Fil d'Ariane
Quatre-vingts ans après la libération du camp d'extermination nazi d'Auschwitz, en Pologne, des survivantes témoignent au Mémorial de la Shoah. TV5MONDE a rencontré Ginette Kolinka, aujourd'hui presque centenaire. Elle avait 19 ans à son arrivée à Auschwitz, mi-1944.
Ginette Kolinka fin janvier 2024, lors de son entretien avec TV5MONDE au Mémorial de la Shoah, à Paris.
Le 27 janvier 1945, l'armée russe libérait les quelque 7000 prisonniers survivants du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, où avaient péri plus d'un million de victimes. Quatre-vingts ans après, une cérémonie de commémoration au Mémorial de la Shoah, à Paris, donne la parole aux survivantes.
"Nous ne sommes plus qu'une poignée", dit Esther Sénot, venue témoigner de sa déportation avec trois autres survivantes. Yvette Lévy, Judith Elkan-Hervé, Ginette Kolinka et Esther Sénot racontent ce camp nazi devenu le symbole de l'extermination des juifs. Les voix tremblent parfois, chez ces rescapées de 97 à 99 ans, mais les souvenirs restent précis pour raconter l'arrivée et la vie dans ce camp où un million de juifs ont été assassinés.
"Le train a roulé deux jours et deux nuits jusqu'à Birkenau. A l'arrivée, 896 personnes sont parties directement à la chambre à gaz", raconte Yvette Lévy, 98 ans, déportée en juillet 1944 dans un convoi de 1300 personnes. "On est restées dans une terreur que vous n'imaginez pas. Les nazis sortaient leur pétard quand ça les amusaient. Certaines voulaient se jeter sur les barbelés..." poursuit-elle, en racontant les sélections où il fallait se montrer apte au travail : "on essayait de se tenir bien droites, on se frottait les joues avec la betterave de la soupe quand on passait devant le SS..."
"Ils nous ont rasées entièrement, nous ont tatoué un numéro sur le bras", explique Esther Sénot, 97 ans, qui connaît encore le sien par coeur : 58 319 – en français et en allemand. L'ancienne déportée, qui a passé dix-sept mois à Auschwitz, raconte d'un ton vif la menace constante des chambres à gaz dont elle découvre l'existence avec ces mots : "Vous faites pas d'illusion, vous êtes entrés par la porte et vous partirez par la cheminée".
Judith Elkan-Hervé, 98 ans, fait, elle, un résumé glaçant : "A l'arrivée à Birkenau, celles qui n'ont pas donné leur enfant à leur mère ou leur copine l'ont porté dans leurs bras à la chambre à gaz. Pour moi Auschwitz c'est ça : les mères qui portent leurs enfants à la mort". Devant l'auditoire où 150 personnes sont installées, elle lance un appel : "il faut soigner la jeunesse, pour l'éduquer dans une voie différente de la haine. Il faut leur dire la vérité de l'Histoire et les mettre en garde. L'éducation est une chose vitale".
"Les nazis se sont servis de tout pour nous salir, nous humilier", explique Ginette Kolinka, qui aura cent ans le 4 février 2025. Elle raconte la dureté inhumaine des kapos privant de soupe les prisonnières affamées, mais le pire, pour elle, n'était pas la faim.
Pour moi, ce qui a été le pire, c'est d'être nue devant ces femmes que je ne connaissais pas. Ginette Kolinka
Dans son fauteuil roulant, elle se souvient de sa "honte" lorsqu'il a fallu "retirer tous ses vêtements" à son arrivée. "Manteaux, vestes, on les enlève, schnell, schnell, vite, vite ! Ca ne suffit pas, il faut encore en enlever... Maintenant, ça y est, on est en combinaison – parce que les femmes, à l'époque, portaient toujours des combinaisons. Mais il faut l'enlever aussi. Alors on est en culotte et soutien-gorge. Et bien, culotte et soutien-gorge, il a fallu les enlever aussi." Pour la jeune fille de 19 ans qu'elle était alors, ce fut le pire, même si, souligne-t-elle, "il y a toujours pire. Pour moi, c'était d'être nue devant ces femmes que je ne connaissais pas."
Pour mieux se souvenir, Ginette Kolinka ferme les yeux. "Je ne ressens rien, je vois, dit-elle. Je sais qu'on a eu faim, je sais qu'on a eu froid et qu'on a eu chaud aussi, mais ça, je ne m'en rappelle pas. Par contre, je me souviens que, pendant l'appel, on se tenait les mains sous les aisselles de celles qui étaient devant nous pour se les réchauffer un peu, puisqu'on n'avait même pas le droit de taper les pieds pour se réchauffer."
Ginette Kolinka raconte qu'elle ne réalisait pas la mort qui l'entourait, qui était partout. "Jamais, jamais, je n'ai pensé à la mort. Jamais non plus je ne pensais au retour, que quand je reviendrais chez moi, je ferais ci, je ferais ça."
Je ne sais pas si un cerveau est capable de rester sans travailler. Mais le mien, c'était comme ça. Ginette Kolinka
Pour rester en vie à Auschwitz, il fallait, pour une femme, avoir de 15 ans à 45 ans et pouvoir travailler. Pour les hommes, c'était de 15 ans à 50 ans. Tous ceux qui avaient moins de 15 ans, et tous ceux qui avaient plus de 45 ou 50 ans étaient tués.
A 19 ans, Ginette Kolinka est affectée au commando de terrassement. Elle casse et déplace des pierres pour faire des routes. Elle creuse des fossés, pour assécher le terrain marécageux. "J'étais devenue 'tu fais ci, tu fais ça'. Sans savoir pourquoi je fais ci, pourquoi je fais ça. J'obéissais, parce que de toute façon, on était obligés d'obéir. Je ne sais pas si un cerveau est capable de rester sans travailler. Mais le mien, c'était comme ça."
Dans le récit des rescapées qui témoignent au Mémorial de la Shoah affleure en permanence l'appel à la vigilance. "Ce que j’espère, c'est que ceux qui nous écoutent comprennent que si je parle, c’est parce que certains haïssaient les juifs. Et ça, il ne faut plus que ça recommence, affirme Ginette Kolinka. Vous vous rendez compte, lance-t-elle en désignant les photos des victimes qui recouvrent les murs du Mémorial de la Shoah, à Paris, tous ces enfants ont été tués, assassinés. On ne les a pas laissés vivre. Regardez cette belle petite fille. Elle aurait maintenant 80 ans. Et on l'a tuée simplement parce qu'elle était juive. Ah non, non, pardonner, jamais, jamais, jamais !"
La survivante veut souligner qu'elle ne parle pas des Allemands du XXIe siècle quand elle parle des nazis, mais son message "est aussi que les nazis d'aujourd'hui, il faut toujours les combattre. Mais qu'est-ce qu'on appelle les nazis ? L'extrême droite, c'est des nazis en herbe, peut-être de vrais nazis. C'est là qu'il faut faire attention quand on nous demande de voter. Il faut surveiller de très près les écarts des discours. Parce qu'un mot, c'est très dangereux."
Ginette Kolinka aime témoigner devant les jeunes générations, "devant des enfants qui vous écoutent et ça, ça fait plaisir. Admettons que ne serait-ce que le quart répétera ce qu'ils ont entendu à leur famille, et que la famille leur répétera peut-être à quelqu'un d'autre..." Ainsi se fait la transmission.
Elle trouve les jeunes d'un calme et d'un sérieux extraordinaires, hormis un épisode dont elle souvient, tout au début, quand elle commencé ses rencontres : "J'en étais au moment où je disais qu'on avait arrêté des enfants. Et puis j'entends rire et je vois deux jeunes filles qui chahutent. 'Mesdemoiselles, si mon histoire ne vous intéresse pas, s'il vous plaît, prenez la porte,'" lance-t-elle, même si elle estime que ce n'est pas à elle de faire taire les enfants, mais aux enseignants.
Celui-là excusait les jeunes filles "parce que ce sont de pauvres gosses, dont la maman arrive le soir tard et n'a pas le temps de s'occuper de ses enfants." Pour la survivante du camp d'extermination, ce n'est pas une excuse : "Arrêtez tout ça, dit-elle, c'est du baratin. Elles ont 14 ans ou 15 ans, ce ne sont pas des bébés." Aujourd'hui, les professeurs parlent aux enfants avant les rencontres, et plus personne ne chahute. Quand la génération des survivants se sera éteinte, Ginette Kolinka "compte sur les professeurs pour nous remplacer auprès des jeunes."
Le jour où elle a appris que la guerre était finie, Ginette Kolinka, seule de son groupe à avoir survécu, se l'était pourtant promis : "Tu es vivante, la guerre est finie, tu ne parles plus de cette période. On l'efface. A quoi bon revenir en arrière ? Tu vas vivre maintenant."
Et puis plus tard, bien plus tard, Ginette Kolinka rentre, sans vraiment s'expliquer pourquoi, dans les locaux d'une association d'anciens déportés sise dans son quartier. A l'improviste, on lui demande de remplacer une personne malade pour compléter un groupe de quatre rescapés qui accompagnait des jeunes en Pologne, à Auschwitz. "Un avion était complètement pour nous.... A l'arrivée à Cracovie, il y a une petite heure de route pour rejoindre le camp. Et c'est pendant cette petite heure de route qu'on doit raconter notre histoire. Dans l'avion, on ne le fait pas, et une fois dans le camp, ce sont les guides du camp qui parlent."
Quand tu commences à dire les juifs, les musulmans... c'est déjà un pied dans la haine. Ginette Kolinka
Ce que Ginette Kolika veux faire comprendre aux jeunes et à tous ceux qui l'écoutent, c'est que "tout cela est arrivé parce qu'un monsieur qui était très, très, très antisémite détestait, haïssait les juifs. Il voulait tuer tous les juifs d'Europe, il l'aurait fait s'il avait gagné la guerre. Il en a tué déjà beaucoup. Ce que je veux, c'est que les gens comprennent, en me voyant que je suis juive, mais je suis normale. Le musulman aussi est comme les autres. Alors, acceptons les gens avec leur faciès, avec leur religion, laissons vivre tout le monde, même si on n'est pas comme nous... Parce que quand tu commences à dire les juifs, les musulmans... c'est déjà un pied dans la haine. Et tout ce que je peux dire, c'est pour que les gens se rendent compte jusqu'où peut aller la haine."
Dans le public du Mémorial de la Shoah, Axel Sandager, 23 ans, et ses deux sœurs Caroline et Mathilde, 12 ans, ont bien conscience de cet enjeu : "J'ai eu la chance de rencontrer des déportés dans mon lycée, il y a peu de chance qu'elles, qui sont en 5e, aient la même possibilité", explique-t-il. L'histoire de la Shoah, ils la connaissent mais "voir les gens, en vrai, qui ont le souvenir, ce n'est pas la même chose", assure sa sœur Caroline.
"Être dans la même pièce fait qu'on se rend mieux compte", affirme Antoine Bouyon, 28 ans. Ce professeur d'histoire qui a emmené ses élèves à Auschwitz en novembre s'interroge : "Je sais qu'il va arriver un jour ou il n'y aura plus de témoins, il n'y aura plus que les sources" historiques et "ce sera très dur sans personnes vivantes à faire écouter".
"Je compte sur vous pour que vous puissiez témoigner en notre nom à tous, face aux négationnistes et autres faussaires de l'Histoire", lance Esther Sénot.
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