Au Québec, la femme est l'avenir du vin

La viticulture québécoise est en plein essor et les femmes ne sont pas en reste. Contrairement aux pays où l’art de la vigne s’ancre dans la tradition patriarcale, au Québec, les femmes travaillent sur un pied d’égalité avec les hommes, même s’il reste toujours de la place pour l’amélioration. Reportage.

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Geneviève Thisdel

Geneviève Thisdel, vigneronne, domaine Les Bacchantes.

Terriennes/Catherine François
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Saviez-vous que seulement 12% des vignerons dans le monde sont des femmes et seulement 3% de ces vigneronnes sont propriétaires de leur domaine ? Au Québec, difficile de savoir avec précision combien de femmes travaillent dans la viticulture – combien y a-t-il de vigneronnes, par exemple.

80% des vignobles cogérés par des femmes

"Je ne peux pas vous donner de chiffres précis, explique Mélanie Gore, directrice générale du Conseil des vins du Québec, parce que la grande majorité des vignobles du Québec sont des entreprises familiales, où le couple gère le vignoble. Il est plus rare que ce soit seulement une femme ou seulement un homme. Donc quand vous demandez combien des 165 vignobles du Québec sont gérés par des femmes, certainement près de 80% sont copropriétaires. Puis, quand on travaille dans un vignoble, autant au champ, au chai, à la vente, à l’agrotourisme, les femmes sont intégrées dans l’ensemble de ces tâches"

Depuis une dizaine d’années, avec la création de nouveaux domaines, les femmes ont fait leur entrée dans le secteur et ça a beaucoup changé. Véronique Hupin

Chaque année, le Conseil des vins du Québec tient son assemblée générale où tous les vignobles membres sont conviés. "Je vous assure que les femmes sont bien présentes et en très grand nombre, précise Mélanie Gore. En fait, la plupart des membres du Conseil des vins du Québec viennent en couple – si c’est seulement l’un des deux qui vient, c'est pour des raisons d’efficacité ! Avoir un vignoble au Québec est très exigeant, alors travailler en couple ou en famille est souvent le modèle".

Véronique Hupin

Véronique Hupin, vigneronne et copropriétaire du domaine Les Pervenches

@Terriennes/Catherine François

Les temps changent

C’est le cas de Véronique Hupin, propriétaire du vignoble Les Pervenches avec son conjoint Michael Marler : ils ont acheté le domaine en 2000, dans la région de Farnham, dans les Cantons de l’Est. Une sorte de retour aux sources pour Véronique, qui vient d’une famille d’agriculteurs : "Quand j’ai commencé, il y a vingt-cinq ans, se souvient la vigneronne, il n’y avait vraiment pas beaucoup de femmes, c’était très masculin, avec une vieille garde assez macho. Mais depuis une dizaine d’années, avec la création de nouveaux domaines, les femmes ont fait leur entrée dans le secteur et ça a beaucoup changé".

Nous prenons souvent des stagiaires qui viennent de France et qui sont abasourdies par le nombre de femmes qu'elles voient autour d'elles. Ève Rainville

Un constat que fait également Ève Rainville, copropriétaire du Domaine Bergeville qu’elle a fondé en 2008 avec son conjoint Marc Théberge, en plein cœur des Cantons-de-l’Est, magnifique région à l’est de Montréal : "Je pense que nous sommes assez choyés au Québec, parce que les femmes ont pris et occupent une belle place, et ce depuis une dizaine d'années, tant dans les vignes que dans les cuves. On est choyé parce que c'est ça reste un milieu assez masculin dans d'autres régions du monde, comme en France. Ici, je peux nommer plusieurs femmes qui sont mises en avant, tant en viticulture qu'en vinification. Et il y a aussi une ouverture de la part de nos collègues masculins. Nous prenons souvent, dans le domaine, des stagiaires qui viennent de France et qui sont abasourdies par le nombre de femmes qu'elles voient autour d'elles, comparé à la France".

Regard croisé

Geneviève Thisdel, elle, est vigneronne, cheffe de produits, au domaine Les Bacchantes, dans le sud du Québec, tout près de la frontière américaine. Elle a aussi développé ses propres vins, sous l’étiquette "En roue libre" en parallèle aux produits des Bacchantes. 

Ici, la viticulture est toute jeune. Tout est à construire et il n’y a pas d’aprioris sur la femme.Geneviève Thisdel

Auparavant, entre 2013 et 2019, Geneviève Thisdel a passé cinq ans dans le Beaujolais où elle avait aussi développé ses propres vins. Elle a donc un regard croisé sur la situation des femmes dans la viticulture en France et au Québec : "Ici, la viticulture est toute jeune. Il y a peu de tradition viticole, tout est à construire et il n’y a pas d’aprioris sur la femme dans ce domaine, par rapport à un pays comme la France. Il y a des femmes en sommellerie, des femmes qui ont des agences d’importation, des femmes qui sont œnologues, qui sont en restauration, des femmes qui sont dans les vignes, des femmes qui vinifient. Donc oui, les femmes ont pris leur place dans tout cet univers", déclare Geneviève Thisdel.

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Sur un pied d’égalité

Pour les trois vigneronnes rencontrées par Terriennes, aucun doute : la femme travaille sur un pied d’égalité avec l’homme dans la viticulture québécoise. "Si on compare avec ce qu’il se passe en France par exemple, on est complètement à égalité avec les hommes, estime Véronique. Quand j’ai fait mon BTS en France, on était juste 3 filles sur 25, on ne laisse pas facilement la place aux femmes en France, souvent ça passe de génération en génération de père en fils", souligne Geneviève Thisdel, qui raconte que pendant des années en France, on disait que si une femme entrait au cuvage, elle allait faire tourner le vin, alors il y avait des vignerons qui refusaient l’entrée de femme dans leur cuvage, surtout si elles avaient leurs menstruations ! "Cela m’est même arrivé, en 2017, de rencontrer une femme œnologue que je suis allée voir pour lui parler de mes vins et elle m’a demandé : mais il veut quoi votre mari ?" se souvient Geneviève Thisdel.

Véronique explique de son côté qu'elle et son conjoint ont veillé à ce que son nom soit autant associé que celui de son mari à leurs vins. Ils font un travail complémentaire, mais dans une totale égalité, tant dans leurs tâches que dans la reconnaissance du succès de leurs produits.

Ève Rainville abonde : "Il y a souvent des couples qui se lancent dans l'aventure d'un vignoble et on voit les deux, l’homme n'est pas seul mis de l’avant, la femme va l’être aussi et même parfois plus. Quand il y a une femme dans un domaine, elle est mise sur un pied d’égalité avec les hommes. C’est très intéressant aussi de voir que parmi la relève, chez les vignerons de deuxième génération, il y a de jeunes femmes".

Réalités et défis

Les femmes ont beau être sur un pied d’égalité dans la viticulture québécoise, elles ont quand même plusieurs défis à relever : le premier est d’ordre physique, parce que travailler dans les vignes est un travail physique, exigeant, encore plus pour une femme.

L'agriculture reste un métier développé par les hommes, et les outils sont souvent mal adaptés au physique des femmes.Ève Rainville

"L'agriculture, précise Ève Rainville, reste un métier développé par les hommes, et les outils sont souvent mal adaptés au physique des femmes. Cela peut être un frein à performer, parce qu'il nous faut parfois forcer beaucoup plus, ou pas de la même façon, qu’un homme. A ce niveau-là, il y a des améliorations à apporter"

"Mais on a une tête avec laquelle on va réfléchir pour pallier notre force physique qui ne sera pas la même que celle d’un homme, dit Geneviève Thisdel en souriant. On va chercher à faire ce qu’on doit faire, mais le faire autrement". Ève Rainville d'ajouter : "Il y a comme un petit côté intimidant pour les femmes à utiliser de la machinerie. Il faut se donner les moyens pour être à l’aise avec ça".

Quand on est viticultrice, on ne peut pas se mettre en pause pendant un an, un an et demi ou deux pour s’occuper de nos enfants. Ève Rainville

La vigneronne souligne qu’un autre défi pour la femme dans la viticulture, c’est la fameuse conciliation travail-famille : "Les réalités féminines sont quand même un peu différentes de celles des hommes. Parce qu’on le veuille ou pas, seules les femmes peuvent avoir des enfants. Et quand on est viticultrice, on ne peut pas se mettre en pause pendant un an, un an et demi ou deux pour s’occuper de nos enfants ; on ne peut pas prendre une année sabbatique. La viticulture, on ne peut pas la mettre en pause. Ce serait une très bonne idée de créer une garderie en milieu familial dans un domaine ; ce serait formidable pour les femmes qui y travaillent".

Enfin, dernier défi, et non le moindre : trouver l’argent pour s’offrir un domaine pour qui veut devenir propriétaire : ce sont des investissements colossaux, qui se chiffrent en plusieurs millions de dollars. Il faut donc avoir les reins très solides financièrement pour acheter des terres et y planter des vignes, ou racheter un domaine déjà existant. Voilà pourquoi des femmes optent plutôt pour le négoce, ou achètent la récolte à un domaine existant, comme le fait Geneviève Thisdel.

La viticulture québécoise en pleine expansion

La viticulture au Québec est un secteur très jeune : le premier vignoble a ouvert dans l’est de la province il y a un peu plus de quarante ans. Mais ces dix dernières années, la production de vin est passée de 1,4 million de bouteilles en 2013 à plus de 3,1 millions de bouteilles en 2023, soit une augmentation de 120%

Aujourd'hui, 165 producteurs ont un permis de production artisanale et sont membres du Conseil des vins du Québec. Ce dynamisme s’explique par un double phénomène : les vignerons et vigneronnes québécois-es ont considérablement amélioré la qualité de leurs vins, ce qui s’est traduit par une augmentation de leur clientèle. Les Québécois ont découvert ces dernières années qu’il y avait de très bons vins ici aussi, surtout dans les blancs. 

Geneviève Thisdel a finalement décidé de revenir s’installer au Québec après ses années dans le Beaujolais pour des raisons familiales, mais aussi parce que c’était stimulant de participer à cette effervescence dans le monde viticole québécois : "J’étais à la croisée des chemins et je ne regrette pas mon choix : il y a quelque chose à construire ici, on a de la liberté sur tout, on a des clients qui veulent découvrir des choses. Dans les vignes on apprend tous les jours parce qu’on a des climats, des terroirs différents".

@Terriennes/Catherine François

Sommellerie et distribution : peut mieux faire

Les sœurs Géraldine et Anne Julie Beaulieu ont repris les rênes de l’entreprise familiale, fondée en 1978 par leurs parents : l’agence VINCONSEIL, spécialisée dans l’importation et la distribution de vins – il faut savoir qu’au Québec, la vente d’alcools est un monopole d’État géré par la Société des Alcools du Québec, même si les épiceries et marchés d’alimentation peuvent aussi vendre du vin et de la bière sous certaines conditions. 

Les trois agences qui vendent 70% des produits à la Société des alcools du Québec sont menées par des hommes.Anaïs Marchand

Les sœurs Beaulieu constatent une différence de culture notable entre le Québec et les pays européens où elles vont régulièrement en démarchage dans des domaines pour chercher de nouveaux clients à faire découvrir aux amateurs québécois. "On est chanceux au Québec, constate Anne Julie Beaulieu, parce qu’on n’a pas grandi dans une culture où il y avait des barrières pour les femmes. Très vite les femmes ont pris d’assaut la relève dans le domaine de la viticulture, on n’a pas eu tant de barrières que ça. Aujourd’hui, il y a autant de filles qui s’intéressent à ce domaine. On voit la différence, quand on voyage ailleurs dans le monde pour l’agence". 

Géraldine Beaulieu renchérit : "Au Québec, on n’a pas grandi dans une culture viticole donc ça reste un domaine qui est ouvert à tout le monde, alors qu’en Europe, ça reste un milieu d’hommes où les femmes essaient de faire leur place".

Anne Julie et Géraldine Beaulieu

Les soeurs Anne Julie et Géraldine Beaulieu, de l'agence VINCONSEIL, venues donner une conférence au festival Cuisine, Cinéma et Confidences à Baie-Saint-Paul,  au Québec, en mai en 2024.

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Les deux sœurs racontent qu'elles rencontrent souvent des producteurs qui ont de la difficulté à faire affaire avec des femmes, et elles doivent leur démontrer qu’elles sont tout aussi professionnelles et crédibles qu’un homme. "Mais je dois avouer qu’il est très rare de travailler avec des producteurs qui nous font sentir une certaine forme de machisme", souligne Anne Julie avec un petit sourire. Elle fait aussi remarquer avec fierté que leur agence a une équipe 100% féminine, puisque les neuf personnes employées sont toutes des femmes. Mais Anne Julie estime que "la branche de la représentation est encore un milieu d’hommes, les trois agences qui vendent 70% des produits à la Société des alcools du Québec sont menées par des hommes, donc c’est là qu’on a des progrès à faire".

Un avis partagé par la jeune sommelière Anaïs Marchand, qui travaille aussi dans une agence de distribution, Primavin, qui représente 53 producteurs et distribue 180 produits : "Si dans certains secteurs de l’industrie, c’est encore difficile, notamment dans la restauration, où il y a des 'boys clubs', dans la viticulture en tant que telle, on a autant de possibilités qu’un homme. Et il y a beaucoup de femmes sommelières, comme Michèle Bouffard, ou Véronique Rivest". Cette dernière a été, il y a quelques années, en finale du concours de meilleur sommelier du monde. 

La place elle est là, il faut la prendre, et on peut la prendre au Québec.Anaïs Marchand 

"Le défi pour moi en ce moment, poursuit Anaïs Marchand, c’est me retrouver dans une pièce avec juste avec des hommes et devoir gagner ma crédibilité. Il faut parler de ça ouvertement pour que les gens soient sensibilisés". Anaïs raconte cette anecdote où elle était dans un domaine en France qui appartient à un couple et dans lequel la femme était autant impliquée que l’homme dans la production des vins. Alors elle a demandé pourquoi le nom de la femme n’était pas sur l’étiquette des bouteilles, ce qui a jeté un froid… 

Cette situation où la femme joue un rôle essentiel dans le domaine, mais où on ne reconnait pas son rôle, ou si peu, Anaïs Marchand la trouve très fréquente en France et elle s’en indigne, car elle trouve que c’est profondément injuste. Ce n’est pas le cas au Québec : "La place elle est là, il faut la prendre, et on peut la prendre au Québec, et la revendiquer, c’est à nous de dire : on veut ça et on veut la prendre et en général les hommes nous la laissent, cette place, quand on la demande. Oui ça prend de l’énergie, revendiquer, mais on doit le faire", conclut la jeune femme avec fougue.

Anaïs Marchand

La sommelière Anaïs Marchand, venue donner une conférence au festival Cuisine, Cinéma et Confidences à Baie-Saint-Paul, au Québec, en mai 2024.

@Terriennes/Catherine François

Un vignoble école par et pour les femmes

Quel est l’avenir des femmes dans la viticulture au Québec ? "Je pense qu’on va voir de plus en plus de femmes, croit Geneviève Thisdel. Même s’il y a moins de femmes que d’hommes seuls dans leur domaine, elles vont prendre des positions décisionnaires et être à l’avant de la scène autant que les vignerons".

Et Geneviève de poursuivre : "Ce que je nous souhaite, c’est la reconnaissance, et que nos collègues de travail ne nous perçoivent plus comme homme ou femme, mais comme une personne qui fait bien son métier. Ce que je souhaite à la femme en viticulture au Québec à l’avenir, c’est de continuer sur sa lancée et que nos collègues continuent de nous percevoir comme de bonnes vigneronnes parce qu’on réussit aussi bien qu’eux".

Mon rêve, c'est de pouvoir offrir un lieu d'apprentissage en milieu de travail pour la viticulture québécoise nordique, qui pourrait être combinée à des cours théoriques. Ève Rainville

Ève Rainville partage cet optimisme et nous avoue avoir un rêve : "J’ai un rêve, un projet que je mijote : j’ai espoir qu’un jour notre vignoble devienne un campus, un vignoble école qui soit repensé et géré pour et par des femmes. Je ne sais pas combien de temps ça va me prendre, mais toutes les conditions sont là pour le concrétiser".

Ce projet que caresse Ève Rainville est d’autant plus pertinent qu’au Québec, il n’existe pas de formation, école, institut ou programme universitaire pour devenir vigneron-ne. "C'est clairement un gros problème pour la relève, pour l'avenir du vignoble au Québec, estime-t-elle. Mon rêve de vignoble école, c'est pouvoir offrir un lieu d'apprentissage en milieu de travail pour la viticulture québécoise nordique, qui pourrait être combinée à des cours théoriques, soit à distance en France soit ailleurs. Il faut qu'on s'organise en industrie pour former notre relève".

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