Fil d'Ariane
Une petite maison de la Palestine vient d’ouvrir dans le nord de Paris. Ardi est une invitation à la découverte de la culture palestinienne. Sa créatrice, Rania Talala, est tombée dans la marmite de la gastronomie palestinienne dans sa tendre enfance et, depuis, ne cesse de vouloir la faire découvrir, ainsi que la culture qui l’accompagne.
C’est dans le nord de Paris, dans un nouveau quartier résidentiel, à quelques minutes de celui, très populaire, de la porte de la Chapelle, que Ardi, le tout dernier projet de Rania Talala, a vu le jour. Depuis son ouverture, début juillet, le restaurant - concept store ne désemplit pas, et sa créatrice est sur un petit nuage : "J'avais tellement hâte de pouvoir enfin ouvrir Ardi, et en même temps, j'ai eu peur de décevoir tous les gens qui ont suivi le projet. Mais je suis dans un état d'émerveillement incroyable de voir du monde tous les jours, s'exclame Rania. Malgré les a priori sur le quartier, l'été, la menace du Covid, les gens sont quand même au rendez-vous. Je suis comblée", poursuit-elle.
Les proches de Rania, tout comme sa communauté en ligne, sont unanimes : l’endroit est à vraiment à son image. “Ça me touche beaucoup ! Finalement, j’ai retranscris mon blog ou ma page Facebook, mais en 3D”, plaisante-t-elle.
En effet, Rania a une présence en ligne de longue date avec son blog Les ptits plats palestiniens de Rania, le premier blog francophone sur la cuisine palestinienne, et la page Facebook qui l’accompagne. Cette ancienne professeure de Français en Jordanie et d’Anglais en France a, depuis, abandonné sa profession pour se lancer pleinement dans cette activité.
Mettre en lumière la culture palestinienne dans son ensemble, et la cuisine en particulier, a toujours été le fil directeur de ses projets. "Ardi, ce n’est pas un restaurant comme un autre, c’est plutôt une petite maison palestinienne dans laquelle Tata Rania fait à manger. Vous serez servis quand c’est prêt, pas avant ! Comme à la maison", aime-t-elle à plaisanter. Au menu, les incontournables hoummous et moutabal (caviar d'aubergine), mais aussi, la célèbre salade fattoush, le msakhan, le ouzi, ou encore le idreh. Chaque semaine, Rania propose deux, voire trois plats seulement, presque comme à la maison.
Cette vision familiale de la cuisine, elle la tient de sa propre enfance. Rania est née et a grandi à Paris, mais sa famille vit en Jordanie. “La famille de mon père a connu la Nakba. Ils ont dû partir sans rien, du jour au lendemain. Ils se sont retrouvés dans les camps de Zarka, en Jordanie", explique-t-elle. "Du côté de ma mère, c’est une famille de Jérusalem, qui était déjà établie en Jordanie". Pour les vacances, Rania Talala et sa famille se rendaient donc en Jordanie, et c’est là que la transmission de l’histoire familiale et culinaire s’est faite, avant qu’elle ne s’y installe à son tour, pendant quelques années.
Enfant, elle passe ses étés à observer et écouter ses tantes, à regarder sa grand-mère cuisiner, raconter des histoires de famille. “Les cahiers de recettes de mes tantes, rédigés en arabe, étaient comme un trésor mystérieux pour moi ! Je les regardais faire, je posais plein de questions, sans m’arrêter”, se souvient-elle avec un grand sourire. “De toute façon, la cuisine palestinienne est une cuisine qui se fait à plusieurs. Il y avait toujours quatre ou cinq personnes autour d’une table, à préparer des plats, ensemble. On avait toutes un rôle attitré, autour de ma grand-mère, qui nous racontait quels plats elle avait fait quand elle a reçu sa belle famille pour la première fois, ou pour tel mariage”, se souvient Rania Talala.
“Il y avait une odeur très particulière, presque indescriptible. Je savais que j'étais arrivée chez ma famille quand je sens cette odeur de plats qui cuisent, d'épices. Ce sont des odeurs que je ne retrouvais pas en France”, poursuit-elle. "Quand je revenais en France, après ces vacances, je fantasmais sur ces plats que ma grand-mère, et ma tante préparaient. On aimait tellement leur cuisine qu’on rapportait dans nos valises des plats, cuisinés ! Des courgettes farcies, des feuilles de vigne”, raconte-t-elle, pleine de nostalgie.
Cette transmission de l’histoire de la cuisine, de sa famille et de la culture palestinienne coule de source, pour la nouvelle restauratrice. "Cette transmission orale s’est faite presque inconsciemment. Elle m’a transmis l’histoire de sa vie. C’est déjà ce que j’essayais de faire via les réseaux sociaux ou mon blog, bien avant Ardi. Je ne postais pas qu’une photo d’un plat, je racontais toujours l’histoire qui allait avec, ce que cela signifiait pour moi", poursuit-elle.
C’est là que le nom de "Ardi" prend tout son sens. Signifiant "ma terre" en arabe, il exprime tout l’attachement à ce pays qu’elle n’a pas connu, et dont elle se veut une représentante de la culture. "Ici, tout respire la Palestine. Ardi, c’est ma terre, dans sa globalité. La Palestine, ce sont mes origines. Je voulais importer ce qui vient de là : des épices, des herbes, de l’artisanat, ainsi que sa culture", développe Rania Talala.
Ainsi, dès votre arrivée à Ardi, Rania prend le temps de présenter le lieu, la décoration... À chaque centimètre carré, on trouve un élément de culture palestinienne. "Certains ne comprenaient pas pourquoi l'enseigne, ainsi que les tables et chaises, étaient décorées de fleurs peintes. Elles représentent les dessins que l’on trouve sur la vaisselle d’Al Khalil, Hébron en Français. C’est un hommage à cette vaisselle qui est connue de par le monde", explique-t-elle. Dès l'entrée, on y voit des produits palestiniens brodés à la main, qu'elle a fait venir de "sa terre", pour les proposer à la vente, ainsi que des épices locales.
Un portrait du célèbre poète palestinien Mahmoud Darwich nous accueille, accompagné de son superbe poème Sur cette terre. Sur les vitres du restaurant, Rania Talala a exposé le travail de la jeune femme palestinienne qui a créé son logo, Randa Dabbour. "Travailler avec des femmes palestiniennes était primordial pour moi, et il est logique et naturel de montrer son travail à travers cette expo photo", raconte Rania.
Son local était auparavant occupé par les bureaux d'une société. Rania et ses proches ont dû redoubler d'ingéniosité pour le décorer. "On ne voulait pas que les gens aient l'impression de manger dans un open space", déclare la cuisinière. Elle crée des suspensions en papier mâché, sur le conseil d'amis. "Chacun l’interprète à sa manière. Certains y voient des étoiles, d’autres des dômes. Au final, c'est surtout un lieu poétique, où tout le monde peut s'imprégner de cette culture, confie-t-elle, émue. Je veux que les gens ressortent d'ici touchés, curieux, avec l'envie d'en savoir plus, qu'ils fassent connaissance avec des Palestiniens ou d'autres passionnés de la Palestine", poursuit-elle.
Fière de ce premier lieu dédié entièrement à la culture et la gastronomie palestinienne, la jeune femme a voulu créer un lieu festif. Une scène est dédiée à de futurs concerts, dans le fond du restaurant. En attendant, on peut manger en écoutant Fairuz, le trio Joubran et d'autres légendes de la musique arabe. Le samedi, on peut même y danser le dabke, cette danse palestinienne traditionnelle. Le reste du temps, on peut aussi profiter d'un petit coin bibliothèque et lire des auteur.e.s palestinien.ne.s.
"Ce qui est important pour moi, c'est que ce n’est pas du tout un lieu communautaire, bien au contraire. C’est ouvert à tous, quel que soit l’âge, la catégorie sociale, l’origine, je m’en fiche. Je veux qu’on ne fasse qu’un. J’encourage vraiment les gens à sociabiliser entre eux en attendant les plats, à se découvrir autour de cette culture", clame Rania.
Et les clients semblent ravis, à voir les assiettes vides qui repartent en cuisine. Samia, mère de famille, n'est pas parisienne, mais elle a profité de quelques jours de vacances dans la capitale pour venir diner chez Ardi entre amies. Elle a tout de suite été séduite par le concept. "J'adore cette idée d'avoir un petit bout de terre palestinienne à Paris. La décoration du lieu est pensée dans le moindre détail, c'est ravissant. Et le fait que le projet soit mené par une femme, dans un souci de transmission de sa culture auprès des autres, et notamment de ses filles, qui l'aident en salle, est un symbole fort, nous confie cette cliente. Et bien sûr, la nourriture y est délicieuse", rajoute-t-elle. Une de ses amies apprécie l'ambiance familiale : "Rania prend le temps de venir voir chaque table, de demander si tout va bien, ce qu'on a aimé. On se sent en confiance, comme à la maison, en famille".
En effet, Rania assure aussi cette transmission à ses enfants, notamment ses deux filles, qui l'assistent et l'aident au service. "Elles participent, mais sont surtout mon premier soutien, assure-t-elle. Lors de mes nombreux moments de doute, quand je me disais que tout ceci était trop difficile, ou ambitieux, pour une seule personne, elles étaient là à me pousser à continuer. Mes enfants ont toujours été là pour me remettre sur les rails", confie-t-elle, émue.
Comme elle pendant son enfance, ses filles observent ses gestes en cuisine, et s'en imprègnent. "Elles sont aussi curieuses que moi, plus jeune. De la même manière, elles observent et savent reproduire des recettes, sans que j'ai à leur expliquer plusieurs fois. On est vraiment très fusionnelles", explique Rania. Même si elle n'attend pas de ses filles qu'elles reprennent le flambeau, elle est fière de ce soutien, comme celui du reste de sa famille, comme son père, présent quasiment tous les soirs en salle. "Mes filles adorent le projet, mais ne se voient pas du tout dans cette carrière. Et c’est très bien comme ça. Mais elles auront toujours un pied à Ardi, j’en suis persuadée", conclut-elle.
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