Fil d'Ariane
En 2019, deux femmes médecins décident de lancer une assistance téléphonique face aux restrictions grandissantes imposées au droit à l'avortement aux Etats-Unis. Depuis la décision de la Cour suprême du 24 juin 2022, le nombre d'appels a explosé.
Première des deux pilules d'avortement médicamenteux, la mifépristone, dans une clinique à Kansas City, le 12 octobre 2022.
Depuis un an, le téléphone n'arrête pas de sonner. Linda Prine, médecin new-yorkaise, répète sans relâche ces instructions : "Assurez-vous de boire beaucoup d'eau", "prenez de l'ibuprofène, cela aide", "tout a l'air de s'être bien passé, vous pouvez vous détendre".
Cette ligne téléphonique, qu'elle a cofondée et à laquelle répondent à tour de rôle et bénévolement quelque 70 professionnels de santé, vise à répondre aux questions des Américaines voulant avorter. Particulièrement à celles réalisant une IVG médicamenteuse seules chez elles, sans voir de médecin, parce que la procédure est désormais illégale dans leur Etat.
Il y a un an, la Cour suprême américaine est revenue sur la protection fédérale de l'avortement. Dans la foulée, une quinzaine d'Etats ont interdit ou très fortement restreint l'accès à l'avortement. Cette décision a provoqué "une énorme hausse" du nombre d'appels, explique Linda Prine.
En vacances dans une petite maison de location près de New York, elle assure ce jour-là sa permanence. En quatre heures, elle reçoit 13 appels, et répond à 18 personnes différentes par texto. "Avant je pouvais faire d'autres choses en même temps. Maintenant je n'ai parfois même plus le temps d'aller aux toilettes", explique en riant cette militante engagée pour le droit à l'avortement depuis des dizaines d'années. Les permanences sont parfois "épuisantes", confie-t-elle.
La question la plus fréquente ? Comment trouver des pilules abortives. La hotline n'en procure pas directement, mais redirige vers d'autres sites. Dans les Etats où l'avortement est interdit, il reste possible d'en commander à l'étranger.
Beaucoup de femmes appellent après la prise des pilules, pour s'assurer que l'avortement a effectivement fonctionné. En effet, les tests de grossesse peuvent rester positifs jusqu'à plusieurs semaines après une interruption volontaire de grossesse, provoquant parfois une certaine confusion.
L'aspect médical est très sûr, mais la partie peur et anxiété est très compliquée.
Lina Prine
Inlassablement, Linda Prine interroge avec bienveillance : "Avant de prendre les pilules, aviez-vous une poitrine douloureuse, de la fatigue et des nausées ?" Ces symptômes "ont-ils disparu" ? Parfois, l'angoisse vient de saignements qui perdurent durant plusieurs semaines, mais ce qui peut être normal. "La plupart du temps, on ne donne pas de conseils médicaux. On rassure", explique Linda Prine. "L'aspect médical est très sûr, mais la partie peur et anxiété est très compliquée."
Par crainte d'être dénoncées, beaucoup de femmes n'en parlent à personne et se sentent très seules, témoigne Linda Prine. "Vous pouvez entendre dans leurs voix qu'elles sont reconnaissantes de pouvoir parler à quelqu'un qui peut répondre à leurs questions." La ligne téléphonique est ouverte 18 heures par jour. La plupart des bénévoles sont des médecins généralistes, et les patientes restent anonymes.
Ce matin-là, l'une d'elles mentionne tout de même appeler du Texas, où l'avortement est désormais illégal, même en cas de viol. "Je suis désolée que vous habitiez dans un Etat si terrible", lance à une autre la médecin, avec compassion.
Durant les trois premières années de la hotline, nous avons eu un ou deux appels pour des pilules à 18 semaines, dit-elle. Maintenant c'est une ou deux fois par jour.Lina Prine
Aux Etats-Unis, les pilules abortives sont autorisées par l'Agence des médicaments jusqu'à 10 semaines après la fin des dernières règles. Passé ce délai, les femmes peuvent avoir recours à une IVG chirurgicale là où c'est autorisé.
La personne est paniquée, parce qu'elle vient d'expulser un foetus reconnaissable, et le cordon ombilical est toujours là. Elle ne sait pas quoi faire et est en pleurs.
Lina Prine
Lorsque les pilules sont malgré tout prises au deuxième trimestre de grossesse, "la personne est totalement paniquée, parce qu'elle vient d'expulser un foetus reconnaissable, et le cordon ombilical est toujours là, et elle ne sait pas quoi faire et est en pleurs", explique Linda Prine. La plupart du temps, inutile de consulter, mais cela reste "révoltant que quelqu'un doive traverser cela seul, sans accompagnement médical" – parfois des adolescentes, s'offusque-t-elle.
Les militants anti-avortement "ont rendu cette expérience bien pire", juge la médecin, qui a elle-même avorté à l'université, lorsque cela n'était pas encore légal partout aux Etats-Unis.
Kristin Turner, de San Francisco, à gauche, Lauren Handy, de Washington, et Caroline Smith, de Washington, à droite, du groupe Progressive Anti-Abortion Uprising, manifestent contre les pilules abortives devant la Cour suprême, le 21 avril 2023.
Le contexte peut aussi provoquer un sentiment de culpabilité. "Ce matin, une femme m'a dit 'j'ai 39 ans, je n'ai jamais rien fait d'illégal de ma vie, mais je ne peux pas avoir un autre enfant', raconte Linda Prine. Cela a rendu son expérience bien plus difficile."
Elle se dit "furieuse" face aux restrictions du droit à l'avortement aux Etats-Unis. Mais elle transforme sa rage en action: "C'est ce qui me motive à contre-attaquer."