère et ses amies, là quelques copines, aussi d’origine haïtienne, toutes ayant les cheveux défrisés : "Dans la communauté dans laquelle j’ai grandi, porter les cheveux crépus, les cheveux naturels n’était pas bien vu, raconte la quadragénaire. Si tu allais dans une soirée haïtienne, c’était le party des cheveux lisses, toutes les femmes étaient comme ça", ajoute Ronald Georges, son conjoint.
Selon la sociologue antillaise, Juliette Sméralda, qui a écrit deux livres sur le sujet, le rejet du cheveu crépu et les origines de sa représentation négative dans le monde s’enracinent notamment dans l’histoire de l’esclavage : "Les Africains déportés ont été privés d’accessoires et de temps à consacrer à leur coiffure, ce temps qui était très long dans leur civilisation. Dans la civilisation plantationnaire, on est au service du maître, du travail non-stop, et le maître refusait catégoriquement de leur laisser le temps de s’occuper de leur hygiène corporelle."
Cette guerre aux cheveux crépus, bouclés, s’explique aussi par la pression sociale et tous les stéréotypes négatifs véhiculés.
"On dit que cela fait esclave, pas professionnel, négligé, qu’on ne trouvera pas de mari, pas de travail, qu’on travaille dans les champs, explique Esther Nelsa, alias Nel, du blogue Racines Crépues, une des premières à avoir documenté au Québec son retour aux cheveux naturels. Il y a une perception très négative, y compris par exemple dans des écoles en Afrique du Sud où on demande à des élèves de ne pas garder leurs cheveux au naturel."
Dans certains pays, le cheveu lisse est même synonyme de richesse.
"Cette texture de cheveu est exposée à des jugements très sévères et s’accompagne d’un désir presque inaliénable de s’en défaire. Car le cheveu crépu déroge à l’étiquette, explique la sociologue Juliette Sméralda, l’étiquette étant un cheveu lisse domestiqué [...] et en société, lorsque l’on sort, au travail, c’est la règle de l’étiquette qui prévaut. Donc, les femmes noires, au travail ou dans un cadre public, ont à se présenter de la même façon lissée que les femmes occidentales."
D’ailleurs, la célèbre auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie a déclaré que « si Michelle Obama avait porté ses cheveux au naturel, Barack Obama n’aurait jamais gagné! ». Pendant les deux mandats, l’ex-première dame est apparue les cheveux lissés, bien coiffés.
La première photo officielle de Michelle Obama avec les cheveux au naturel remonte à décembre dernier lorsqu’elle se montre tout sourire en première page du magazine Essence.
La publicité n’aide pas avec son jargon négatif, notamment des publicités faisant l’apologie du cheveu lisse qui met en scène des petites filles affirmant que, pour entrer dans leur cercle, il faut être défrisée. "C’est ancré, même inconscient. Tu grandis, tu te fais défriser, puis après tu te demandes pourquoi tu fais ça !" dit Esther Nelsa.
Le déclic, pour Esther Nelsa a été trois petites photos de Lauryn Hill, Jill Scott et Macy Gray portant leurs cheveux au naturel à la fin d’un magazine spécialisé pour cheveux noirs en 2009.
Pour Judith, ce n'est ni l’aspect financier, 200 $ par mois pour avoir ce cheveu lisse, ni ses cheveux de plus en plus cassants et son cuir chevelu abîmé qui ont été décisifs, c’est plutôt sa fille.
C'était il y a 9 ans. Maëlle, alors âgée de 3 ans, pleurait à chaudes larmes et hurlait, disant ne pas aimer ses cheveux et voulant avoir des cheveux lisses comme sa copine Alice et sa maman.
Judith, interloquée, se souvient d'avoir mis les mains dans ses cheveux et de lui avoir demandé : de quoi tu parles? Silence. Judith venait de prendre conscience qu’elle avait aussi les cheveux lisses. Les larmes aux yeux, elle a pris la tondeuse dans la salle de bain et s’est rasée. "Je venais de prendre conscience que j’avais la même souffrance que ma fille. C’est là que j’ai entrepris d’aimer mes cheveux. La prise de conscience a été terrible !"
S’il y a 10 ans, produits et salons étaient rares, et que seuls quelques blogues, comme Racines Crépus, tentaient de guider les nouvelles nappy, aujourd’hui, la donne est autre. Ils se sont multipliés, alors que les ventes de produits lissants ont baissé de 37 % en cinq ans dans le monde.
Le salon d’Abisara Machold-Adouco, une Ivoiro-Autrichienne aux tresses rastas, est la preuve de ce mouvement. Elle a débuté il y a six ans avec une table et deux étagères, désormais son Inhairitance emploie 22 personnes et une succursale ouvrira en Martinique.
"Je suis hyper fière et contente, car je vois cette mouvance comme une forme de soin, d’acceptation de soi, de sa culture, son héritage". Mais Abisara a de la difficulté à trouver des coiffeurs-coiffeuses spécialisés pour cheveux frisés, crépus.
En fait, "65 % de la population mondiale a des boucles, et la majorité n’est pas servie correctement"', précise-t-elle. Alors, elle les forme et ouvrira une académie de coiffure. Des appels à quelques écoles de coiffure de Montréal n’ont pas permis de trouver un cours spécialisé pour les cheveux crépus.
Les grandes sociétés de cosmétologie ont, elles, changé de cap, car le marché du cheveu est un commerce florissant. Les femmes noires dépenseraient de trois à six fois plus que les femmes blanches pour leurs cheveux.
Dans les années 60-70, avec les Black Panthers et Angela Davis, la coiffure afro s’était déjà illustrée comme un moyen d’expression, d’affirmation politique et culturelle. Mais cette fois-ci, la mouvance est plus globale. "La façon politique par laquelle le mouvement des Black Panthers a amené la question du cheveu a fait que, lorsqu’on a tué dans l’œuf ce mouvement, la question du cheveu n’a plus été posée de la même façon. Ce qui a changé, c’est l’approche sociologique. Le mouvement nappy a une assise beaucoup plus sociale," explique la sociologue Juliette Sméralda.
On parle cheveux, mais je pense que, de manière plus générale, les gens ont le goût d’être eux-mêmes.
Judith Dorvil
La question du bien-être aussi est prise en compte, poursuit Nel, et cela passe par l’arrêt de pratiques extrêmement nocives. "J’ai l’impression qu’il y a un éveil qui se passe. On parle cheveux, mais je pense que, de manière plus générale, les gens ont le goût d’être eux-mêmes", ajoute Judith.
Accompagnée de sa sœur pour la soutenir, Mia, 25 ans, s’apprête à faire son big chop, un grand moment dans la vie des femmes nappy. Il consiste à couper tout ce qui est défrisé, certaines rasent complètement, d’autres font une transition avec le risque toujours de retomber dans le défrisant.
Danielle coupe les mèches défrisées. Téléphone regorgeant de photos d’elle les cheveux lisses, les yeux fixés sur son reflet, Mia semble vivre quelque chose d’intime.
"C’est plus que me couper les cheveux, c’est une autre sensation [...] je sens que je m’affirme, j’affirme ma négritude. C’est toute une fierté, et le naturel qui revient est très émouvant". Elle marque une pause et avoue se dire intérieurement qu’elle se trouve "pas si pire, très belle même !"
Pour Judith, Nel, Mia, Danielle Abisara et d’autres, choisir de devenir nappy, c’est être à un cheveu "de son identité, de la liberté, de la fierté, de changer le monde, de s’accepter, de ne pas se conformer, de porter sa couronne".