Avortement en Pologne : les femmes "désabusées et en colère" après l'élection du président Nawrocki

Justyna Wydrzynska est depuis toujours une ardente défenseuse du droit à l'avortement qui, en Pologne, est réduit à presque rien. Depuis l'élection du conservateur Karol Nawrocki à la présidence, l'étau se resserre encore un peu plus. La Pologne reste l'un des pays où l'accès à l'IVG est l'un des plus restreints en Europe. Témoignage recueilli par Terriennes.

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Justyna Wydrzynska devant la Cour d'appel

Justyna Wydrzynska devant la Cour d'appel à Varsovie, en Pologne, le 30 janvier. 2025.

AP Photo/Czarek Sokolowski
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Pour celles et ceux qui militent depuis des années en faveur de lois autorisant l'IVG en Pologne, pays majoritairement catholique où les restrictions à l'avortement sont parmi les plus strictes en Europe, la victoire du candidat nationaliste Karol Nawrocki à l'élection présidentielle du 1er juin 2025 n'est pas une bonne nouvelle. 

A commencer par Justyna Wydrzynska, militante de longue date, traduite devant la justice pour avoir aidé une femme à interrompre une grossesse non désirée. Elle est aussi cofondatrice d’Abortion Dream Team, un collectif appartenant à Abortion Without Borders qui milite contre la stigmatisation et pour le droit à l’avortement en Pologne. Abortion Dream Team propose des formations, des informations, des financements et des conseils sur les possibilités d’accès à un avortement sûr. En 2024, le réseau Abortion Without Borders a déclaré avoir aidé 47 000 personnes à accéder à l'avortement.

Désabusées, frustrées, en colère 

Soutenu par l'opposition de droite, Karol Nawrocki a d'ores et déjà déclaré qu'il ne signerait pas de loi visant à assouplir les lois anti-avortement ou à introduire des unions civiles pour les personnes LGBTQ. Sans surprise, puisqu'en campagne, il prônait déjà "la protection de la vie" et assurait qu'il utiliserait le droit de véto présidentiel pour bloquer les efforts visant à assouplir la loi. A l'opposé, le rival de Karol Nawrocki, le maire pro-UE de Varsovie Rafal Trzaskowski, s'était engagé à accélérer ce processus, à autoriser l'avortement légal en annulant la loi en vigueur qu'il a souvent qualifiée de "médiévale". 

"J'espérais vraiment un résultat différent, avoue Justyna Wydrzynska, la voie brisée. Je ressens un mélange de déception, de frustration, de colère. Je me demande où en est notre société et pourquoi nous avons encore été dupés par des politiciens qui auraient pu gagner cette élection, mais qui ont accumulé les faux-pas. Comment ont-ils pu perdre ?

Manifestantes soutenant Justyna Wydrzynska

Manifestantes soutenant Justyna Wydrzynska devant la Cour d'appel à Varsovie, en Pologne, le 30 janvier 2025. 

AP Photo/Czarek Sokolowski

Dans ce pays de 38 millions d'habitants, les pouvoirs du président sont, certes, limités, mais le chef de l'Etat dispose d'un puissant droit de veto avec lequel il peut bloquer le programme du gouvernement. Malgré la confiance votée par le Parlement le 11 juin 2025 au Premier ministre Donald Tusk, voilà qui risque de freiner les réformes de son gouvernement, à commencer par l'assouplissement d'une interdiction quasi totale de l'avortement ou l'introduction prévue des partenariats de même sexe. 

Les anti-avortement peuvent se sentir désormais bien plus courageux qu'ils ne l'étaient auparavant. Chaque jour, devant le centre d'avortement, il y a des manifestations contre nous. Justyna Wydrzynska

Et pourtant affirme Justyna Wydrzynska, "ce gouvernement garde du pouvoir. Même sans changer les lois, il peut édicter des règles, faire des déclarations susceptibles d’améliorer la situation des femmes. Mais ils restent muets.... Le gouvernement ne sait pas comment réaliser les promesses qu'il a faites à la société pendant la campagne des parlementaires. Déjà bien avant les élections présidentielles, quand le parti Donald Tusk a gagné les élections au Parlement, fin 2023."

La militante insiste sur l'amertume et la frustration des femmes : "Elles sont très déçues, désabusées. Car la plupart des Polonaises ont voté pour Rafał Trzaskowski, des plus jeunes aux plus âgées, tandis que les hommes, eux, ont majoritairement voté pour Nawrocki." La militante se promet de miser sur les jeunes "pour construire le mouvement et les engager dans l'aide aux avortements. Il y a encore beaucoup de femmes qui votent pour l'extrême droite, parce qu'elles soutiennent le programme sur la fiscalité, par exemple. Or pour les jeunes, la fiscalité n’est pas un argument concret."

Les opposants à l'IVG renforcés

Le groupe de militants de Justyna Wydrzynska a installé un centre d'avortement juste en face du Parlement polonais : un acte de défi destiné à faire pression sur les députés pour qu'ils libéralisent les règles très strictes. Le centre, qui attire régulièrement des manifestants anti-avortement, craint de nouvelles attaques. "Les anti-avortement peuvent se sentir désormais bien plus courageux qu'ils ne l'étaient auparavant. Chaque jour, devant le centre, il y a des manifestations contre nous, des manifestations très agressives : hier, le niveau du bruit est monté à plus de 130 décibels à l'intérieur," disait Justyna Wydrzynska le jour de notre entretien, le 6 juin dernier.

"Nous savons que le mouvement anti-avortement a de l'argent, ajoute Justyna Wydrzynska qui, de son côté, déplore le manque de ressources de son réseau face au retour en force des "pro-vie". Car depuis les élections parlementaires d’octobre 2023 en Pologne, qui ont porté Donald Tusk, symbole du changement, à la tête du gouvernement, "tout le monde en Europe croit que la situation s’est améliorée pour les femmes en Pologne, mais rien n'a changé, se désole la militante. Au contraire, insiste-t-elle car, depuis, les financements se sont taris, surtout depuis la suspension des programmes d’aide étrangère des États-Unis. "Beaucoup de nos financeurs n'ont plus d'argent pour la Pologne. Ils doivent soutenir les pays en Afrique, les pays plus pauvres. Il ne reste plus rien pour Abortion Without Borders. Notre situation financière commence à être très critique."

Nous recevons de plus en plus de messages de femmes qui se demande si elles ne devraient pas commander des pilules abortives, juste pour les avoir à la maison au cas où la situation deviendrait critique. Justyna Wydrzynska

Justyna Wydrzynska assure que son mouvement va continuer à aider les femmes tant que la loi ne change pas : "Nous avons envoyé un message à nos abonnées pour dire que, peu importe qui sera président, le centre reste ouvert, nous continuons à travailler et à aider les femmes à avoir accès à l’avortement." Du moins pour l’instant, ajoute-t-elle jusqu'en août, jusqu'au moment où le nouveau président entrera en fonction. "Et puis nous verrons, nous essayerons de réagir à la situation, mais nous ne savons pas ce qui arrivera."

D'ici, là, dit-elle, "Nous essayons de faire de notre mieux." Mais face au manque de ressources, rappelle-t-elle, "il est possible que très bientôt, nous soyons obligées d'arrêter certaines activités. Peut-être que nous devrons fermer. Et comme notre organisation est l'une des principales d’aide à l’avortement, les femmes n'auront plus de soutien. C'est très pessimiste, mais c'est la réalité." De fait chez les Polonaises, la peur est là, constate-t-elle : "Nous recevons de plus en plus de messages de femmes qui se demande si elles ne devraient pas commander des pilules abortives, juste pour les avoir à la maison au cas où la situation deviendrait critique."

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Condamnée à être rejugée

En Pologne, les femmes ne peuvent avorter à l'hôpital que si la grossesse résulte d'une agression sexuelle ou d'un inceste, ou constitue une menace directe pour la vie ou la santé de la mère. Selon des chiffres officiels, en 2024 seulement 896 avortements ont été pratiqués dans ce pays de 38 millions d'habitants. L'assistance à l'avortement y est passible de trois ans de prison. 

En 2023, Justyna Wydrzynska a été condamnée à huit mois de travaux d’intérêt général pour avoir aidé une femme enceinte à obtenir des pilules abortives, une pratique illégale au regard de l’article 152.2 du Code pénal polonais. 

Elle a fait appel. Début 2025, la Cour d'appel a décidé de renvoyer l'affaire devant une juridiction inférieure. Motif : "Justyna Wydrzynska n’a pas bénéficié d’un procès équitable en première instance car le juge de n’avait pas été désigné de manière indépendante."

partisans de Justyna Wydrzynska

Soutiens de Justyna Wydrzynska devant le tribunal de Varsovie où se tient l'audience de la Cour d'appel à Varsovie, Pologne, le 30 janvier 2025.

AP Photo/Czarek Sokolowski

Elle va donc être soumise à un nouveau procès. Dans un an, dans deux ans... Elle ne sait pas. "Pour l’instant, j'ai été assignée à nouveau à un 'néo-juge', soupire-t-elle, ce qui montre bien qu'ils n'ont tiré aucun enseignement du premier procès". C'est ainsi que l'opposition nomme les juges nommés ou promus pendant les huit ans de gouvernement de la droite conservatrice, soit environ 2 500 juges, un tiers des juges en place. "Et comme nous aurons de nouvelles élections parlementaires en 2027, si l'extrême droite s'allie avec Droit et Justice, peut-être que je comparaîtrai sous un gouvernement conservateur pour avoir aidé une femme à avorter."

Les verdicts des juges peuvent être influencés en faveur des conservateurs. Y compris ceux du Tribunal constitutionnel. Justyna Wydrzynska

Si le président qui entrera en fonction en août, Karol Nawrocki  décide de s’allier à la Confédération du leader d'extrême droite polonais, Slawomir Mentzen, la Pologne pourrait revivre ce qu'elle a vécu en 2020 en matière de droits à l’avortement, explique Justyna Wydrzynska. "Un président très conservateur pourrait traduire les juges devant le Tribunal constitutionnel – devant tous les tribunaux, d’ailleurs. Donc les verdicts des juges être influencés en faveur des conservateurs. Y compris ceux du Tribunal constitutionnel." 

Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais, saisi par 119 députés au Parlement polonais soutenus par des mouvements "pro-vie", a jugé inconstitutionnelle la disposition de la loi de 1993 sur le planning familial et les conditions d’interruption de grossesse qui permet d’avorter lorsqu’un examen prénatal ou d’autres considérations médicales mettent en évidence une forte probabilité de malformation grave et irréversible du fœtus ou de maladie incurable qui met en danger la vie de ce dernier. 

Vivre dans la peur

"Avec ce genre de juges, le gouvernement peut décider de tout, littéralement de tout. Pour moi, la situation est encore pire qu’avec Droit et Justice," déplore Justyna Wydrzynska, qui en vient à craindre pour sa sécurité : "J'ai deux ans pour quitter ce pays et ne jamais revenir. Peut-être moins si Donald Tusk provoque une élection parlementaire anticipée et que Droit et justice et la Confédération prennent le pouvoir plus tôt. Avec le Parlement et la présidence, ils pourront faire ce qu’ils veulent. Nous courons le risque que tous ces hommes nous envoient en prison." 

Justyna Wydrzyńska devant les journalistes

Justyna Wydrzyńska, au centre, devant les journalistes à Varsovie, en Pologne, le 14 mars 2023. Elle vient d'être condamnée à huit mois de travaux d'intérêt général.

AP Photo

En Pologne, beaucoup de militantes pro-avortement, travaillent dans l’ombre. "Mais moi et Natalia (Natalia Broniarczyk, avec qui elle a fondé Abortion Dream Team) sommes trop visibles. On nous reconnaît dans la rue, nous devons vraiment nous préparer à partir parce que nous sommes en danger." Deux des enfants de la militante vivent en Angleterre. Elle se rapprocherait d'eux. 

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