Fil d'Ariane
L’émission Envoyé Spécial traitait en décembre 2014 le sujet des avortements clandestins au Maroc. Dans un reportage, le professeur Chafik Chraïbi, gynécologue à la maternité des Orangers à Rabat, témoignait de ces drames. Il y présentait le cas de jeunes filles abandonnant leur enfant non désiré à l’hôpital, ou arrivant pour se faire soigner en urgence suite à un avortement pratiqué dans de mauvaises conditions. Mais le 10 février dernier, le docteur a été mis à pied.
Une décision prise selon le ministre de la Santé, par une « commission scientifique indépendante » suite à « une enquête sur les conditions de tournage ». D'après cette commission, siégeant au sein de la faculté de Médecine et composée d'enseignants-chercheurs, des personnes auraient été filmées sans leur consentement. Elle cite notamment le cas d'une jeune femme filmée en train d'accoucher. Une accusation que les journalistes de France 2 et le professeur contestent. Pour la presse marocaine, c’est surtout le combat de M Chraïbi et de son association qui dérange.
D’après une étude réalisée par l’Association marocaine de lutte contre les avortements clandestins (Almac), dont M. Chraïbi est le président, en 2008, le nombre d’avortements illégaux était de l’ordre de 600 à 800 par jour.
Des chiffres dont le docteur fait mention dans le reportage, levant ainsi le voile sur un des tabous de la société marocaine. Preuve que le sujet mobilise peu à peu, sur les réseaux sociaux de nombreux internautes défendent le médecin. Une page Facebook a été crée en "Soutien au Pr Chafik Chraïbi", avec désormais plus de 14 000 "j’aime".
Suite à ces événements, le ministre de la
Santé Houcine El Ouardi, interviewé par Terriennes, affirme qu'il s'agit d'« une affaire entre le docteur et la commission scientifique» qui ne dépend pas de son ministère. Selon lui, le gynécologue aurait été démis de ses fonctions de chef de service à cause « de sa gestion » et « non pour ses idées ». Mais, ajoute, le ministre, lui même médecin : « Au cours d’une récente émission radio, j'ai dit au Pr Chraïbi "Cher collègue, il existe un tribunal administratif, si vous vous sentez lésé, saisissez-le" ». M. El Ouardi rappelle par ailleurs qu'il partage les mêmes idées que M.Chraïbi et son association au sujet de l'avortement .
Le ministre se dit ainsi « très favorable » à l'ouverture d'un débat sur l’avortement, aujourd’hui puni par des peines d’un an à cinq ans de prison au Maroc. Et ce, aussi bien pour la femme enceinte que pour la personne qui l'assiste. « Actuellement nous avons une législation très sévère sur l’avortement. Personnellement, je suis depuis longtemps un fervent défenseur de la libéralisation totale de l’avortement. Je suis contre l’avortement clandestin, qui pose énormément de problèmes médicaux et sociaux dans notre pays », souligne Houcine El Ouardi.
Infections, infirmités, décès... Les conséquences peuvent en effet s'avérer dramatiques pour les femmes qui avortent clandestinement. Au Maroc, selon des ONG, plusieurs dizaines de femmes décéderaient chaque année lors d'une interruption de grossesse clandestine. A quoi s'ajoute un certain nombre d'abandons d'enfants juste après l'accouchement.
Pour le ministre de la Santé, le débat sur l’avortement doit cependant commencer par quelques cas précis tels que le viol, l’inceste ou les malformations fœtales graves car, explique-t-il, « il faut y aller doucement», en rencontrant les différents représentants de la société civile et en « prenant en compte les spécificités culturelles du Maroc ». Pour l'heure, l’avortement est toujours très mal accepté par les familles. Des jeunes filles sont expulsées de leur foyer, victimes de crimes d’honneur et vont parfois jusqu’à se suicider.
Des drames que le mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) dénonce. Le mouvement vient de lancer une pétition suite à cette affaire, pour légaliser l’avortement au Maroc. « Avec le mouvement MALI, le seul mouvement pro-choix au Maroc, nous dénonçons les dangers de l’avortement clandestin et nous réclamons l’abrogation de tous les articles liberticides qui s’y rapportent », a déclaré au site Illi, la militante féministe Ibtissame Betty Lachgar, l'une des fondatrices du MALI et psychologue clinicienne de formation.
Le mouvement avait manifesté il y a un an déjà devant l’institut espagnol à Rabat, en solidarité avec les Espagnoles qui défendaient leurs droits à l’IVG. Mais ils n’étaient alors qu’une poignée de militants à oser demander la dépénalisation de l’avortement. La pétition approche aujourd’hui les 1700 signatures.
Pour une modification de la loi, il faudra cependant encore attendre, même si l’affaire a permis de réouvrir ce dossier sensible. « Bien sûr, il faudrait réformer la loi actuelle mais ce n'est pas une décision que le ministère de la santé peut prendre seul. Les articles du code pénal, dépendent du ministère de la Justice. Il faut aussi discuter du sujet avec les ONG, les associations de femmes et voir cela en détails. Cela prend du temps. Si l’on veut faire les choses bien, il ne faut pas les faire dans la précipitation», précise le ministre Houcine El Ouardi. Pour le moment, le code pénal marocain autorise l’avortement, uniquement lorsque la vie de la mère est en danger.
"Celles qui n'ont pas d'argent se font avorter de façon traditionnelle. C'est là que l'on trouve une mortalité très importante. "
Chafik Chraïbi