Au Sénégal, la lumière passe par les femmes peules

Dans une région très isolée du Sénégal, à la frontière avec la Mauritanie, plusieurs femmes partent se former pour apporter l’électricité dans leur communauté. Le documentaire La lumière des femmes questionne le sens de la modernité et la place des femmes dans les sociétés peules.

 
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Néné, femme lumière

Dans un village isolé, loin de toute école et de tout espoir d’un raccordement électrique, une femme impose le changement. Documentaire la lumière des femmes, d'Elise Darblay et Antoine Depeyre.

© La lumière des femmes, sur ARTETV
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Direction le territoire peul, à la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie, une zone très reculée, isolée du monde moderne, sans école ni électricité, située à plusieurs heures de piste du premier centre urbain. Une ONG présente dans la région vient proposer aux femmes de se former à l’énergie solaire. Mais pour cela, il faut qu'elles partent plusieurs mois en ville. Et ça, évidemment, c'est plus compliqué. Celles qui souhaitent participer à ce programme de formation vont devoir faire face au système patriarcal de la tradition peule qui impose depuis des siècles des règles strictes de soumission aux femmes. 

Néné, Hawa et Aïssata sont les trois héroïnes de ce film. Héroïnes à plusieurs titres, car pour pouvoir partir elles vont devoir affronter leurs maris et braver leur autorité. 

Les hommes ont plus de pouvoir. Ils nous découragent. C'est pas facile. Je les laisse parler et on verra à mon retour. Mais quand je me décide, soit ça passe, soit ça casse. Néné

"Moi je me bats pour mes idées, c'est ma nature", confie Néné, véritable meneuse de troupe. "On aimerait avoir des écoles pour nos enfants, avoir du réseau pour être informé. On ne peut pas appeler à l'aide quand on nous vole notre bétail, ni appeler l'ambulance si un enfant est malade. Et on a besoin de routes. Je suis prête à me battre pour ça", martèle-t-elle. "Les hommes ont plus de pouvoir. Ils nous découragent. C'est pas facile. Je les laisse parler et on verra à mon retour. Mais quand je me décide, soit ça passe, soit ça casse", conclut-elle, l'air grave et déterminé.

"Qu'est ce que tu en dis pour ta femme ?" interroge un chef du village. "Tu sais qu'elle ne partira pas", répond un habitant en riant. "Tu connais nos traditions, est-ce-que tu imagines une femme peule laisser sa famille pour aller à Dakar ? Même pour quelques jours, tu sais que personne n'acceptera ici", résume un autre. Après bien des palabres, certains finiront par dire oui, "puisque vous le voulez, mais moi aussi j'irai là bas à Dakar". Néné, elle, partira coûte que coûte.

Ateliers femmes lumières

Une dizaine de femmes peules vont apprendre à fabriquer des kits solaires lors d'ateliers de formation à Dakar.

© Les femmes de lumières / ARTE TV

Voyage initiatique vers la modernité

Vient enfin le départ, véritable voyage initiatique vers la ville, une première dans leur vie de femmes peules, ne sachant ni lire, ni écrire et ignorant tout de la "vie moderne" telle que nous l'entendons au sein des populations urbaines. 

Après cinq mois de formation, toutes trois reviennent dans leur village avec des kits de panneaux solaires. Elles ramènent la lumière. Tout un symbole. En apportant l’électricité dans leurs foyers, elles vont bouleverser en profondeur la vie des habitants et questionner la place des femmes dans le mode de vie traditionnel de leur communauté.

Le documentaire Sénégal, la lumière des femmes réalisé par Elise Darblay et Antoine Depeyre a reçu le prix du Public au Luchon Festival 2025. Il est accessible sur la plateforme vidéo d'Arte.

Entretien avec Elise Darblay 

Terriennes : comment avez-vous fait pour que ces villageoises, et villageois, d'une région très reculée du nord du Sénégal acceptent d'être filmés ? 

Elise Darblay : ça n'a pas été si compliqué que ça. On applique toujours la même méthode. On vient, on se présente et on se pose avec les gens. On est venu plusieurs fois, on a eu deux ans pour tourner. Quels que soit les lieux et les dispositions des gens, on prend du temps avant d'allumer notre caméra, même si on l'a toujours à la main. Mais on ne l'allume pas forcément tout le temps. 

Ensuite, avec ces femmes en particulier, il y avait un engagement un peu particulier parce qu'en fait, elles n'avaient aucun accès à l'électricité, aux réseaux, à l'image. Il n'y a pas de livre, il n'y a rien. Donc nous, quand on arrive avec une caméra et qu'on leur dit qu'on aimerait bien les filmer, elles n'ont aucune notion, très honnêtement, de ce que c'est qu'un film, de ce que c'est qu'une image, de ce que c'est un documentaire, une projection. Donc forcément, elles vont dire oui très vite, parce qu'elles ne savent pas à quoi ça les engage. Donc nous étions toujours à marcher sur une ligne de crête, à se dire "Est-Ce que ça va leur plaire ?".

Moi j'ai l'impression de dire des mots les uns après les autres, mais je n'avais pas conscience qu'ils avaient une telle force et je ne pensais pas être intelligente ou je ne pensais pas que mes phrases aient cette puissance. Hawa, 35 ans

Je pense qu'on n'aurait jamais pu montrer le film avant de l'avoir montré aux femmes qui sont venues pour la première fois à Dakar. On a voulu leur projeter avant leurs maris, pour qu'elles nous disent si ça leur allait et puis qu'elles prennent conscience de ce qu'était la mise en image. Et en fait, ça a été magnifique parce que toutes ont eu un retour positif. Elles ont toutes validé qu'on pouvait montrer ce film au village, aux hommes. Hawa, qui a 35 ans, a dit après la projection : "Moi j'ai l'impression de dire des mots les uns après les autres, mais je n'avais pas conscience qu'ils avaient une telle force et je ne pensais pas être intelligente ou je ne pensais pas que mes phrases aient cette puissance". Et on était très heureux de ça.

À voir, notre entretien avec Elise Darblay dans la chronique Terriennes

Que raconte ce film ? 

La lumière des femmes raconte la naissance du libre arbitre. On n'en avait pas vraiment conscience au début. Le film a vraiment commencé quand on a rencontré Néné. On nous avait proposé de faire un film sur l'électricité et l'émancipation. Très vite, on n'a pas voulu rester dans cette ligne là. Heureusement, les femmes nous ont emmenés ailleurs, sur un chemin où on a pu décortiquer le principe même de la naissance du, selon nous, libre arbitre chez quelqu'un sur une période assez courte finalement.

Il y a eu un voyage, un grain de sable dans l'engrenage et ensuite il y a eu un retour plein de joie, mais aussi avec un espoir complètement cassé. La découverte des barreaux autour d'une vie dont elles n'avaient pas conscience avant de partir. Elise Darblay, coréalisatrice

Il y a eu un voyage, un grain de sable dans l'engrenage et ensuite il y a eu un retour plein de joie, mais aussi avec un espoir complètement cassé. La découverte des barreaux autour d'une vie dont elles n'avaient pas conscience avant de partir. Si elles n'étaient pas parties, elles auraient continué leur vie heureuse. On s'est même inquiété pour certaines. Néné a manifesté une certaine forme de révolte. Elle s'est dit "mais en fait, on travaille beaucoup plus que les hommes ! Mais en fait c'est pas juste. Pourquoi on est fatiguées ? Pourquoi on est moins belles ? Pourquoi ils ne font rien? Pourquoi on fait tout? Pourquoi on fait les maisons ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?". Néné avait cet instinct de rébellion en elle. Et elle continue même encore aujourd'hui. En fait, Néné leur a montré que c'était à elles de changer et qu'il ne fallait rien attendre des hommes.

Cela pourrait ressembler à une quête d'égalité, universelle ?

On voulait justement ouvrir la question sur le fait que ces femmes, elles incarnent nos vies. Il y a quelques années, la vie de beaucoup de femmes qui sont dans une situation fermée. Dans chaque village, en fonction du chef, les traditions évoluent, changent, bougent. Mais ce que j'ai vu dans ces femmes, c'est un parcours que j'ai vu chez ma mère, chez ma grand mère et que je vois encore aujourd'hui. C'est ça que j'ai trouvé très beau chez elles, c'est qu'elles se sont saisi de cette occasion et ce n'est pas l'ONG qui leur a donné, c'est elles qui se sont dit "on va attraper cette occasion pour faire évoluer nos traditions, pas pour casser nos traditions, juste pour les faire évoluer, pour améliorer nos conditions". 

Pour plus d'infos, rendez-vous sur le site du documentaire wwww. lumièredesfemmes.com

Les hommes sont un peu renvoyés dans leurs retranchements. Les maris ne veulent pas laisser leurs femmes quitter le village. Est ce qu'il y a eu un changement au retour? 

Alors les hommes peuls, ça, je peux le dire parce qu'ils me l'ont tous dit et ils me le répétaient sont très jaloux. L'homme peul, en tout cas, dans ce village là, laisse très peu partir sa femme, il a peur que si elle part plus loin que le village, c'est qu'elle est avec un homme et qu'elle le trompe. Elles, elles en rigolent. Chez les femmes, il y a beaucoup d'humour. 

Les femmes sont donc parties, ont découvert beaucoup de choses, mais les hommes aussi vont quelquefois dans au marché artisanal. Ils vont un peu en ville, mais ils ne bougent pas tellement plus que les femmes. Ils n'ont pas non plus été à l'école. Donc leur problématique, c'est aussi un peu la même. Ils restent dans un système qui leur convient parce qu'ils n'ont pas à piler le mil, ils n'ont pas à construire leur maison, ils sont plus libres sur certains aspects, mais je suis sûre qu'ils y gagneraient aussi à découvrir davantage de choses, à s'ouvrir. 

Les hommes ont bien conscience qu'une femme qui part pour travailler, aller récolter du riz, et qui sait lire, écrire et compter et qui peut aller de temps en temps en ville pour vendre ce qu'elle a à vendre, peut rapporter de l'argent au village, à la famille. Elise Darblay, coréalisatrice

Justement les hommes ont-ils changé ?

Quelques uns ont vu les bénéfices de laisser partir leurs femmes parce qu'elles sont revenues avec des panneaux solaires. Mais aussi, ce qu'on a vu, c'est que les greniers sont vides de plus en plus tôt dans l'année. Ce sont des villages qui vivent avec l'élevage et avec la saison des pluies où on peut faire des récoltes, mais c'est de plus en plus difficile. Les hommes ont bien conscience qu'une femme qui part pour travailler, aller récolter du riz, et qui sait lire, écrire et compter et qui peut aller de temps en temps en ville pour vendre ce qu'elle a à vendre, peut rapporter de l'argent au village, à la famille. Ils n'ont plus tellement le choix en fait. 

L'éducation, c'est l'outil qui peut permettre aux petites filles de se marier à 18 ans plutôt qu'à douze. Elise Darblay, coréalisatrice

Il y a aussi la thématique de l'école. On voit cette salle de classe vide et abandonnée. Est ce qu'il y a eu des évolutions depuis ? 

Néné a bien pris conscience que ce dont elle avait besoin, au delà de la lumière avec les femmes du village, c'est l'éducation. L'éducation, c'est l'outil qui peut permettre aux petites filles de se marier à 18 ans plutôt qu'à douze. Et donc, pour elle, c'est devenu quelque chose d'essentiel. Je ne peux pas dire qu'avant la formation, elle n'y a pas pensé, mais en tout cas, c'est quelque chose qui a résonné très fort chez elle. 

Ecole - village peul

Néné avec le chef du village dans la salle d'école vide et abandonnée, qu'elle voudrait remettre en fonction. 

Capture d'écran "La lumière des femmes" sur Arte

A la fin du tournage, elle a manifesté cette envie là. Elle est allée voir le chef du village, elle est allée se renseigner. Et nous, on a eu envie de vraiment l'accompagner. Parce qu'on sait que si c'est Néné qui le fait, elle, elle va faire venir les jeunes filles, même celles qui sont mariées et qui ont des enfants, ce qui est un peu à l'opposé de la tradition peule. Et donc on a trouvé un partenariat avec Bibliothèques sans Frontières pour faire venir des box, une sorte de kit avec des tablettes. Tout ça en peul, pour avoir un accès à l'éducation parce que les conditions de vie là-bas sont très rudes. Il fait entre 40 et 48 degrés, il y a très peu d'eau, donc on ne peut pas faire venir un professeur de Dakar ou de Casamance et lui dire tu vas rester deux ans, trois ans ici. Et puis il ne connait pas forcément la langue, et aussi trouver un professeur dans ces zones là, c'est très compliqué. Donc, avec ce partenariat, on espère que ça pourra marcher ! 

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