Avec "Mary Shelley", la réalisatrice saoudienne Haifaa al-Mansour poursuit son cinéma de femme libre

Présenté comme l'un des romans majeurs de la littérature anglaise du 19ème siècle, Frankenstein est l'oeuvre d'une femme. Mary Shelley, née d'une maman féministe qu'elle n'a jamais connue, a vécu en femme libre. Tout comme Haifaa al-Mansour, la réalisatrice saoudienne de ce biopic, rendue célèbre grâce à son premier film, le magnifique Wadjda. Un entretien signé Terriennes
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Mary shelley
Mary Shelley, réalisé par Haïfaa Al-Mansour, sortie sur les écrans français le 8 août 2018, avec Elle Fanning.
©Pyramidefilms
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Loin des rues de Riyad et de la lumière écrasante du soleil saoudien, pour son deuxième long métrage, Haifaa al-Mansour nous plonge dans l'ombre et l'humidité de l'Angleterre du XIXème siècle. La réalisatrice saoudienne rendue célèbre par son premier film Wadjda, l'histoire d'une fillette qui fait tout pour s'acheter un vélo, (ce qui est interdit dans le royaume wahhabite) et faire la course avec les garçons de son quartier, change de registre. Mais avec la même fibre féministe.

Plus de caméra à l'épaule, ni d'images volées depuis un minibus circulant dans les rues de la banlieue de la capitale saoudienne... Ici, place au cinéma avec un grand C. Grosse production, décors soignés, costumes d'époque, et casting de prestige. En l'occurrence dans le rôle principal, l'actrice américaine star du moment, Elle Fanning, révélée au grand public en 2011 en tenant les premiers rôles féminins de Somewhere de Sofia Coppola et de Super 8 de J.J. Abrams, puis en 2014 dans Maléfique des studios Disney.

(Préparez-vous à rencontrer la femme pionnière qui a défié les conventions et créé Frankenstein. #MARYSHELLEY)

Un point commun néanmoins, il s'agit encore d'une histoire féminine, d'une émancipation plus ou moins contrariée et d'un combat pour la liberté. Mary Shelley, personnalité assez méconnue, et pourtant auteure du célèbrissime Frankenstein, chef d'oeuvre de la littérature, dite fantastique, qui figure en bonne place dans toutes les bibliothèques du monde.

Fille de féministe

S'il faut trouver un autre lien avec le premier film d'Haifaa al-Mansour, c'est l'enfance. Celle d'une petite fille qui rêve ou cauchemarde à longueur de nuits. En robe à dentelles, elle s'aventure dans les herbes mouillées de la campagne anglaise, se perd dans les dédales de manoirs en ruines ou traverse des cimetières, poursuivie ou pourchassant des ombres, des fantômes, des monstres. Ainsi se construit la petite Mary, qui n'a jamais connu sa mère, Mary Wollstonecraft, auteur de la Déclaration des Droits de la femme en 1792, et qui grandit avec son père William Godwin, penseur social et utopiste anglais, et une marâtre ne l'aimant guère.

Renfermée sur elle-même, avec pour seule compagnie une demi-soeur, bienveillante et sage (quoique ... ), Mary n'aura à coeur que de sortir de cet univers aux allures carcérales, petit milieu bourgeois dont la seule issue pour les filles est de se marier.

Cette voie vers la liberté s'incarne en la personne du poète Percy Shelley. Coup de foudre. Elle a 16 ans. Lui en a 25. Leur fuite fait scandale, car le séducteur est déjà marié et père d'une fillette. Une liberté chèrement payée pour celle qui finalement devient la deuxième Mme Shelley, une fois la première décédée suite à un suicide. Une histoire d'amour sulfureuse, dans des conditions qui lui font connaitre successivement la vie de luxe, un peu décadente, puis l'extrême pauvreté, qui coûtera la vie à la fillette née du couple, morte de froid et de malnutrition.

Si Mary Shelley assume pleinement son choix de vie, la perte de son enfant réveille en elle les fantômes de son enfance et de sa mère morte alors qu'elle n'avait que six semaines. Adorée par un mari frivole et auteur maudit en perpétuelle quête de reconnaissance, entre colère et désespoir, sa révolte prend racine. A 18 ans, motivée par un pari avec l'illustre Lord Byron, imaginant l'histoire d'un monstre abandonné par son créateur, l'écrivaine jusqu'ici en gestation peut enfin naître et s'accomplir.

frankenstein
L'histoire de Frankenstein, de multiples fois adaptée et réinterprétée à l'écran, en bd, ou dessin animé.
©DR

Chef d'oeuvre anonyme

Débute alors un parcours de combattante, car son livre achevé ne sera édité qu'à une condition, que son nom n'apparaisse pas. La société de l'époque ne laissait aucune place aux femmes de lettres.

mary shelley gravure
Portrait de Mary Shelley par Richard Rothwell (1840).
©DR/Wikipedia

C'est son éditeur de père, qui en geste de réconciliation, présente publiquement sa fille comme l'auteure du chef d'oeuvre. Il décide de publier une seconde édition, cette fois signée. Le roman aura le succès que l'on sait. Encore aujourd'hui, il est lu partout dans le monde et a fait l'objet de nombreux films et adaptations.

Le film d'Haifaa al-Mansour se concentre sur cette partie de sa vie. Pour être plus complet, il faut rappeller que Mary Shelley n'est pas l'auteure d'un seul livre. Femme de grande culture, elle signe aussi sept autres romans, des récits de voyage, deux pièces de théâtre, des biographies d'hommes illustres français, italiens, espagnols, conservant ce style gothique qui ne la quittera jamais.

Mary Shelley est morte à l'âge de 54 ans à Londres.

Quand Mary Shelley inspire Haifaa Al-Mansour, une réalisatrice saoudienne "bord-cadre", qui se reconnaît dans la romancière... Un entretien signé Terriennes

Quand j'ai commencé à tourner, il n'y avait ni cinéma ni films en Arabie saoudite. Je sais combien il est douloureux de voir sa création ainsi rejetée.

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Terriennes : que pensez-vous de l'oeuvre et du personnage de Mary Shelley ?
Haifaa al-Mansour : Le roman de Mary Shelley est très original. Un roman sombre, de science fiction - quelque chose que l'on n'attend pas d'une jeune femme, surtout à une époque où Jane Austeen était la star, avec des histoires d'amour, de jalousie et de mariage. Elle était déjà considérée comme révolutionnaire, alors qu'elle ne faisait qu'aborder la place de la femme dans la sphère domestique. Alors que dire de Mary Shelley qui imagine une histoire interrogeant les paradigmes de toute une époque. Parce qu'elle est une femme, elle n'a pas été prise au sérieux. Quand j'ai commencé à tourner, il n'y avait ni cinéma ni films en Arabie saoudite. Je sais combien il est douloureux de voir sa création ainsi rejetée.

Si un homme avait signé ce merveilleux roman qu'est Frankenstein, on en saurait beaucoup plus sur lui. Il serait bien plus célèbre qu'elle ne l'est devenue et depuis longtemps.

J'ai lu Frankenstein quand j'étais petite. Puis j'ai retrouvé le personnage dans un dessin animé. Ensuite, quand j'ai fait des études de littérature, j'ai étudié l'oeuvre et j'ai fait un mémoire sur les autrices, dans lequel Mary Shelley avait son petit paragraphe. Mais sur elle, je ne savais pas grand-chose. Je trouvais trop triste qu'elle disparaisse derrière son oeuvre. Si un homme avait signé ce merveilleux roman qu'est Frankenstein, on en saurait beaucoup plus sur lui. Il serait bien plus célèbre qu'elle ne l'est devenue et depuis longtemps.

L'Arabie d'aujourd'hui n'est pas l'Angleterre de l'époque, mais les femmes étaient soumises à une pression sociale. Je me suis sentie en phase avec elles.

Faites-vous un lien entre la vie des Anglaises de cette époque et celle des Saoudiennes d'aujourd'hui ?
Haifaa al-Mansour : Du scénario transparaissait le besoin que Mary Shelley avait d'être entendue et son désespoir de ne pas l'être. Bien sûr l'Arabie d'aujourd'hui n'est pas l'Angleterre de l'époque, mais les femmes étaient soumises à une pression sociale. On attendait d'elles qu'elles se comportent d'une certaine manière. Je me suis sentie en phase avec elles. Cela m'a aidée à surmonter les obstacles, à m'attaquer à une époque que je ne connais pas bien. J'ai laissé les personnages dicter la suite et servir de fil conducteur. Tout en respectant leurs spécificités, nous avons pris beaucoup de liberté avec les personnages et leur physique, avec les coiffures par exemple, un peu plus fluides qu'elles ne l'étaient à l'époque. Une fois que vous avez compris où va le personnage, où le mène son destin, il est plus facile de prendre des libertés et d'imaginer ce qu'il ferait.

Un cinéma de femmes

affiche mary shelley
©Pyramidedistribution

Une majorité de l'équipe du film était des femmes, la productrice, la scénariste... C'était volontaire ?
Haifaa al-Mansour : C'est vraiment incroyable de travailler avec des femmes. Mettre Mary Shelley à l'honneur, c'est aussi mettre la féminité à l'honneur. Il est important de se rassembler autour d'un personnage extraordinaire. C'est cela qui nous donne la force et la confiance pour avancer. Créer des souvenirs collectifs en tant que femmes, des succès sur lesquels s'appuyer pour concrétiser de nouveaux projets. Plus nous avons confiance en nous, plus les autres auront confiance en nous.

Diriez-vous que votre film est féministe ?
Haifaa al-Mansour : Bien sûr, je l'ai voulu féministe. La mère de Mary Shelley a beaucoup écrit sur le féminisme et a été l'une des premières à le faire. Elle n'attachait aucune importance à la moralité de la société et à ce que l'on pensait d'elle. Ou plutôt, elle voulait trouver sa propre moralité. Elle pensait que chacun est responsable de son propre honneur. Elle n'a pas voulu se laisser dicter sa vie amoureuse. Elle a quitté son mari pour tomber amoureuse d'un autre. L'histoire de sa mère a pesé sur celle de Mary Shelley. Elle n'a aimé qu'un seul homme, Percy. Elle a été plus sage si on peut dire, et sa vie différente de sa mère.

A l'époque, elle n'a pas pu publier son livre, sous son nom. Votre film évoque cette difficulté des femmes auteures et artistes en général à se faire reconnaitre. 
Haifaa al-Mansour : La situation s'est améliorée, mais c'est encore très courant de voir les femmes dénigrées dans leur créativité. Il y a 200 ans, Mary n'a pas pu signer son oeuvre, et a demandé à Percy de signer à sa place pour être crédible - ce qui, d'ailleurs, alimente le débat sur l'authenticité de la création de Marie. Mais quand on voit des auteurs comme John Polidori qui, lui non plus ne sera pas pris au sérieux, car il ne fait pas partie du sérail des Byron et Percy, et qu'il n'a pas les mêmes relations, cela soulève une autre question sur les droits intellectuels à l'époque, soumis à l'arbitraire des éditeurs. Difficile de s'y retrouver pour une jeune femme...

Mon âme de Saoudienne me pousse à me libérer du moule que m'impose la société pour être libre. Mary Shelley ne voulait pas seulement être libre, elle voulait être originale.

Comment vous en tant que Saoudienne, vous êtes-vous plongée dans cette époque, et ce contexte historique plutôt éloigné de votre culture ?
Haifaa al-Mansour : Je n'ai pas apporté ma culture, mais j'ai apporté mon âme. Et mon âme de Saoudienne me pousse à me libérer du moule que m'impose la société pour être libre. Marie Shelley ne voulait pas seulement être libre, elle voulait être originale. C'est pour cela que je suis tombée amoureuse de son histoire. Elle ne voulait pas du modèle qu'on imposait aux femmes à l'époque, auquel on voulait réduire leur vie. Quitte à renoncer au succès qu'elle aurait eu si elle avait écrit de la littérature romanesque. Beaucoup disent que son livre est masculin, parce qu'il parle de courage et de philosophie, mais c'est le résultat de tout ce qui lui est arrivé dans sa vie de femme : la perte d'un enfant, l'emprise de figures tutélaires comme sa mère ou son mari, Percy.

affiche wadjda
Affiche du film Wadjda, sorti en 2013.
©DR

Terriennes vous avait rencontrée lors de la sortie de votre premier film Wadjda. A-t-il été projeté en Arabie Saoudite ? 
Haifaa al-Mansour : Oui, il passe souvent à la télé. Les gens aiment bien cette histoire en Arabie saoudite. Ils sympathisent avec le personnage de la mère, beaucoup de femmes s'identifient à cette femme qui veut tout faire à la perfection et se met en quatre pour satisfaire son mari alors que pour lui, elle fait partie des meubles. Les gens ont été très fiers car c'est le premier film saoudien nommé aux Oscars et aux Baftas. Beaucoup de femmes, aussi, pensent que le film ne donne pas une image juste de la femme arabe, mais les jeunes filles, elles, s'identifient à Wadjda.

Mieux vaut un film coupé que pas de film du tout. (...) Mais les femmes n'ont pas à être politiquement correctes. Elles doivent s'affirmer, s'imposer, en douceur, dans un monde devenu plus agressif.

Et celui-ci, le sera-t-il également ?
Haifaa al-Mansour : Oui, ils le couperont, peut-être, comme très souvent au Moyen-Orient, c'est dans notre culture conservatrice, mais il sera projeté. Mieux vaut un film coupé que pas de film du tout. Des scènes pourraient poser problème à cause du personnage de la soeur, qui n'est pas politiquement correct. Mais les femmes n'ont pas à être politiquement correctes. Elles doivent s'affirmer, s'imposer, en douceur, dans un monde devenu plus agressif. Ce sont les mères qui font tourner le monde !

Une idée déjà de votre prochain film ?
Haifaa al-Mansour : Je repars en Arabie pour tourner un film sur une jeune femme médecin qui se présente aux élections municipales pour encourager les femmes à s'engager dans la vie politique. Il faut vivre sa vie, ne pas l'observer de loin en restant vissé devant son ordinateur pour échanger sur les réseaux sociaux, il faut se salir les mains pour faire changer les choses et bouger le monde. La fondation saoudienne pour le cinéma (saoudi film fund, ndlr) a accepté le tournage et me subventionne pour le réaliser. Nous allons dans la bonne direction. Je ne crois pas que j'aurai besoin de rester cachée dans la camionnette, cette fois-ci. Le tournage commence en septembre (2018).

Donner aux femmes la chance de prendre leur destin en main - c'est formidable !

Quel regard portez-vous sur les femmes dans votre pays, l'Arabie Saoudite à l'heure de profonds changements, comme l'autorisation de conduire ou d'aller au cinéma ?
Haifaa al-Mansour : Je crois que les choses évoluent très favorablement pour les femmes en Arabie. Je trouve extraordinaire et très important que l'Arabie saoudite se normalise. Que les femmes soient autorisées à conduire, que tout le monde puisse aller au cinéma, se nourrir de culture... Tout cela va évidemment changer l'ambiance dans tout le monde arabe. L'Arabie saoudite est un grand pays qui donne le ton dans beaucoup d'autres pays musulmans sur la manière dont pratiquer sa religion.
Je trouve très important de cultiver les arts. Faire entrer les arts, la musique, par exemple, dans la sphère publique va changer beaucoup de mentalités radicales et militantes, et apporter davantage de tolérance. C'est une façon d'imposer la civilisation. Bien sûr, le chemin est encore long, mais nous sommes résolument sur la bonne voie.
L'autorisation de conduire est aussi très importante pour les jeunes femmes en début de carrière. Quand j'ai commencé à travailler, je devais compter un tiers de mon salaire pour payer des chauffeurs qui n'étaient même pas fiables. Ils pouvaient décider de ne pas venir à la dernière minute. Donner aux femmes la chance de prendre leur destin en main - c'est formidable !
En tant que réalisatrice, bien sûr, c'est la réouverture des salles de cinéma qui me touche le plus, et le retour des arts dans la sphère publique. C'est un signal très positif.

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