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Un télescopage entre un film et un fait divers fait ressurgir la violence subie par les femmes turques. "Mustang" raconte une mise au pas de filles trop libres, tandis qu'au sud de l'Anatolie une mère tue sa fille parce qu'elle était enceinte hors mariage.
La dépêche est sèche, et de cette concision même jaillit toute la violence d'une aliénation, où les femmes s'approprient les codes masculins qui les enferment, les soumettent et les tuent. Sans que l'on sache si c'est par peur pour elle-même ou bien pour sa fille et son avenir ainsi compromis.
Cela se passe dans un quartier de la ville de Selcuk, au sud-ouest de l'Anatolie. "Une Turque de 36 ans a tué sa fille de 17 ans après avoir découvert que celle-ci était enceinte, ont rapporté les médias turcs samedi. La mère, Emine A., s'est rendue compte que sa fille Meryem A. était enceinte au cours d'une visite chez des voisins, selon le journal Hurriyet. Elle est alors revenue chez elle pour y prendre une arme à feu et a tiré sur sa fille à cinq reprises, selon le quotidien. Des témoins se sont portés au secours de Meryem et ont tenté de la conduire à l'hôpital, mais elle est morte en route. La mère, qui a été arrêtée, a subi une crise de nerfs et a été hospitalisée. Les autorités turques reconnaissent qu'il existe de nombreuses violences contre les femmes dans le pays. La grande majorité des violences sont le fait des hommes. Selon l'ONG 'Platforme pour faire cesser la violence contre les femmes', 286 femmes ont été tuées en Turquie en 2014 et 134 cette année."
En février, le pays, et au delà, avait été soulevé par une vague d'émotion, après le viol et le meurtre d'une étudiante de 20 ans, à Tarse, tout au Sud de l'Anatolie. De nombreuses voix s'étaient élevées pour dénoncer l'inaction, voire la complicité de l'AKP, le parti au pouvoir de Mr Erdogan, face aux exactions contre les femmes. Pour Terriennes, l'éditorialiste vedette de Cumhuriyet, la très populaire Mine Kirikkanat ne mâchait pas ses mots : "La place de la femme en Turquie a été constamment rabaissée par l'AKP depuis qu'ils sont arrivés au pouvoir", un encouragement direct selon elle au machisme, jusque dans ses formes les plus extrêmes.
Récompenses :
Cesar 2016 du meilleur premier film, du meilleur scénario, du meilleur montage, de la meilleure musique de film.
Festival international du film de femmes de Salé 2015 : Prix du scénario
Goya du meilleur film européen 2016
Prix Heike Hurst du meilleur premier film
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Quatre ans plus tôt, telle Cassandre, l'écrivaine prédisait ce qu'allait donner cette "complaisance masculine" de la part des administrations : "Chaque jour, en Turquie, deux femmes sont assassinées pour les mêmes raisons, sous les mêmes prétextes et à l’arme blanche. Dans ce beau pays, on dirait qu’il existe un rituel de déchiquetage : certaines victimes sont frappées 11 fois, d’autres reçoivent jusqu’à 30 coups de poignard, dont le record en la matière se chiffre à 43 lacérations ! Plus le nombre de coups monte, moins de force il reste à l’assassin pour trancher la gorge de sa victime, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais, pour un peuple qui perpétue les rites d’Aid El Kebir, ces hommes savent comment s’y prendre... Cela n’empêche que certains meurtriers ne sont pas des bouchers aguerris et, de ce fait, ils s’y prennent autrement. Ainsi, deux autres femmes sont assassinées quotidiennement par divers procédés. Certaines sont victimes des “crimes d’honneur” : pendues, ensevelies vives ou étouffées par les membres de la famille. D’autres meurent de violence conjugale, soit battues, soit abattues par balles.
Souvent citée en exemple pour son Etat laïc, la Turquie a permis des avancées notables pour les femmes comme le droit de vote en 1934, bien avant la France (1946) et la Suisse (1971). Les Turques jouissent, non seulement, de l’égalité citoyenne sur tous les plans, mais elles sont protégées et favorisées par une juridiction qui leur donne des avantages. Or, ces mesures ne servent à rien. A chaque meurtre de femme, la presse rapporte un laxisme sinon une complaisance “masculine” de la part des policiers, des procureurs ou des juges qui n’ont pas tenu compte des plaintes déposées par ces femmes persécutées, et, ainsi, les ont presque livrées à leurs assassins.
Sans contradiction possible, les statistiques démontrent que les violences faites aux femmes suivent la même courbe que celle de l’islamisation de la Turquie. Pendant les sept premières années du pouvoir AKP, des assassins, tous du genre masculin, ont tué quatre mille cent quatre-vingt-dix femmes dans le pays. Le nombre de victimes de féminicide se situe, pour l’année 2009, à mille cent vingt-six tuées, tandis qu’il était seulement de soixante-six, il y a neuf ans... Et la courbe n’est pas prête de décliner."
Dans un rapport publié en septembre 2014, Human Rights Watch, alertait sur cette dérive autoritaire du pouvoir turc et la menace sur les droits humains qu'elle entrainait, en particulier sur ceux des femmes. L'ONG préconisait dans ses recommandations de "mettre un terme à l'impunité qui entoure la violence contre les femmes. En s'assurant d'abord que ces crimes seront traités sérieusement par la justice. Et qu'ils soient TOUS répertoriés."
"Mustang", le premier film de la Turque Deniz Gamze Ergüven, l'une des révélations du festival de Cannes 2015, pourtant habituellement avare en cinéma de femmes, s'attaque de front à la condition des femmes en Turquie. Dans un entretien à l'Agence France Presse, la réalisatrice explique très directement qu'elle voulait "raconter ce que c'est d'être une femme" dans son pays.
Les femmes sont à l'intérieur de ce discours des objets
En route pour les Oscars
Ils étaient cinq, outre Mustang, à prétendre à cette première étape : Dheepan de Jacques Audiard ; La Loi du marché de Stéphane Brizé, Marguerite de Xavier Giannoli, La Belle saison de Catherine Corsini. La commission, composée de Nathalie Baye, Thierry Frémaux, Michel Hazanavicius, Mélanie Laurent, Jean-Paul Salomé, Alain Terzian et Serge Toubiana a donc choisi Mustang cette ode à la liberté ébouriffante. La course est longue pour l'Oscar du meilleur film étranger. Les pays font leur proposition, puis l'Académie des Oscars publie en décembre une première liste de films sélectionnés, neuf l'an dernier sur 83 films concourant au départ. Le 14 janvier 2016, elle publiera une seconde liste de cinq oeuvres nominées. La 88e cérémonie des Oscars aura lieu le 28 février 2016. La France n'a pas remporté l'Oscar du meilleur film étranger depuis 1993. Elle avait alors été récompensée pour "Indochine" de Régis Wargnier, avec Catherine Deneuve.
"Mustang", oeuvre de cinéma ébouriffante, raconte l'histoire de cinq soeurs, orphelines, drôles et effrontées à l'âge de la puberté, qui vivent avec leur grand-mère dans un village au bord de la mer en Turquie (comme Meryem A ou comme Ozgecan Aslan, les deux jeunes femmes tuées). Jugées trop libres, elles sont placées sous l'autorité de leur oncle et séquestrées par leur famille, qui décide de les marier de force au plus vite. Seule, la plus jeune, Lale (ce qui signifie "celle qui découvre l'âme des êtres et des choses") parviendra à interrompre ce cercle infernal de l'obéissance et de l'emprisonnement. Passionnée de football, elle réussit à embarquer ses soeurs assister à un match d'où les hommes ont été proscrits - adaptation d'un fait réel, avec l'interdiction, en septembre 2011, d'une rencontre à des supporters masculins adultes turcs en raison des exactions commises antérieurement...
"'Mustang' est parti à l'origine du désir de raconter ce que c'est d'être une femme, une fille en Turquie" explique la cinéaste de 36 ans qui a grandi entre la Turquie et la France et étudié le cinéma à Paris, à la Fémis. "Je crois que le fait de ne pas toujours être en Turquie fait que quand j'y retourne, j'ai une impression de corsetage. Je ressens l'espèce de bizarrerie que ça peut être. D'un côté il y a des pics de modernité et de l'autre côté, il y a une espèce de société patriarcale qui est en train de s'endurcir. C'est extrêmement pénible. Et les femmes sont à l'intérieur de ce discours des objets. Le devant de la scène en Turquie est occupé par des dignitaires politiques qui n'arrêtent pas de s'exprimer sur ce que doit être et ce que doit faire une femme.", dit-elle encore. La force de Mustang est d'ouvrir des portes, de permettre à l'espoir d'entrer par effraction dans des destins en apparence verrouillés.
La réalisatrice a accordé un entretien à TV5MONDE le 5 juillet :
Deniz Gamze Ergüven ne pouvait certes pas imaginer que son film sortirait sur les écrans européens au lendemain d'un fait divers qui vient lui donner tragiquement raison.
Un espoir tout de même face à cette régression à l’oeuvre. Le quotidien Le Monde note "l’entrée en force du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti prokurde de gauche, à la Grande Assemblée nationale, pourrait changer la donne. Avec 13 % des suffrages, le HDP, qui se dit ouvertement « féministe », enverra sur les bancs du nouveau Parlement 31 femmes sur ses 80 élus. Le dernier Parlement turc comptait 79 femmes, et le gouvernement d’Ahmet Davutoglu, au pouvoir depuis août 2014, qu’une seule femme sur vingt-six membres : Aysenur Islam, ministre de la famille et de la politique sociale, comme de bien entendu."
Reste que Mr Erdogan n'a nullement l'intention d'abandonner sa présidence virile, et qu'il faudra sans doute encore attendre longtemps avant que l'on dise Madame à un ministre de la Défense du gouvernement d'Ankara...