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La loi 62 met au jour de façon aiguë les divergences entre anglophones et francophones du Canada, entre multiculturalistes et universalistes - analyse de Radio Canada, durée 3'25
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Au Québec, universalistes et multiculturalistes s'affrontent sur l’interdiction du niqab dans les services publics

Elle s’appelle la loi 62 "sur la neutralité religieuse", et elle vient d’être adoptée par l’Assemblée nationale du Québec. Elle prévoit que les services offerts par le gouvernement du Québec à la population se fassent à visage découvert, des deux côtés du guichet. La province canadienne francophone plonge dans le débat entre multiculturalisme et universalisme, celui-là même qui agite la France au grand dam des anglosaxons.
Désormais, donc, mais seulement à compter de juin… 2018, tout fonctionnaire de l’État québécois devrait officier le visage découvert mais toute personne qui reçoit un service public sera également astreinte à le faire. Traduction : une femme portant une burqa ou un niqab pourrait se faire demander de l’enlever en montant dans un autobus ou en empruntant un livre dans une bibliothèque municipale en vertu de cette loi 62 adoptée à la fin du mois d’octobre 2017.

La cohésion sociale et la sécurité invoquées

« C’est un projet de loi qui est tout simple, qui est conforme aux engagements politiques qui ont été pris par notre gouvernement en 2014 qui fait suite aussi à près de 10 ans de débat sur toute la question du vivre-ensemble et des accommodements religieux de la société québécoise » a rappelé la ministre de la Justice du Québec Stéphanie Vallée lors de l’adoption de la loi, en précisant  « L’obligation de visage découvert est pour la durée de la prestation de service, pas seulement pour la femme voilée, mais pensons aussi à ceux qui le visage couvert (…) par des cagoules ou des verres fumés ».

Mais quelques jours plus tard, devant les critiques soulevées par les difficultés à appliquer la loi, elle a tenu à préciser que cette obligation de visage découvert se limitera au moment où la personne entrera en contact avec un fonctionnaire et non pas « dans le prolongement de l’espace public ».

Autrement dit, une femme portant une burqa ou un niqab pourrait se faire demander par un chauffeur d’autobus de retirer son voile afin de s’identifier pour des raisons de sécurité avant de monter dans le bus, mais elle pourra faire l’ensemble du trajet voilée. Idem pour les cours à l’université ou dans une école: il faudra le suivre à visage découvert mais il sera autorisé d’avoir le visage couvert dans les couloirs de l’établissement. Dans le cas d’une bibliothèque municipale, on pourra s’y promener avec le visage couvert mais il faudra le découvrir si on veut emprunter un livre. Enfin une personne au visage entièrement voilé ou couvert qui se présentera dans un hôpital québécois devra se découvrir pour s’inscrire afin de s’identifier mais elle pourra se recouvrir le visage dans la salle d’attente.

Les agents de l’État en revanche devront offrir les services à la population le visage découvert, même s’ils ne sont pas en relation avec le public.

« Pas de visage découvert, pas de prestations de service, parce que la prestation de service, elle est à visage découvert, elle est nécessaire parce qu’il y a une communication, il y a une interaction. (… ) C’est au moment de cette interaction que la loi s’applique en fonction des principes de communication, d’identification et de sécurité » a déclaré la ministre Vallée, en prenant soin de préciser que cette loi n’était pas répressive et ne prévoyait pas de sanctions. « Le vivre-ensemble ne se développe pas par des sanctions, mais par le dialogue. Personne ne sera expulsé des transports collectifs, personne ne se verra refuser des soins de santé d’urgence, personne ne sera chassé d’une bibliothèque au Québec » a-t-elle ajouté. 

Quiconque voudra se soustraire à cette loi, qu’il soit du public ou agent de l’État, devra présenter aux autorités une demande d’accommodement raisonnable (ce vivre ensemble à la canadienne) et ces demandes seront traitées au cas par cas.

Avec ces atermoiements, les Québécois semblent un peu perdus, ce que traduit le Devoir avec sa Une du mercredi 25 octobre 2017... 

Une loi inapplicable ?

Un sondage Angus Reid publié le 4 octobre 2017 indique que 87% des Québécois approuvent les objectifs de la loi. Il semble donc que l’ensemble de la population appuie cette législation.

Mais les trois partis d’opposition du Québec ont voté contre la loi 62, jugeant qu’elle n’allait pas assez loin. La Coalition Avenir Québec par exemple est en faveur de l’adoption d’une Charte sur la laïcité.

Le Maire de Montréal Denis Coderre a, pour sa part, rapidement déclaré que sa ville n’appliquerait pas cette loi, pas question de faire faire « une police de la burqa et du niqab » aux employés municipaux. 

Une décision suivie par l’Union des municipalités du Québec : « Clairement cette loi est inapplicable au milieu municipal…Nos priorités d’action pour favoriser le vivre-ensemble sont totalement ailleurs. Ce que l’on souhaite, c’est de trouver des solutions pour une meilleure intégration des immigrants, une meilleure gestion de la diversité et une plus grande inclusion » dit le communiqué de l’UMQ.

Les syndicats des employés de la Société de Transport de Montréal et de la Société de Transport de Laval ont eux aussi fait savoir que leurs membres n’appliqueraient pas la loi.

Concert unanime de critiques dans le « Roc »

Dans le reste du Canada ( le fameux ROC : Rest Of Canada ), l’opposition à cette loi est quasi unanime, illustrant une fois de plus le fossé entre le Québec, province à majorité francophone, avec les provinces anglophones du pays.

Je crois que ça va causer du tort à des femmes marginalisées et c’est très malheureux
Rachel Notley,  Première ministre d'Alberta

Les premières ministres de l’Ontario et de l’Alberta l’ont unanimement dénoncée. Rachel Notley  celle de l'Alberta la qualifie même d’ « islamophobe », ajoutant « Je crois que ça va causer du tort à des femmes marginalisées et c’est très malheureux ». Elle évoque même "un jour noir" pour le Québec...
Dans un éditorial, le Globe and Mail, le plus prestigieux quotidien du Canada anglophone, titrait : « Avec la loi 62, Québec attaque la liberté religieuse ».

Si on ne veut pas que les femmes soient forcées de porter le voile intégral, peut-être ne devrions-nous pas les forcer à ne pas les porter
Justin Trudeau, Premier ministre du Canada

Le Premier ministre Trudeau a ajouté sa voix à ce concert de critiques, précisant que ce n’est pas à un gouvernement de dire à une femme comment s’habiller : « Si on ne veut pas que les femmes soient forcées de porter le voile intégral, peut-être ne devrions-nous pas les forcer à ne pas les porter ».

Le Québec défendra son droit de légiférer et sa loi bec et ongles
Stéphanie Vallée , ministre de la Justice du Québec

Justin Trudeau n’exclut pas de recourir aux tribunaux pour contester la loi québécoise, auquel cas « le Québec défendra son droit de légiférer et sa loi bec et ongles » a répliqué la ministre Vallée.
Sur les réseaux sociaux la bataille fait rage en écho à la querelle des politiques… Les Québécois supportent manifestement mal les leçons de morale des anglophones.
 

Une loi inapplicable ?

Bref : le gouvernement du Québec est-il en train de se doter d’une loi non coercitive que personne ne va jamais réellement appliquer ? On peut se poser la question étant donné que les principaux intéressés disent qu’ils ne vont pas la mettre en pratique… « Lorsqu’une loi n’est pas fondée sur des principes clairs, il ne faut pas s’étonner qu’elle soit d’application difficile, sinon impossible. C’est ce qui est en train d’arriver avec la loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État » écrit l’analyste de Radio-Canada Michel C. Auger dans son blogue. Et il poursuit : « La réalité, c’est que cette loi ne vise qu’un tout petit nombre de personnes et une pratique religieuse très spécifique, soit les femmes musulmanes qui portent deux vêtements bien précis, le niqb ou la burqa. En fait, les modalités de la loi font en sorte qu’elle est pratiquement inapplicable ».

Une loi symbolique en quelque sorte, qui en aucun cas ne réglera cette problématique si difficile à résoudre : comment concilier la laïcité de nos États et le respect des pratiques religieuses des uns et des autres ?