Fil d'Ariane
Privée de liberté à vie ? Etrange revirement du destin que celui de celle qu'on a pendant un temps surnommée "La Dame de Rangoun". Celle qui fut icône de la liberté, Prix Nobel de la Paix, puis devenue paria de la communauté internationale pour son rôle dans le drame des Rohingas, elle risque désormais de finir sa vie en détention.
Le procès-fleuve de la dirigeante birmane déchue, renversée par l'armée début 2021, s'est achevé vendredi 30 décembre 2022, avec une peine de prison de sept ans supplémentaires pour corruption, soit 33 ans au total derrière les barreaux.
La célèbre opposante âgée de 77 ans, prix Nobel de la paix 1991, est apparue en "bonne santé" selon une source judiciaire. "Toutes ses affaires sont terminées, il n'y a plus d'accusations contre elle", a précisé la même source qui a requis l'anonymat, citée par l'AFP.
Un tribunal de la capitale Naypyidaw, qui siège exceptionnellement dans le centre pénitentiaire où elle a été placée à l'isolement, a reconnu l'ex-dirigeante coupable des cinq chefs d'accusation de corruption la visant. La fin de ce procès long de 18 mois, qualifié de simulacre par les groupes de défense des droits humains, ouvre une nouvelle période d'incertitudes en Birmanie, avec la perspective d'élections en 2023 promises par la junte, en quête de légitimité.
Après avoir été une première fois condamnée à quatre ans de prison pour incitation aux troubles publics et violation des règles sanitaires liées au Covid, Aung San Suu Kyi vient de se voir infliger une nouvelle peine de quatre ans, notamment pour avoir été reconnue coupable d'importation illégale de talkies-walkies...
Et son procès est loin d'être fini. L'ex-icône de la démocratie est poursuivie par la junte pour de nombreux autres chefs d'accusations : sédition, corruption, fraude électorale. Elle risque des décennies de détention.
Birmanie : Aung San Suu Kyi condamnée à quatre ans de prison supplémentaireshttps://t.co/t2MJKkSFWu pic.twitter.com/Sz1aKMd4Zb
— franceinfo (@franceinfo) January 10, 2022
Aung San Suu Kyi a été interpellée avec plusieurs autres dirigeants de son parti, la Ligue Nationale pour la démocratie (LND) le 1er février 2021 lors d'un coup d'état militaire mené par les généraux, ceux-là même avec lesquels elle avait réussi à négocier une gestion, à l'équilibre fragile, du pays.
Dans une lettre diffusée sur les réseaux sociaux, elle appelle la population à réagir. Son parti dénonce des "actions qui remettent le pays sous dictature", dans un communiqué signé du nom d'Aung San Suu Kyi. "J'exhorte la population à ne pas accepter cela, à réagir et à manifester de tout cœur contre le putsch mené par l'armée".
Ce putsch a été immédiatement condamné par les Etats-Unis, l'Australie et l'ONU, tandis que les militaires affirment vouloir préserver la "stabilité" de l'Etat.
La "Dame de Rangoun", icône de la démocratie dans les années 1990, a de nouveau été assignée à résidence mais cette fois-ci dans la capitale politique Naypyitaw, selon un député de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), qui a demandé l'anonymat par peur de représailles. "On nous a dit de ne pas nous inquiéter. Mais nous sommes inquiets. Ce sera un soulagement quand nous pourrons voir des photos", a-t-il déclaré.
We all need you help. Please, spread the news to the world. #savemyanmar #freeAungSanSuuKyi pic.twitter.com/oy91vUyB6t
— Aerial_myktnw (@A_myktnw) February 1, 2021
"Toutes nos informations indiquent qu'elle est hors de danger", affirme de son côté le politologue Khin Zaw Win. Selon Hervé Lemahieu de l'Institut australien Lowy, il est probable que l'armée ait pris une décision stratégique de la garder cachée. "Je pense que l'idée est vraiment de la tenir éloignée de la vue du public", explique-t-il, "Elle est en détention à Naypyidaw (... ) loin de tous les grands centres de population où les manifestants peuvent se rassembler. Je pense que c'est un choix délibéré". Les généraux "se rendent compte que si elle tombait malade ou mourrait pendant sa détention, les gens soupçonneraient un acte criminel et cela pourrait provoquer des violences", ajoute-t-il.
Coup d'État en Birmanie, Aung San Suu Kyi détenue par l'armée (via @LeHuffPost) https://t.co/5r9QPUqwmk #Birmanie #aung San suu kyi coup pic.twitter.com/NrD7sUimVb
— upday France (@updayFR) February 1, 2021
"Je ne crois pas en l'espoir, je ne crois que dans le travail. Vous travaillez dur pour réaliser vos espoirs. L'espoir seul ne nous mène nulle part", confiait-elle à l'AFP en août 2015. Quelques mois plus tard, la LND remportait un scrutin historique et Aung San Suu Kyi, cantonnée à la dissidence pendant près de trente ans, était propulsée à la tête de l'exécutif.
Une position qu'elle devait conserver, son mouvement ayant de nouveau remporté une victoire écrasante aux législatives de novembre. Mais l'armée en a, semble-t-il, décidé autrement avec l'interpellation puis la condamnation de la dirigeante de 75 ans.
Lors de ces années à la tête du pays, Aung San Suu Kyi s'est heurtée à l'épreuve du pouvoir, obligée de composer avec des militaires tout-puissants à la tête de trois ministères clés (l’intérieur, la défense et la frontière).
Jadis comparée à Nelson Mandela ou Martin Luther King, son image est à jamais écornée par le drame des musulmans rohingyas.
Quelque 750.000 membres de cette minorité ont fui les exactions de l'armée et de milices bouddhistes en 2017 et se sont réfugiés dans des camps de fortune au Bangladesh, un drame qui vaut à la Birmanie d'être accusée de "génocide" devant la Cour internationale de Justice (CIJ), le principal organe judiciaire des Nations Unies. La dirigeante, qui nie "toute intention génocidaire", est venue en personne défendre son pays devant la Cour.
La Gambie, mandatée par les 57 États membres de l’Organisation de la coopération islamique, estime que la Birmanie a violé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, un traité de droit international approuvé en 1948. « Chaque jour à ne rien faire, ce sont plus de gens tués, plus de femmes violées et plus d’enfants brûlés vifs. Quel crime ont-ils commis ? Seulement celui d’être nés dans une religion différente », a dénoncé Abubacarr Tambadou, ancien procureur au Tribunal pénal international pour le Rwanda.
« Malheureusement, la Gambie a présenté à la Cour un tableau trompeur et incomplet de la situation dans l’Etat de Rakhine », avait alors répondu Aung San Suu Kyi pour défendre son pays.
Son manque de compassion dans cette affaire lui a attiré les foudres de la communauté internationale: le Canada et plusieurs villes britanniques lui ont retiré son titre de citoyenne d’honneur, Amnesty international la privant de son prix d'"ambassadrice de conscience".
Le portrait d'Aung San Suu Kyi aux côtés de ceux de Mère Theresa, Nelson Mandela, Mahatma Gandhi et le Dalai Lama, tous peints sur des parties conservées du mur de Berlin à Teltow, près de Berlin (novembre 2016).
Sa vie commence par un drame: l'assassinat en 1947 de son père, héros de l'indépendance, alors qu'elle n'a que deux ans. Elle vit ensuite longtemps en exil: notamment en Inde puis en Grande-Bretagne, ex-puissance coloniale.
Elle y mène la vie d'une femme au foyer, mariée à un universitaire spécialiste du Tibet à Oxford, Michael Aris, et mère de deux petits garçons. En 1988, elle rentre en Birmanie au chevet de sa mère et surprend tout le monde en décidant de s'impliquer dans le destin de son pays, en pleine révolte contre la junte militaire.
"Je ne pouvais pas, en tant que fille de mon père, rester indifférente à tout ce qui se passait", lance-t-elle lors de son premier discours, resté comme le symbole de son entrée en politique. Intitulé, Libérez-nous de la peur (Freedom from Fear), il commence ainsi : "Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur : la peur de perdre le pouvoir pour ceux qui l’exercent, et la peur des matraques pour ceux que le pouvoir opprime…"
La répression de 1988 fait quelque 3.000 morts, mais marque la naissance de l'icône. Elle devient alors la "dépositaire des espoirs d'un retour à la démocratie" pour tout le peuple birman écrasé par la dictature militaire depuis 1962, explique Phil Robertson, représentant de l'ONG Human Rights Watch en Asie.
Autorisée à former la LND, elle est rapidement placée en résidence surveillée et assiste, à distance, à la victoire de son parti aux élections de 1990, dont la junte refuse de reconnaître les résultats.
Dans sa maison au bord d'un lac en plein coeur de Rangoun, où elle est consignée, de rares émissaires sont autorisés à lui rendre visite, ainsi que parfois ses deux garçons, restés vivre en Angleterre avec leur père. Celui-ci mourra d'un cancer sans qu'elle puisse lui dire adieu.
En 1990, Aung San Suu Kyi reçoit le prix Sakharov et le prix Rafto, puis le prix Nobel de la paix l'année suivante. Mais elle ne peut pas se rendre à Oslo. Elle devra attendre plus de 20 ans pour venir le chercher. En 2010, elle est libérée après 15 ans de résidence surveillée et entre au Parlement en 2012 après l'autodissolution de la junte un an plus tôt.
Aung San Suu Kyi annonce, le 6 juin 2013, son intention de se présenter à l'élection présidentielle de 2015. Mais la constitution birmane ne lui permet pas de se présenter car elle interdit à un Birman de se présenter s'il est marié avec un étranger : or, son époux, Michael Aris, était de nationalité britannique. Le Parlement birman élit, le 15 mars 2016, Htin Kyaw, proche d'Aung San Sui Kyi, à la fonction de président de la République du pays. Ne pouvant pas être présidente de la République, Aung San Suu Kyi devient ministre mais cumule autant de pouvoirs qu’elle peut le faire, elle devient une sorte de "super-ministre". Elle est considérée comme la dirigeante de la Birmanie de facto.
Rapidement, l'image de l'icône commence à se fendiller à l'international, certains lui reprochant sa conception autocratique du pouvoir. Elle était prise au piège de sa "position de quasi-princesse de ce pays", "restée à part, en raison de l'importance de sa famille et de ses années en résidence surveillée", relève le politologue Nicholas Farrelly.
Dans une lettre ouverte, Desmond Tutu lui écrivait : "Si le prix politique à payer pour votre accession à la plus haute charge publique du Myanmar est votre silence, alors ce prix est certainement trop élevé".
En 2011, The Lady, un film-biographie franco-britannique, réalisé par Luc Besson, raconte son parcours, de son exil à son retour en Birmanie, une romance axée en grande partie sur son histoire d'amour avec son mari et son pays.