Avec Tinder, les algorithmes rentrent même dans nos lits

Une journaliste française se penche sur l'application de rencontre Tinder, après avoir découvert que tout ce qu'elle avait publié depuis son inscription était sauvegardé.  Mieux : elle découvre l'existence d'une note de "désirabilité", basée sur les revenus, l’éducation ou «l’intelligence», qui permet à Tinder de connecter les beaux avec les beaux, les «désirables avec les désirables». Voyage au pays de l'algorithme de rencontres (qui ne doivent plus rien au hasard)... 

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appli Tinder
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Editions Goutte d'or

«L’amour sous algorithme» ou le temps de la rencontre programmée.


Huit cents pages. Voilà ce que Judith Duportail a reçu lorsqu’elle a demandé à Tinder de lui fournir ses données. Toutes les blagues copiées-collées, toutes les conversations, tous les hommes «matchés» depuis son inscription sur l’application sont sous ses yeux.

La journaliste française cherche à connaître sa propre «note de désirabilité» après en avoir découvert l'existence dans la presse. Celle-ci est basée sur le niveau de revenu, d’éducation, le succès sur l’application, «l’intelligence» supposée. Des informations directement déduites des données partagées par les utilisateurs eux-mêmes et qui permettent à Tinder, disons-le franchement, de connecter les beaux avec les beaux, les «désirables avec les désirables». Tout en continuant de nous faire croire que seuls le hasard et la proximité géographiques président à nos rencontres.

Elle raconte d’abord sa sidération dans un article pour le Guardian, le plus lu de toute l’année 2017, et décide d’en faire un livre, «L’amour sous algorithme», capable de déniaiser tout utilisateur qui croit encore au hasard. On y découvre – avec stupéfaction, souvent – moult détails sur la technologie de l’application, notamment au sujet de son sexisme. 

Interview de Judith Duportail, par le journal suisse Le Temps.

Le Temps: Pourquoi est-ce si difficile pour Tinder d’admettre l’existence et le fonctionnement de cette «note de désirabilité», grâce à laquelle ils classent les utilisateurs ?

Ils répondent toujours que c’est leur secret d’affaires. J’aime comparer cette situation avec celle de Coca-Cola: la recette est secrète, mais quelqu’un – une autorité compétente – a pu la vérifier et dire que cette boisson était apte à la consommation. Pourquoi doit-on croire Tinder sur parole alors qu’ils jouent avec les neurosciences, notre dignité, l’égalité? Qui on a le droit de rencontrer, d’aimer, de toucher: c’est la base de notre liberté.

Les utilisateurs sont-ils suffisamment conscients du fonctionnement des applications de rencontre?

Judith Duportail: Il y a une asymétrie d’information hallucinante. Il faut comprendre que Tinder s’appuie sur l’économie de l’addiction, le principe de la récompense aléatoire, qui agit aussi fort que la cocaïne et s’inspire des machines à sous. Comme dans un spectacle de magie, si on connaît les «trucs», on se laisse moins berner. Tout ce que j’ai découvert lors de cette enquête, on n’en a aucune idée quand on se connecte, alors que c’est un système extrêmement abouti, capable par exemple de savoir combien de syllabes vous utilisez par mot, combien de mots par phrase, et qui analyse votre écriture pour évaluer votre QI. On réalise qu’il est possible que ces résultats soient utilisés différemment selon les sexes, mais quand on pose la question à Tinder, on ne reçoit que des lettres d’avocat. Il est urgent que cela se sache.

Le système Tinder est capable de savoir combien de syllabes vous utilisez par mot, combien de mots par phrase, et analyse votre écriture pour évaluer votre QI.

Quel a été le moment le plus troublant de votre enquête?

Lire le brevet de Tinder. Ce n’est pas exactement la réalité technique, mais sa lecture permet d’approcher l’état d’esprit de l’entreprise. On y trouve l’exemple de Harry et Sally, (ndlr: deux personnages fictifs), que je raconte dans mon livre: si Harry a un bon poste et gagne beaucoup d’argent, il obtient un bonus sur «sa note de désirabilité», alors que Sally, dans la même situation, obtient un malus. Si cette règle sexiste est réellement appliquée, cela pose de grandes questions éthiques! L’autre moment important a été celui où j’ai compris l’influence de l’algorithme sur ma vie: sur Tinder, je suis comme dans une fête où je n’ai même pas le droit de voir les hommes trop riches, trop beaux ou trop jeunes «pour moi», parce que l'algorithme les écarte d'emblée.

Peut-être que, dans le futur, des procès seront intentés aux inventeurs d’algorithmes pour qu’ils viennent rendre des comptes sur les conséquences de leurs inventions.

Vous intégrez des récits très personnels sur des sentiments pas toujours glorieux. C’était un choix évident?

Je voulais dévoiler des séquences intimes, montrer ce qui se passe réellement chez les utilisateurs, ce que les applications déclenchent en nous de très sombre. J’ai rencontré Bérénice lors de mon enquête, parce qu’elle est l’archétype de la grande gagnante de Tinder: elle est magnifique, elle connait tous les codes, elle est jeune et riche et pourtant, même elle développe une addiction. Elle se fait passer pour une prostituée pour savoir combien elle vaut, elle a un esclave… Tinder appuie sur nos fragilités.

C’est cette raison qui vous a poussée à ne pas vous limiter à l’enquête journalistique?

Il aurait manqué l’essentiel: ce que ça nous fait vraiment, de l’intérieur. Je voulais avoir un regard sans concession et le même degré de transparence envers tous les acteurs, y compris moi-même. Sur les réseaux sociaux, on passe tellement de temps à chercher la bonne légende, le bon filtre, à construire une Judith idéale… On se fait souffrir, notre génération. Je voulais faire l’inverse, être le plus sincère possible et dire: «Regardez, je suis complètement tarée.» C’est aussi un appel: «Est-ce que vous êtes aussi perdu que moi?»

Au sujet de l'addiction, que pensez-vous des recommandations pour réduire l’attractivité des applications, comme le fait de passer son téléphone en noir et blanc ou de désactiver les notifications?

Je trouve ça intéressant et positif, mais ça me paraît problématique de mettre sur l’utilisateur la responsabilité du constructeur. Ce serait comme de dire que c’est votre faute si vous fumez, alors que la cigarette est addictive. Mais la grande question est au niveau des entreprises: pourquoi est-ce si difficile d’avoir des réponses? Est-ce que la fonctionnalité «sens du destin», qui apparaît dans le brevet [ndlr: qui cherche à donner artificiellement des «signes du destin» aux utilisateurs, comme avoir la même date de naissance] a été mise en fonction ou pas? Et les classements sexistes? Il serait plus utile d’avoir de la transparence et des réponses que d’agir individuellement.

Les nouvelles technologies renforcent-elles forcément les biais sociaux?

La première chercheuse à avoir découvert le brevet de Tinder, la Suissesse Jessica Pidoux, affirme qu’il est le résultat d’une logique patriarcale. Les algorithmes ne sont pas neutres, ce sont des opinions transformées en code. Comme la société est majoritairement sexiste, s’ils reflètent la société, on ne pourra jamais faire évoluer le monde. Mais on peut aussi imaginer que les entreprises, y compris Tinder, prennent le parti de faire autrement. C’est une question presque philosophique. Peut-être que, dans le futur, des procès seront intentés aux inventeurs d’algorithmes pour qu’ils viennent rendre des comptes sur les conséquences de leurs inventions.

Pensez-vous que Tinder sera encore là dans cinq ans?

Les projections des sociologues montrent que c’est un outil qui prendra de plus en plus d’importance, d’où l’enjeu de savoir comment il est construit.