C'est une frénésie de leçons de choses qui parcourt l'Europe à l'heure des mouvements migratoires dus aux guerres ou à la misère. Après la Belgique qui appliquera à l'essai le modèle norvégien de cours de savoir-vivre aux nouveaux venus entre ses frontières, le Premier ministre britannique invite fermement les femmes musulmanes à manier sans faute la langue de Shakespeare, sinon elles pourraient être renvoyées dans leur patrie d'origine. A priori, on est tenté d'approuver un tel déferlement de bonnes intentions : pouvoir s'exprimer, se faire comprendre et posséder les codes culturels d'un pays permet certainement de mieux s'y intégrer. La question est alors comment, pour qui et pourquoi…
David Cameron était lundi 18 janvier 2016 l'invité de BBC Radio 4. Lors de cet entretien, les questions des migrants, des réfugiés, mais aussi du terrorisme et djihadisme, aussi brûlantes au Royaume Uni que sur le continent européen, furent donc posées. Le Premier ministre conservateur en a surpris plus d'un-e avec ses solutions :
"Il y a ici plus de 38 000 musulmanes qui ne parlent pas anglais et 190 000 qui le parlent très mal.""Les statistiques sont éclairantes. Il y a ici plus de 38 000 musulmanes qui ne parlent pas anglais et 190 000 qui le parlent très mal. Il faut donc bâtir un système plus intégrant parce que si vous ne parlez pas la langue, vos possibilités d'intégration sont extrêmement réduites. (.../...) Nous devons donc dire à celles qui veulent venir chez nous qu'elles doivent apprendre l'anglais et qu'elles doivent le perfectionner si elles veulent rester.
- Alors, vous allez tester les Musulmanes ? demande la journaliste.
- Pas seulement les Musulmanes, répond David Cameron. Mais toutes ces épouses qui arrivent avec un visa de regroupement familial doivent savoir qu'au bout de deux ans et demi, elles devront passer un examen d'anglais. (.../...) Je ne veux pas blâmer les gens qui parlent mal l'anglais, mais certains d'entre eux viennent de sociétés patriarcales et qui ne veulent pas que leurs femmes apprennent l'anglais et s'intègrent mieux. On voit par exemple ces réunions, où les femmes doivent rester dehors. Ou les femmes doivent rester cachées dans les maisons en cas de visite. Cela se passe dans notre pays et ce n'est pas acceptable. Nous sommes très fiers de nos valeurs de tolérance, de démocratie. Nous avons réussi une société multi-culturelle mieux que n'importe où dans le monde ! La ségrégation va à l'encontre de nos valeurs britanniques. Certains croient que c'est plus progressiste de laisser les gens venir et vivre entre eux, avec leurs propres pratiques, reclus. Mais ce n'est pas juste !
- Par exemple, une femme musulmane qui a rejoint son mari, dont un enfant est né ici et qui échoue au test de langue, que lui arrive-t-il ? insiste l'intervieweuse.
- Et bien nous ne pouvons pas lui garantir qu'elles restera. Ceux qui viennent ont aussi des devoirs vis-à-vis de nous.
- Puis-je vous rappeler que vous avez réduit à votre arrivée au pouvoir les budgets alloués à l'apprentissage de l'anglais, en particulier celui des femmes arrivantes ?
_ Vous savez bien que nous avons dû réduire les budgets pour toutes sortes de raisons, en particulier l'énorme déficit auquel nous faisions face. Les gens qui viennent doivent aussi comprendre qu'il faut qu'ils apprennent l'anglais par eux-mêmes.
- Alors ces coupes étaient de mauvaises décisions…
- Nous avions des choix difficiles à faire. Et maintenant nous débloquons 20 millions de £ (environ 26 millions d'euros) pour un fond dédié à ces cours de langue destinés aux femmes, pas seulement musulmanes, mais à toutes celles qui risquent de rester isolées."
David Cameron a beau tenter de se rattraper en insistant sur le fait que ce programme s'adresse à toutes les femmes, le mal était fait après sa première entrée en matière et son insistance vis-à-vis des seules musulmanes.
Une insistance qui transparaît dans la tribune signée du Premier ministre et publiée le même jour par le Times (quotidien proche des Tories) : "Nous ne laisserons pas les femmes rester des citoyennes de seconde zone", et qui commence ainsi : "Obliger tous les migrants à apprendre l'anglais et mettre fin à la ségrégation sexuelle nous ouvrira la voie vers la fondation d''Une Nation'. Où dans le monde ces choses suivantes arrivent-elles ? Des directeurs d'école qui tiennent des réunions où les enseignants masculins se tiennent à l'intérieur tandis que les enseignantes doivent rester hors de leur vue dans le couloir. Des jeunes femmes autorisées de sortir de chez elles uniquement en compagnie d'un parent homme. Des dignitaires religieux qui discriminent ouvertement les femmes et les empêchent de quitter des mars violents. La réponse. Et bien, je suis au regret de le dire, en Grande Bretagne. Trop souvent, derrière ce que j'appelle une 'tolérance passive', les gens comprennent qu'ils peuvent s'engager dans un développement séparé." Dans ce même texte, le dirigeant fait le lien entre ces femmes isolées et la dérive de leurs enfants vers le radicalisme.
Entre ces lignes, entre ces mots, les Britanniques ont compris qu'étaient visées, avant tout, les musulmanes. Et les réactions ont été virulentes. Sur son compte tweeter, la baronne Sayeeda Warsi, membre de la Chambre des Lords, ancienne porte parole du Parti conservateur, soutient les cours de langue mais s'émeut du lien tissé entre les seules musulmanes et la radicalisation. Et de demander "pourquoi seulement les musulmanes et pas tout le monde ?"
And why should it just be Muslim women who have the opportunity to learn English? Why not anyone who lives in the UK and can't speak English
— Sayeeda Warsi (@SayeedaWarsi) 18 Janvier 2016
Le parti libéral, allié pourtant des conservateurs, monte aussi au front, par la voix de son chef de file Tim Farron : "Faire le lien entre les femmes musulmanes qui se battent avec la langue anglaise et l'extrémisme local ne sert qu'à isoler un peu plus ces personnes-mêmes que Cameron dit vouloir aider. Les démocrates libéraux appuient les cours d'anglais pour quiconque indépendamment de la race, la religion ou le sexe."
.@LibDems support English classes for anyone regardless of race, religion or gender #ESOL https://t.co/AGvJLNg6Q2
— Lib Dem Press Office (@LibDemPress) 18 Janvier 2016
Sous le mot dièse #MuslimWomen, la toile s'emballe : "Bon on va donner des leçons d'anglais aux musulmanes, et quand va-t-on donner des cours d'humanité aux garçons de Bullingdon (nom d'un célèbre club masculin d'Oxford, ndlr), tel Cameron ?" interroge un internaute fâché contre le Premier ministre.
Never mind Muslim women being given lessons in English, how about Bullingdon boys like Cameron being given lessons in humanity? #MuslimWomen
— John Wight (@JohnWight1) 18 Janvier 2016
"Cette mesure semblerait moins hypocrite si ce gouvernement n'avait pas opérer des coupes franches dans les budgets alloués à l'apprentissage de l'anglais" commente un autre.
This would be less obviously hypocritical if govt had not cut funding for English language courses: https://t.co/0tEdbAuTGJ
— Jonathan Portes (@jdportes) 17 Janvier 2016
L'éditorialiste, féministe, du Guardian (quotidien proche des Travaillistes) Deborah Orr ne voit finalement dans cette annonce très médiatisée que misogynie, au fil d'un raisonnement parfois un peu sinueux :
"La misogynie, semble-t-il, est un problème seulement quand il s'agit de la misogynie islamique.""David Cameron en 2016 ne dit pas autre chose que David Blunkett (ancien ministre travailliste de Tony Blair, ndlr) en 2002, quand il insiste pour que les femmes immigrées doivent être forcées d'apprendre l'anglais, écrit Deborah Orr. Sauf qu'ils ne disent pas 'les femmes migrantes'. Ils disent 'femmes musulmane' quand ils parlent de la 'situation alarmante de la ségrégation forcée entre les sexes, de la discrimination et de l'isolement social'. La misogynie, semble-t-il, est un problème seulement quand il s'agit de la misogynie islamique.
Soyons claire, il n'y a rien de choquant à affirmer que la misogynie islamique est un problème particulier et important. L'Islam est un système patriarcal. Les féministes musulmanes affirment que leur religion ne doit pas être pratiquée dans un sens oppressif pour les femmes. Mais le fait est que l'Islam est utilisé par des Etats, des cultures, des individus pour justifier la négation des droits et libertés des femmes. (.../...). A quinze ans d'intervalle, Cameron et Blunkett veulent faire croire qu'ils énoncent ainsi le non dit. Mais le problème n'est pas ce qu'ils disent mais la manière dont ils le disent. Ils prétendent aider des individus quand en réalité ils placent ces individus au centre d'un ensemble de questions géopolitiques. (.../...)
De plus, la rhétorique de Cameron n'a pas seulement heurté les femmes musulmanes. Elle est anti-femmes en général. Il est usant d'entendre que les femmes sont économiquement inactives parce qu'elles s'occupent de leur maison et éduquent leurs enfants. Travailler pour sa famille plutôt que de gagner de l'argent est un choix valide, que vous parliez anglais ou pas. (.../...). En principe, nous sommes favorables aux cours d'anglais. Mais les politiciens devraient tourner sept fois leur langue dans la bouche avant de parler de ce sujet. Et on rappellera à David Cameron qu'il a soudainement changé d'avis sur ce sujet, après avoir réduit drastiquement les financements de ces programmes, il trouve 20 millions de livres, pour selon ses chiffres, 190 000 femmes musulmanes. Ce qui revient à environ 100 livres par femme. Parler ne coûte rien, éduquer est certainement beaucoup plus cher."
Le Premier ministre britannique ne se laisse nullement démonter par ce flot de critiques. Dès le lendemain, le 19 janvier, il lançait une nouvelle offensive en laissant entendre que le voile intégral (le niqab qui laisse apparaître les yeux) pourrait ne plus être toléré dans les écoles, dans les tribunaux ou aux contrôles des frontières. Dans un pays où il est fréquent de croiser des écolières voilées ou des femmes portant le niqab, ces déclarations ont sonné comme une remise en cause du modèle de liberté religieuse qui est pratiqué au Royaume-Uni, les responsables communautaires soulignant que porter un voile n'avait jamais posé de difficultés pour prouver son identité dans ce pays jusque-là.
Le Premier ministre n'entend pourtant pas légiférer comme chez en France ou encore de décréter une interdiction générale du voile. "Ce n'est pas la manière dont nous agissons dans ce pays et je ne pense pas que cela serait productif", a-t-il jugé. En septembre 2013, les tribunaux britanniques avaient autorisé une femme, accusée d'intimidation de témoins, à comparaître devant eux en niqab…
O tempora, o mores !