Fil d'Ariane
On la surnomme, en un joli jeu de mots, la « Jeanne d’Architecture ». Phyllis Barbara Bronfman, née le 24 janvier 1927, a grandi dans la maison familiale sise dans les hauteurs fortunées de Westmount, à Montréal. La jeune Phyllis développe assez rapidement un esprit plutôt rebelle par rapport au milieu dans lequel elle vit (son père, Sam Bronfman, a fondé l’empire Seagram, la famille est parmi les plus fortunées de Montréal). Elle veut devenir artiste pour sortir de cet environnement, « je ne voulais rien de tout ça, ces privilèges et ces contraintes » raconte-t-elle dans le documentaire « Citizen Lambert ».
Pour moi, l’art a toujours été l’essence de l’être
Phyllis Lambert
Elle se met à sculpter alors qu’elle n’a que 9 ans. Ses œuvres seront plus tard exposées au Musée des Beaux-Arts de Montréal. « Pour moi, l’art a toujours été l’essence de l’être » : Phyllis rêvait de créer des sculptures monumentales, un rêve qu’elle accomplira plus tard en devenant architecte.
La jeune Phyllis a du talent, elle va suivre des études dans un collège pour jeunes filles de l’État de New York, avant d’épouser un homme d’affaires français, Jean Lambert, qu’elle va suivre à Paris et dont elle gardera le nom même après son divorce, prononcé peu de temps après l’union.
En juillet 1954, elle est à Paris, installée dans un atelier d’artistes de la Rive gauche où elle crée sculptures et tableaux quand elle reçoit une lettre de son père lui présentant les croquis de l’édifice qu’il veut faire construire sur Park Avenue à New York pour sa compagnie Seagram. Le sang de la bouillante Phyllis ne fait qu’un tour. Horrifiée par le croquis en question, elle écrit une lettre de son père qui commence par les mots : « NON, NON, NON, NON ET NON ». Ce qui donne le départ de l’aventure du « Seagram Building » qui va changer sa vie.
Interloqué, son père lui lance un défi : « si tu n’aimes pas le projet, trouve-moi un architecte pour m’en proposer un autre ». Phyllis ne fait ni une, ni deux : elle retraverse l’Atlantique, rencontre les plus grands architectes de l’époque et porte son choix sur l’Allemand Mies van der Rohe, installé à Chicago. Entre Phyllis et Mies se tissent rapidement des liens uniques, il devient en quelque sorte son mentor.
Je me suis battue pour être là…
Phyllis Lambert
L’architecte conçoit, en collaboration avec l’Américain Phillip Johnson, une tour de béton, d’acier, de verre et de marbre qui encore aujourd’hui fait marque sur la légendaire avenue de Manhattan et dont l’audace et les innovations seront louées par des architectes du monde entier. Phyllis est nommée « directrice de la planification » du projet. Seule femme dans un univers d’homme, elle précise : « Je me suis battue pour être là… ». Cette expérience a été déterminante dans la vie de Phyllis Lambert car elle lui a ouvert la poste sur une carrière d’architecte qu’elle va mener tambour battant pendant toutes ces décennies.
En 1958, elle fait des études d’architecture à l’Université Yale puis intègre l’école de Mies à l’Institut de Technologie de l’Illinois, où elle obtient sa maîtrise en 1963. Elle fait pendant plusieurs années la navette entre Montréal et Chicago pour superviser la construction de son premier bâtiment, le centre Saidye-Bronfman, qu’elle offre à sa mère pour ses 70 ans.
C’est en 1969 qu’elle décide de retourner vivre à Montréal, après le décès de son père : elle disait qu’elle ne pouvait pas vivre dans la même ville que lui parce qu’il était trop puissant. « J’avais Montréal dans le sang, dira-t-elle, je connaissais cette ville ». Passionnée par les bâtiments en pierres grises typiques de l’architecture montréalaise, Phyllis arpente la ville pour les photographier. Mais ces bâtiments historiques sont la proie, dans les années 1970, de spéculateurs sans vergogne qui veulent les démolir pour faire place à des immeubles à bureaux ou des développements sans âme. De quoi choquer la conscience sociale très forte de Phyllis qui se lance dans un combat sans pitié pour les préserver.
Elle dénonce la convoitise des plus riches qui veulent expulser les plus pauvres de quartiers dans lesquels ils vivent pour y implanter leurs projets. Et elle se donne la mission de sauver des pics des démolisseurs ces bâtiments à la valeur patrimoniale inestimable. Elle fonde ainsi en 1975 l’organisme « Héritage Montréal » qui, depuis, ne cesse d’intervenir pour protéger et préserver ce patrimoine. En 1979, elle monte aux barricades pour préserver le quartier de Milton Parc, dans le centre-ville : elle gagne là son premier combat en sauvant le quartier de la destruction et en le transformant en coopérative d’habitations, la première du genre au Canada.
C’est à cette époque qu’est né son surnom « Jeanne d’Architecture ».
« Milton Parc, oui ça a été un grand combat » se souvient l’architecte qui estime que les luttes menées pour préserver ces bâtiments patrimoniaux de Montréal font partie de son lègue aux Montréalais.
Phyllis Lambert sauve aussi de la destruction un magnifique édifice qui tombe en quasi-ruines dans l’ouest du centre-ville de Montréal, la maison Shaughnessy, magnifique bâtisse victorienne en pierres grises justement : elle l’achète et y fonde, en 1979, le CCA, le Centre canadien d’Architecture.
Ce centre, c’est LA réalisation de Phyllis Lambert : elle y a installé un musée sur l’architecture unique au Canada qui, au-delà de sa vocation muséale, incarne sa vision de l’architecture.
« Le CCA, c'est un endroit pour sauvegarder les documents qui sont des manifestes de la pensée architecturale depuis le 16ème siècle jusqu'à nos jours, on y trouve des livres, documents et plans liés à l’architecture et surtout les grandes archives des architectes du 20ème et du 21ème siècle, précise Phyllis Lambert. Le CCA aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons, l’idée de base était aussi de faire connaître, comprendre et aimer leur ville aux Montréalais ».
Phyllis Lambert est une femme exigeante : « il n’y aucune raison de faire les choses à moitié » dit-elle. Elle peut aussi parfois se montrer impatiente et s’emporter facilement.
Cette impressionnante carrière de 75 ans a été récompensée par toutes sortes de prix tous plus prestigieux les uns que les autres venant de partout dans le monde. Elle ne compte plus les doctorats honoris causa décernés par des universités, a été nommée Grand officier de l’ordre du Québec et a aussi reçu en 2014 un « Lion d’or », lors de la 14ème exposition d’architecture internationale de la Biennale de Venise.
Gardienne du patrimoine mondial
Rem Koolhaas, architecte
On a ainsi voulu saluer l’œuvre d’une vie, il s’agit d’une récompense suprême pour un architecte dans le monde. Le directeur général de l’édition 2014 de la Biennale, Rem Koolhaas, a alors déclaré : « Non pas à titre d’architecte, mais en tant que maître d’ouvrage et gardienne du patrimoine mondial architectural, Phyllis Lambert a apporté une contribution majeure à l’architecture. Sans sa participation, l’une des rares réalisations architecturales du XXe siècle que l’on puisse qualifier de perfection sur terre – le Seagram Building de New York – ne se serait jamais matérialisée. La création du Centre Canadien d’Architecture de Montréal dans le but de préserver des épisodes cruciaux du patrimoine architectural et de les étudier dans des conditions idéales dénote chez elle une vision d’exception alliée à une générosité peu commune. Les architectes font l’architecture, Phyllis Lambert a fait des architectes… ».
Phyllis mange et respire, réfléchit et fait tout en fonction de l’architecture
Elizabeth Diller, architecte américaine
Elizabeth Diller, une architecte de New York qui a travaillé avec Phyllis Lambert, fait un constat plus simple dans le documentaire Citizen Lambert : « J’ai compris alors que Phyllis mange et respire, réfléchit et fait tout en fonction de l’architecture. C’est le filtre à travers lequel elle voit le monde. Elle ne vit que pour ça ».
Montréal peut se compter chanceuse d’avoir Phyllis Lambert : elle a été, elle est l’un des piliers de fondation de cette ville en l’ancrant dans son histoire, son patrimoine. « C’est ma ville, j’ai plus de lien ici qu’ailleurs, dans toutes les facettes de ma vie, constate l’architecte. J’aime le fait qu’il y ait ces deux cultures, la francophone et l’anglophone, qui font en sorte qu’il y a toujours une activité très vive, très créative à Montréal ».
Alors que la métropole s’apprête à fêter son 375ème anniversaire de fondation, l’occasion est idéale pour saluer cette Montréalaise et tout ce qu’elle a fait pour sa ville. De son côté, Phyllis Lambert est en train de préparer SON cadeau à SA ville : une exposition sur les bâtiments en pierre grise de la ville qu’elle a photographiés avec passion dans les années 70 et qui va prendre l’affiche cet automne au Centre Canadien d’Architecture.
Une autre déclaration d’amour à Montréal, en quelque sorte…