Fil d'Ariane
À l’occasion des cinquante ans de la loi Veil, en janvier 2025, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) lance Il suffit d’écouter les femmes, un recueil de témoignages inédits dédié au vécu ordinaire de l’avortement avant sa légalisation en France, en 1975.
79 récits intimes sur l'avortement clandestin ont été recueillis par l'INA (Institut national des archives) en France à l'occasion du 50e anniversaire de la loi Veil.
"Je me souviens d'un matin, sur le chemin du collège. Ma mère m'accompagnait jusqu'au bus et nous discutions. A un moment, elle évoque un voyage en avion avec mon père. Je savais pertinemment qu'ils n'étaient jamais allés à l'étranger et encore moins pris l'avion. Sauf que ce voyage-là n'avait jamais été raconté. J'ai tout de suite senti dans le ton de ma mère combien sa 'gaffe' était lourde de sens. Il y avait comme un parfum, aux accents honteux, de secret familial. Un voyage en Angleterre donc, pour se faire avorter, comme je l'ai compris plus tard. Hélas, mon père étant disparu, et ma mère n'ayant plus toute sa mémoire, je n'en saurais jamais plus sur cet épisode caché de l'histoire intime de leur couple. Une grossesse non désirée et l'obligation pour mes parents de partir outre-Manche pour procéder à une IVG, dans les années 1960. Bien avant qu'une loi ne vienne, enfin, légaliser l'avortement en France."
Une histoire familiale parmi tant d'autres. Combien sont-elles, ces femmes qui, avant le 17 janvier 1975, date d'entrée en vigueur de la loi Veil, ont dû se cacher ou partir à l'étranger pour interrompre une grossesse en secret ? Combien en ont péri ? Encore aujourd'hui, les estimations sont difficiles, mais on parle de 800 000 avortements clandestins par an, et de milliers de victimes.
"J’ai découvert ce jour-là ce qu’on appelle aujourd’hui la sororité", raconte Patricia, 26 ans lorsqu'elle a avorté. A 76 ans aujourd'hui, Patricia est l'une des femmes qui a accepté de témoigner pour l'INA. pour Il suffit d'écouter les femmes, un titre qui reprend les mots lancés avec véhémence par Simone Veil devant l'Assemblée nationale en 1974. Un projet de l'INA destiné à recueillir la parole des femmes, avant qu’il ne soit trop tard.
À l’Hôtel-Dieu, on me précise que je serai installée dans la travée des prostituées. Huguette, 25 ans au moment des faits, 85 ans aujourd'hui
Au total, 79 témoignages, dont ceux de 56 femmes ayant avorté clandestinement. Mais il y a aussi les proches, qui en ont vécu et subi les conséquences de manière directe ou indirecte. Des proches ayant parfois perdu une mère, une épouse, une soeur, mais également des aidants, des faiseuses d'anges, des médecins ainsi qu'un avocat ou encore un juge d'instruction.
Diffusés sur entretiens.ina.fr, ces récits sont déclinés dans trois créations originales : un documentaire coproduit par France Télévisions, un podcast en cinq épisodes et un livre coédité avec Flammarion.
"Il suffit d'écouter les femmes"
Pensé comme "le film du projet mémoriel", ce documentaire nourri d’archives et de films générationnels entremêle le vécu d’une quinzaine de témoins, issus de tous les territoires et de tous les milieux sociaux, qui ont vécu l’avortement clandestin entre 1955 et 1975.
Le film révèle la diversité des méthodes employées, la participation des enfants, du voisinage, le bricolage généralisé et dangereux, la prison, voire la mort. Leurs témoignages révèlent l’ampleur des violences physiques, psychologiques, voire sexuelles, engendrées par la clandestinité.
Avec la participation exceptionnelle de Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, et Christiane Taubira qui, parmi les témoins, révèle pour la première fois l’avortement clandestin qu'elle a subi.
Entretien avec Isabelle Foucrier, productrice INA et initiatrice du projet
Vous avez été surprise par le nombre de témoignages à la suite de votre appel à témoins ?
Quand l'INA a lancé cet appel à témoins, soutenu par la PQR (presse quotidienne régionale, ndlr), on ne s'attendait pas à ce qu'il y ait une telle déferlante de réponses. On s'attendait plutôt à devoir gérer le silence, le tabou, à devoir aller chercher une parole et à éprouver des difficultés à la trouver.
Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. Suite à l'appel à témoins, une déferlante de retours a envahi la boîte mail dédiée à la collecte de témoignages, des mails et des mails et des mails, et tous les jours, on recevait des volontaires, des femmes la plupart du temps, mais également des hommes, mais aussi des enfants qui avaient perdu leur mère ou l'avaient vue partir en prison. On s'est rendu compte que beaucoup de gens avaient envie de parler. Pourquoi autant ? Évidemment, comme souvent, c'est plurifactoriel, je pense, et sincèrement, on va avoir sans doute encore besoin d'un peu de temps pour comprendre ce qui s'est passé.
Pourquoi ces personnes ont-elles voulu témoigner ?
La plupart des femmes qui ont répondu sont des femmes qui ont entre 70 ans et, pour la plus âgée, 100 ans. Ce sont des femmes qui entament sans doute la dernière partie de leur vie avec un autre rapport à la vie, à leur jeunesse. Peut-être que c'est un moment où on se retourne sur ce qu'on a vécu et où on se demande ce qu'on va transmettre. Je pense que beaucoup de femmes ont parlé en se disant que, oui, elles étaient les derniers témoins d'une époque, qu'après elles, plus personne ne pourrait raconter : comment se passait, concrètement, la vie, quand avorter était interdit ? Donc il y a eu cette espèce de charge, à mon avis, qui leur est apparue comme une évidence.
Je veux témoigner pour que mes petites-filles ne connaissent jamais l’effroi que j’ai connu. Catherine, 18 ans lorsqu'elle a aidé sa mère à avorter, 77 ans aujourd'hui.
Ensuite, je pense qu'il y a eu un désir de transmission aux générations d'après, qui est assez massif. Il y a aussi beaucoup de femmes qui ont témoigné, encouragées par leurs petites filles. Il y en a vraiment beaucoup. Il y a même souvent des petites-filles qui ont répondu à l'appel à témoins en parlant de leur grand-mère. Donc il y avait quand même, dans l'origine des réponses, un lien entre deux générations.
Beaucoup d'entre elles n'en avaient jamais parlé...
Le secret était lourd. Elles le disent souvent : "Je vous préviens, je n'ai même pas encore prévenu mes enfants". En même temps, ce n'est pas complètement fou de ne pas parler spontanément de cela à ses enfants. Ce n'est pas non plus une discussion si simple à mener. C'est presque peut-être plus simple d'en parler à une tierce personne qu'à ses propres enfants !
On a eu des messages de femmes qui ont reconnu être soulagées. Mais on a eu aussi des femmes chez qui, depuis, dans une sorte de traductions un peu psychosomatiques, le témoignage est venu réveiller un événement traumatique.
Donc, à la fois, je pense que ça reste quand même très important de pouvoir tendre le micro à ces femmes et à ce vécu. Néanmoins, on est conscient que ce n'est pas facile de parler et ça n'a pas été facile. Elles ont eu beaucoup, beaucoup de courage, vraiment.
Est-ce que le contexte international sur le droit à l'avortement a joué un rôle dans cette envie de témoigner ?
Quand j'ai initié ce projet, en 2022, la constitutionnalisation de l'IVG n'était pas du tout au programme. À l'époque, j'ai été saisie d'un vertige à me dire qu'on allait peut-être laisser partir une génération de femmes, la génération des derniers témoins capables de parler de la clandestinité. Il y avait donc urgence, mais il y avait aussi un télescopage entre l'histoire et le contemporain, l'actualité.
À cette époque, la Cour suprême américaine venait d'annuler l'arrêt Roe vs. Wade, habilitant les États américains à revenir sur le droit d'avorter. À l'époque, le gouvernement polonais avait interdit aux femmes d'avorter. Bien plus près de nous, des femmes vivaient ce que les Françaises avaient vécu cinquante ans plus tôt, en cherchant des solutions, en en mourant. Tout cela a rendu l'urgence double : il y avait la crainte de ne pas avoir le temps de le dire, et il y avait l'urgence de devoir le dire, parce que ça n'était pas l'histoire de tout le monde.
Pratiquer un avortement clandestin n'était pas sans danger, certaines y ont laissé leur vie ...
Par définition, la clandestinité rend les chiffres impossibles. Comment voulez-vous compter ce qui est masqué ? C'est impossible. Et encore aujourd'hui, les femmes se rendent à l'hôpital en disant qu'elles ont fait une fausse couche. Parfois c'est vrai, parfois c'est faux. Je veux dire, la comptabilisation du nombre d'avortements clandestins est par définition impossible dans un contexte de clandestinité. On a des estimations qui varient de 300 000 à plus d'un million par an. Moi, j'ai souvent entendu le chiffre de 800 000. Ce sont aussi des chiffres que j'ai entendus dans les archives de l'époque. Je travaillais à l'INA, donc j'ai eu accès aux prises de parole à l'époque, de gens qui racontent ce qui se passait dans les cabinets, chez les gynécos, à l'hôpital.
Certaines racontent avoir subi des violences, gynécologiques mais aussi sexuelles de la part de médecins, c'est un sujet peu documenté.
Dans un contexte de clandestinité, où avorter est interdit, on se retrouve à la merci de ceux qui veulent bien vous aider. Ils se comptent sur les doigts de la main, et surtout hors d'un contexte urbain. Néanmoins, cela n'est pas tant lié à la ville ou à la campagne, qu'à un contexte de clandestinité en général qui fait que les femmes sont à la merci de tous dès lors qu'elles vont chercher de l'aide auprès des médecins, ce qui est souvent leur premier réflexe. Il y a plein de raisons pour lesquelles les médecins ont accepté d'avorter les femmes clandestinement. Dans ce contexte, c'est vrai qu'il y a eu des abus variés, globalement de deux types.
Il y a eu des violences obstétricales qu'on peut parfois qualifier d'actes de barbarie, c'est-à-dire qu'il n'y a pas vraiment d'autres qualificatifs pour désigner un curetage à vif, pour désigner la volonté de faire mal, la volonté de punir.
Moi, je reste très marquée dans la collecte de témoignages par une femme qui est tombée enceinte à la suite d'un viol, et qui en plus s'est payée un curetage à vif punitif de la part d'un médecin sûr de son bon droit. Il y a eu des violences obstétricales innommables, mais aussi – et c'est peut-être un élément que les historiens avaient un peu sous-estimé – des violences sexuelles de la part des médecins. C'est-à-dire qu'on a des témoignages de femmes qui se sont fait agresser sexuellement par le médecin auprès de qui elles cherchaient de l'aide. Dans un contexte d'illégalité, on ne peut pas aller voir la police après, parce qu'on préfèrera toujours punir la femme qui a cherché à avorter que le médecin qui a cherché à la violer. Donc elles étaient coincées.
Dans ce projet mémoriel, on entend aussi la parole de proches ...
On a cherché à planter le décor de la clandestinité, à essayer de dresser un portrait, une espèce de photographie qui ne sera jamais exhaustive, c'est impossible, d'une France clandestine. Dans ces scènes de la vie clandestine, l'idée n'était pas d'écouter 79 récits d'avortement. Chaque avortement est différent, unique, et le projet, ce n'était pas ça. Le projet, c'était d'essayer de donner à voir ce que la clandestinité implique. Et la clandestinité implique beaucoup d'acteurs, beaucoup plus que des femmes qui avortent seules dans leur cuisine. La clandestinité implique des maris, des enfants, des médecins, des faiseuses d'anges, des juges, des avocats. En abordant le projet, je me suis rendue compte de l'intérêt, de la puissance surtout, de la déflagration familiale que peut créer la clandestinité.
Avec la mort de ma soeur, j’ai aussi perdu mes parents. Falack, 6 ans lorsqu'elle perd sa soeur d'un avortement clandestin, 61 ans aujourd'hui
On a le cas d'un veuf qui a perdu sa femme dans un avortement clandestin ; elle laissait deux petites filles de 4 et 5 ans. On a deux ou trois femmes, je crois, qui ont perdu leur mère, alors que l'une a 9 mois, l'autre peut-être a 10 ans. Une autre a vu sa mère partir en prison parce qu'elle avait aidé une autre femme du village à avorter. A chaque fois, les conséquences sur la vie, sur la famille sont hallucinantes.
Cinquante ans après, que dire de la loi Veil, qu'a-t-elle changé ?
Aujourd'hui, on est apte à dire que la loi Veil a été une rupture anthropologique, c'est ce que dit Geneviève Fraisse, et dans l'histoire, elle est le socle de l'égalité homme-femme. C'est même pas un tournant, c'est même pas un changement, c'est une révolution.
Annie Ernaux, qu'on a aussi interrogée dans la collecte de témoignages, dit que c'est la loi la plus importante du XXème siècle, parce qu'elle implique tellement de choses. C'est fondamental, ce qu'elle a changé, et c'est pour ça qu'on a fait ce projet, pour raconter en creux l'importance de cette loi, pour montrer à quoi ressemblait la vie lorsqu'il n'y avait pas la loi Veil.
Après, soyons lucides, il a fallu quand même du temps pour qu'elle se mette en place : la loi n'a pas été effective tout de suite. Et je rappelle quand même que, en 1975, la loi Veil n'est votée que pour quatre ans, elle n'est pas conçue comme un projet pérenne. De la même façon que la pilule a été légalisée en 1967 par la loi Neuwirth, n'empêche qu'il a fallu quand même des années pour qu'elle soit réellement accessible, il fallait l'autorisation parentale, donc oui, bien sûr, la pilule était légale, mais néanmoins, les femmes ne la prenaient pas tellement.
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