Au Sénégal, la surfeuse Khadjou Sambe défie les vagues du sexisme

A 26 ans, la première surfeuse professionnelle du Sénégal, Khadijatou "Khadjou" Sambe compte bien en découdre avec les vagues. Cette pionnière du surf féminin en Afrique impose son style et sa détermination dans une société patriarcale où la femme est souvent reléguée au second plan. Son ambition : former avec le soutien de l’ONG Black Girls Surf les futures générations de surfeuses sénégalaises et ouvrir la voie aux jeunes filles noires pour plus de diversité dans ce sport de glisse. Rencontre.

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Khadjou Sambe
Khadjou Sambe est la première surfeuse professionnelle du Sénégal et la seule Sénégalaise à participer à la World Surf League
©Thomas Morel-Fort
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"Un, deux. Trois, quatre. Un, deux. Trois, quatre." Sur la plage BCAO à Yoff, dans la région de Dakar, un groupe de jeunes filles au corps athlétique répète une série de mouvements physiques sur la voix saccadée de leur entraîneuse, Khadjou Sambe. Comme chaque après-midi, une fois l’école terminée, elles viennent troquer leurs habits d’écolières pour une combinaison nautique. "Elles sont toujours à l’heure, avec un sourire immense sur leur visage dès qu’elles savent qu’elles vont pouvoir surfer si les vagues le permettent", partage Khadjou, fondatrice en 2019 de la première école de surf pour filles du Sénégal. Une antenne de Black Girls Surf, un programme sportif créé par la surfeuse américaine Rhonda Harper, qui milite pour que les femmes noires soient mieux représentées dans le surf de compétition.

Grâce à Black Girls Surf, Khadjou a fait l’acquisition d’une cabane sur la plage afin d’y entreposer tout le matériel nautique. "Avec le temps, l’endroit est devenu le rendez-vous de tous les jeunes surfeurs. On y boit le thé à la menthe et le café Touba. L’ambiance est très familiale", décrit Souleiman Bâ, un peintre de 60 ans, qui a donné un coup de pinceau à l’école en égayant ses murs de fresques colorées.

"We are Black Girls Surf !"

L’entraînement touche à sa fin. Les surfeuses se regroupent en formant un cercle, rejointes par Khadjou. Toutes rassemblent leurs mains au milieu, avant de les élever vers le ciel, scandant à l’unisson leur cri du coeur : "We are Black Girls Surf !" Puis, le petit groupe se disperse. Retour à la cabane pour aller chercher les planches. "Les vagues sont un peu plates, mais on devrait réussir à faire quelques manoeuvres", anticipe Khady, 13 ans, les mains tatouées de henné et un hijab noir recouvrant ses cheveux.

Les bruits des calaos sont tout à coup interrompus par l’appel à la prière lancé par le muezzin de la mosquée. Sur la plage, des hommes aux muscles saillants font leur jogging, d’autres jouent au foot, tandis que des femmes en robes longues s’occupent de leurs enfants sous des parasols en paille. Le goût salé des embruns se mélange à l’odeur des sardines grillées que vendent des marchandes ambulantes. Les apprenties surfeuses, planche sous le bras, fendent alors la foule qui les regarde avec curiosité. A l’horizon, trois surfeurs chevauchent déjà les vagues. Khadjou siffle le début de la session. L’une après l’autre, les filles se jettent à l’eau.

Soukeye avec ses amies
Soukeye avec ses amies et élèves de l'école Black Girls Surf. Les filles découvrent leurs nouvelles planches, financées et envoyées depuis les Etats-Unis par Rhonda Harper.
©Thomas Morel-Fort

Libres dans l'eau

"Même quand la session se termine, les filles continuent de surfer. Elles ne sont jamais fatiguées", insiste leur entraîneuse et mentor. "Dans l’eau, je me sens libre. J’oublie tous mes problèmes", confie Soukeye, 14 ans. L’adolescente est plusieurs fois tombée de sa planche, "mais Khadjou m’a appris à ne pas abandonner et me relever à chaque fois". Pour s’imposer elle-même sur les vagues, il en aura fallu de la détermination à cette pionnière du surf féminin au Sénégal.

A force, j’ai commencé à me demander : "Où sont les filles ?" Il n’y avait aussi que des Blancs.
Khadjou Sambe

Khadjou Sambe a grandi dans un village de pêcheurs, Xataxely, dans la région de Dakar. Situé en bord de mer juste en face de l’île de Ngor, c’est un endroit prisé des touristes, pour la beauté de ses plages, et des surfeurs étrangers. "Plus jeune, je faisais du kayak ce qui me permettait de les observer de plus près. A force, j’ai commencé à me demander : 'Où sont les filles ?' Il n’y avait aussi que des Blancs."

Surfer, coûte que coûte

A l’âge de 13 ans, Khadjou Sambe demande à l’un de ses cousins de lui prêter une planche de surf avec un but en tête : "apprendre à surfer pour représenter son pays, représenter l’Afrique, le Sénégal, en tant que fille noire".

Ma mère me répétait que la place d’une fille n’est pas avec les garçons, mais à la cuisine.
Khadjou Sambe

Corsetée dans une société patriarcale et noyée sous le poids des traditions, Khadjou s’attire les foudres de son entourage. "Ma mère me répétait que la place d’une fille n’est pas avec les garçons, mais à la cuisine, raconte la sportive. Elle avait peur aussi qu’en les côtoyant, je tombe enceinte ou qu’il m’arrive quelque chose." Pendant deux ans, ses parents lui interdisent de pratiquer le surf. "Dès qu’ils partaient travailler, je sautais par la fenêtre et je courrais vers la plage me jeter à l’eau. Mais lorsque je me faisais attraper, je prenais des gifles." Sur terre comme sur mer, Khadjou a dû s’imposer. "Les surfeurs ne me prenaient pas au sérieux. Ils ne respectaient pas la priorité et taxaient mes vagues".

Khadjou avec sa mère
Khadjou avec sa mère, qui n'a jamais pratiqué de sport. Mais comme toutes les femmes du village de Xataxely, elle a appris à nager, puis est devenue plongeuse. "Je peux tenir plusieurs minutes sous l'eau pour ramasser les coquillages que mon mari vend ensuite sur le marché", raconte-t-elle. Aujourd'hui, elle parle avec fierté de sa fille. "Je craignais le qu'en-dira-t-on lorsque Khadjou a commencé à surfer. Ce n'était pas normal... Maintenant, je suis consciente de la voie qu'elle a ouverte à d'autres." 
©Thomas Morel-Fort

A force de persévérance et d’entraînement, la jeune surfeuse gagne le respect de la petite communauté de surfeurs sénégalais. D’autant plus depuis son voyage en Californie, aux Etats-Unis, où elle a pu améliorer son niveau et surfer les vagues mythiques de la côte Ouest grâce à son mentor, l’Américaine Rhonda Harper.

Une brève histoire du surf

Inconnu de beaucoup, la popularité du surf repose sur une histoire d’appropriation de la culture autochtone. Au 18e siècle, à Hawaï, les premières nations considérent ce sport comme partie intégrante de leur vie. Lorsque les colons débarquent à la fin du 19e siècle, ils interdisent le surf. Une manière pour eux d’effacer la culture autochtone hawaïenne et d’affirmer leur domination.

A la fin du 20e siècle, les colons commercialisent le surf comme une activité touristique afin d’encourager les Américains blancs à s’installer à Hawaï et stimuler l’économie des îles. Des variantes du surf existaient également au Pérou et en Afrique de l’Ouest - l’un des premiers récits de surf connu se déroule au Ghana dans les années 1640. Mais depuis son essor en Amérique, le surf est décrit dans les magazines, les films, etc. comme un sport de blancs. Les stéréotypes autour de l’image du surfeur et la ségrégation ont éloigné les personnes de couleur des plages et de l’eau pendant des décennies. Une vérité qui reste d’actualité aujourd’hui.

Pour plus de diversité et d’inclusion dans le surf

Canaliser Khadjou, "c’est comme essayer de maîtriser une tornade en mettant une corde autour d’elle pour la faire tomber. C’est une surfeuse tellement dynamique !", insiste son entraineuse Rhonda Harper qui, en 2018, repère la jeune surfeuse sur les réseaux sociaux et lui propose de la rejoindre aux Etats-Unis. "Je suis arrivée sans un sou en poche et sans parler un mot d’anglais", se souvient la Sénégalaise qui découvre avec émerveillement les célèbres plages de Malibu et d’Huntington Beach.

Dans l’océan Pacifique, Khadjou surfe aux côtés d’Américaines qui l’encouragent, malgré quelques idées reçues sur les Africains. "L’une d’elle m’a demandé si j’avais l’électricité et si je vivais dans une cabane en bois…, se souvient Khadjou, amusée. De manière générale, la plupart n’imaginaient pas que les filles noires en Afrique, d’autant plus dans des pays musulmans comme le Sénégal, avaient le droit de surfer." Si elle ne ressent pas le sexisme, Khadjou se confronte toutefois au racisme "de la part de surfeurs appartenant plutôt à l’ancienne génération". "Comme si le surf était un sport exclusivement réservé aux Blancs", s’indigne Rhonda Harper.

Je ne me voyais pas vraiment reflétée à travers les mannequins blanches, blondes, aux yeux bleus, des pubs de surf.
Rhonda Harper, fondatrice de l'ONG Black Girls Surf

Rhonda Harper, la mentore

Originaire de Kansas City, Missouri, Rhonda Harper découvre le surf à l’adolescence lorsque sa famille déménage en Californie. Attirée par l’océan, elle dévore les films des années 1960 comme Muscle Beach Party. "Il n’y avait pas beaucoup de personnages noirs dans ces films, mais celui-ci avait une scène avec Stevie Wonder, déjà une figure influente pour la communauté afro-américaine. Rien que de le voir apparaître à l’écran au milieu de tous ces acteurs blancs en maillot de bain m’a donné l’impression que moi aussi je pourrais participer au monde du surf. Rhonda se hisse alors sur les flots, non sans difficultés. Aujourd’hui âgée de 56 ans, elle se souvient qu’à 18 ans, en revenant d’une session surf avec son petit ami blanc de l’époque, avoir découvert Go Home N-word ("Rentre chez toi, espèce de n...) écrit sur sa voiture. Des mots tracés avec de la wax, la cire utilisée par les surfeurs pour protéger leur planche.

Rhonda n’est pas du genre à reculer. "Mon surnom, c’était Rocky. Tout ce que j’ai fait, c’est me battre." En 1998, elle crée la marque de sport Inkwell, adaptée aux surfeurs noirs. "Je ne me voyais pas vraiment reflétée à travers les mannequins blanches, blondes, aux yeux bleus, des pubs de surf. Je ne trouvais pas non plus de maillots de bain adaptées à mes formes. Et je n’ai vu personne se présenter pour changer ça, alors j’ai assumé ce rôle moi-même." En recherchant des égéries, elle ne trouve aucune fille noire. Pour les encourager à pratiquer le surf et s’imposer dans les compétitions internationales, Rhonda lance en 2014 l’ONG Black Girls Surf.

Khadjou Sambe des Lébous
Issue de la communauté des Lébous, Khadjou Sambe a grandi à Dakar. Et bien qu'ayant un accès direct sur l'Atlantique et les points de surf du pays, la jeune sportive n'avait jamais vu une seule femme noire surfer avant qu'elle-même ne s'élance sur les flots.
©Thomas Morel-Fort

Khadjou, source d'inspiration à son tour

L’école Black Girls Surf de Dakar est la première que Rhonda Harper fonde, il y a trois ans, grâce à ses économies et des donateurs privés dont la World Surf League (WSL), la ligue mondiale de surf. Depuis, l’Américaine en a ouvert une dizaine d’autres : en Sierra Leone, au Nigéria, au Kenya, en Jamaïque… Une nouvelle vient d’ouvrir au Cap, en Afrique du Sud, où Rhonda et Khadjou se sont rendues en mai 2021 pour donner des cours à une soixantaine de jeunes filles des towhnships. "Elles résident à quelques kilomètres des côtes. Pourtant, aucune n’avait vu la mer…", déplore Rhonda. Confrontées à la pauvreté, la drogue, la violence, etc. "Ces filles doivent négocier leur corps pour aider leur famille. Elles n’ont pas le temps de s’amuser."

Parce qu’elle leur ressemble, Khadjou fait figure de "role model". Les filles peuvent s’identifier à elle, s’imaginer un autre avenir, et tracer leur voie.
Rhonda Harper

Durant plusieurs semaines, les deux surfeuses professionnelles leur ont donc appris à nager, et à voler sur l’eau, en équilibre sur une planche. Des compétitions ont également été organisées avec des petites sommes d’argent à la clé. "L’une des filles voulait absolument gagner", se souvient Rhonda, encore émue des paroles de son élève : "Parce que si je gagne 5 rands (0,29 euros), je pourrai acheter un morceau de pain pour ma mère. Elle n’a pas mangé depuis deux jours."

Au-delà de l’enjeu sportif, le surf participe au développement personnel. "Ces adolescentes pensent qu’elles n’ont aucune issue, regrette Rhonda. Parce qu’elle leur ressemble, Khadjou fait figure de 'role model'. Les filles peuvent s’identifier à elle, s’imaginer un autre avenir, et tracer leur voie." La pionnière du surf féminin au Sénégal compte d’ailleurs bien représenter son pays aux Jeux olympiques 2024. Même si la Fédération sénégalaise de surf soutient davantage les hommes, dont Cherif Fall, le numéro 1, en organisant principalement des compétitions masculines, les obstacles ne sont pas insurmontables.

Soukeye regarde l'horizon
Soukeye, 14 ans, pendant son entraînement de surf. Malgré des conditions météorologiques peu clémentes et des vagues plates, la jeune fille parvient à se mettre plusieurs fois debout sur sa planche. "Il reste encore du travail mais sa motivation est déjà grande pour devenir la prochaine championne de surf du Sénégal", insiste Khadjou. 
© Thomas Morel-Fort

Cet été, cinq Sénégalaises partent pour l’Afrique du Sud où Black Girls Surf a organisé une compétition panafricaine. "C’est la première fois que je vais voyager et prendre l’avion, s’enthousiasme Soukeye. Au début, mes parents ont voulu m’empêcher de surfer. La plupart de mes copines ont arrêté, on les a mariées. Certaines ont des enfants. Mais j’ai tenu tête et désormais mes parents m’encouragent. Ma mère est fière, elle voit toute la discipline que ce sport demande et les opportunités qu’il offre."

La vague du changement est bel et bien à flot.