Fil d'Ariane
Rohena Gera vit entre la France et l'Inde. Mariée à un Français, elle est parfaitement francophone. Terriennes l'a rencontrée à l'occasion de la sortie de Monsieur, un film sur la ségrégation sociale en Inde qui a été récompensé au festival de Cannes par le prix de la Semaine de la Critique.
Ce film touchant, bien loin des clichés de Bollywood, aborde avec d'autant plus d'éloquence la fracture entre les classes qu'il donne à voir une Inde urbaine, chaleureuse et gaie, jamais misérabiliste. Une Inde où une jeune femme veuve à 19 ans n'est pas impuissante ni condamnée à subir une existence où elle n'est que tolérée par son village. Elle est pleine de ressources et de projets, pour elle et pour les autres, et ne fait jamais pitié. C'est elle qui ouvre de nouveaux horizons à Ashwin, prisonnier, lui, de son bel appartement, de sa voiture climatisée, de l'héritage familial, de sa classe sociale.
Monsieur est le premier long métage de la réalisatrice. Un film que, profondément heurtée par cette ségrégation sociale dont personne ne parle, elle dit porter en elle depuis toujours. Rencontre avec Rohena Gera.
Ratna est plusieurs femmes à la fois. Des femmes très proches, comme la nounou de mon enfance. Et puis d'autres aussi, plus tard, quand j’habitais seule en Inde, qui travaillaient pour moi. Il y a une relation très intime qui s’établit entre des femmes qui habitent sous le même toit, malgré la ségrégation à l’intérieur même de l'espace de la maison
Rohena Gera, réalisatrice
Rohena Gera : J’ai grandi en Inde. Il y avait des domestiques chez mes parents. C’est courant chez nous, car les employés de maison sont vraiment très peu payés. Pas besoin d’être très riche pour avoir une servante à demeure.
Aujourd'hui encore, les domestiques ne s'assoient pas dans les mêmes fauteuils que les maîtres de maison, ne boivent pas dans les mêmes verres, mangent à même le sol dans des assiettes en métal et dorment par terre, sur des nattes.
Cela me mettait mal à l’aise, mais je ne voyais pas comment changer les choses. J’étais enfant, j’acceptais la situation telle qu'elle était. C'est en allant vivre à l’étranger que j’ai pris la mesure du problème et que j’ai compris que l’Inde d’aujourd’hui était un peu comme les Etats-Unis des années 1950. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pensé à traiter cette problématique à travers une histoire d’amour, pour rétablir l’égalité entre les deux personnages. Je ne voulais pas de manichéisme avec des oppresseurs et des opprimés.
Ce film, c’est une histoire très personnelle, dont l’idée a toujours été en moi. Je porte depuis toujours la culpabilité d’appartenir à ce système. J’avais honte d’en faire partie. L’actrice qui joue Ratna, Tillotama Shome, elle aussi, était mal à l’aise en lisant le scénario. Elle s’est rendu compte qu’elle faisait, elle aussi, partie de ce système. Il lui a fallu très longtemps pour accepter le personnage et s’approprier sa joie de vivre et sa légèreté. Heureusement, elle a eu le manuscrit en main un an avant le début du tournage.
Rohena Gera : Elle est plusieurs femmes que j’ai connues à la fois. Des femmes très proches, comme la nounou de mon enfance. Et puis d'autres aussi, plus tard, quand j’habitais seule en Inde, qui travaillaient pour moi. Il y a une relation très, très intime qui s’établit entre des femmes qui habitent sous le même toit, malgré la ségrégation à l’intérieur même de l'espace de la maison. Ce sont deux mondes très différents qui cohabitent. Et pourtant, ces femmes en savaient plus sur moi que je n’en savais sur elles. Elles savaient si j’allais bien, si je ne mangeais pas, ou mal…
Rohena Gera : Bien sûr. Elle connaît sa place, elle sait qu’elle n'y peut rien changer. Lui, en revanche, lutte avec ce clivage de classes. Il prend conscience de cet obstacle au fil de l'histoire. C’est tout un cheminement. On imagine que tout est possible pour les personnes privilégiées, mais en réalité, c’est plus difficile.
Terriennes : A quel moment les choses basculent-elles pour lui ?
Rohena Gera : C’est une succession de moments plus ou moins fugaces. Tous ces moments où les personnages se frôlent, sans que rien ne soit dit, des moments intimes, légers et silencieux, mais lourds de sens.
Et puis elle commence à lui parler, elle lui dit des choses qu’il n’attend pas, le voit mieux que personne, le comprend mieux que nul autre ne le comprend. Elle le prend au sérieux dans son rêve d’écrivain, par exemple, contrairement à sa mère ou sa soeur. Progressivement, il commence à voir la personne en elle. Puis elle lui dit qu'elle veut apprendre la couture. D'abord, il croit qu’elle a besoin d’argent, mais non, c’est vraiment son rêve qu'elle veut réaliser. Peu à peu, elle en arrive à l’inspirer. Elle a le dynamisme et la joie de vivre qu’il n’a pas.
Dans cet extrait, Ratna tente, avec quelques paroles, de sortir Ashwin de la déprime où l'a plongé l'échec de ses projets matrimoniaux avec une jeune femme de sa condition :
Rohena Gera : Je l’espère ! Lui est parti, car j’ai projeté mon histoire personnelle sur lui. Il passe par l’extérieur pour revenir. C’est un personnage que je connais très bien, qui est très proche de moi. Mais je ne pense pas que ce soit un passage obligé.
Ce qui est le plus difficile à vivre, en Inde, c'est que personne ne parle de cette fracture sociale ! Aux Etats-Unis, dans les années 1950, on parlait de la ségrégation. En Inde, il est considéré comme parfaitement normal d'ignorer, d'exploiter et de traiter en inférieurs les gens qui vivent et travaillent dans les foyers aisés. Il y a un passage dans le film qui en dit long sur le sujet : pendant une fête chez la mère d’Ashwin, Ratna sert tous les invités sans que personne ne la voit, sauf Ashwin - c'est le moment le moment le plus violent du film, à mon sens. L'Inde, c'est les Etats-Unis des années 1950, le tabou en plus.
Le désir féminin, en Inde, reste tabou. Le corps des femmes ne leur appartient pas - le viol dans le mariage n’est pas hors la loi, par exemple. Et le statut de la femme n’est pas vraiment dans les priorités du gouvernement actuel.
Rohena Gera
Rohena Gera : Les Indiens sont très pudiques. C’est dans notre culture, et le film est destiné à un public indien. S’ils avaient fait l’amour, leur relation aurait basculé dans une autre problématique. Il aurait été très compliqué pour eux de revenir en arrière et le propos du film aurait été totalement différent.
Le désir féminin, en Inde, reste tabou. Le corps des femmes ne leur appartient pas - le viol dans le mariage n’est pas hors la loi, par exemple. Et le statut de la femme n’est pas vraiment dans les priorités du gouvernement actuel.
Rohena Gera : Il n'est pas encore sorti. C’est compliqué de faire sortir un film comme celui-ci en Inde dans les grandes salles, au même titre que les autres films, et pas seulement entre 9 heure du matin et 16 heures, car Bollywood prend beaucoup de place. Et je ne veux pas non plus qu'il soit cantonné à Netflix.
Monsieur pose des questions qui dérangent, même si le traitement est léger. Il aborde une problématique très présente et très intime. Les gens vont venir voir le film, et puis ils vont rentrer chez eux, avec la domestique qui les attend. Le film leur parle d’un problème dont on ne parle jamais, mais qui les concerne directement.
Les Indiens qui ont vu le film ont été touchés, très émus, en général. Certains avaient les larmes aux yeux. J’ai aussi vu des gens sortir de la salle très mal à l’aise aussi, mais cela me plaît de déranger les gens…
Rohena Gera : Le mouvement a été long à se déclencher, mais il a finalement bien pris. Il y a même un #MetooIndia. Bien sûr, c’est plutôt pour les gens éduqués, qui prennent la parole. Dans les villages et les bidonvilles, c’est très compliqué pour les femmes. Mais je pense que le mouvement peut pousser le gouvernement à prendre des mesures fortes pour que les femmes les plus marginalisées en profitent. Car de la situation des femmes dépend le bien-être de la société toute entière.
L’Inde, c’est comme la langue française : on y voit tout et son contraire.
Rohena Gera, réalisatrice de Monsieur
Rohena Gera : D'après ce que j’en ai vu, ce sont plutôt dans les classes supérieures que les femmes arrêtent de travailler. L’emploi va avec le besoin d’argent, pas avec l’envie de faire carrière. Les femmes, souvent, sont très débrouillardes, et elles font leur vie. Dans certaines familles, c’est la femme qui fait tout. Mais vous savez, l’Inde, c’est comme la langue française : on y voit tout et son contraire !
En Inde, ce sont surtout les hommes qui travaillent, quel que soit le secteur d'activité. La société se recroqueville sur ses traditions et les jeunes femmes, même diplômées, rentrent chez elles une fois mariée. Bien sûr, il y en a qui travaillent, et même qui parviennent au sommet. Mais il s'agit d'une infime minorité. Au quotidien, de couturier à vendeur, les métiers se déclinent au masculin et la situation se dégrade pour les femmes : 36% travaillaient en 2005, à peine 26% aujourd'hui.
La faute à une vague conservatrice dans une société patriarcale, mais aussi à la situation économique de l'Inde, qui connaît actuellement une pénurie d'emploi. Quand des postes sont créés ou se libèrent, ce sont statistiquement des hommes à 90% qui les récupèrent. Le marché du travail semble se fermer chaque jour un peu plus pour les femmes. Une situation qui n'affecte pas seulement la cellule familiale. C'est le développement de tout le pays qui est touché, comme le montre ce reportage de nos partenaires de France 2.