Fil d'Ariane
La co-créatrice du « Prix Artémisia », Chantal Montellier, ne cache pas que la création de cette récompense, en 2007, avait pour objectif de braquer les projecteurs sur les femmes dessinatrices. Les Terriennes avaient donc répondu présentes. Ce prix, décerné le jour anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir, rend doublement hommage à la romancière/philosophe et à la grande artiste peintre italienne de l’époque du Caravage, Artemisia Gentileschi, dont le nom a été donné à cette récompense.
Elle-même bédéiste avec plus de 40 albums, et pionnière des femmes dessinatrices de presse (elle a collaboré notamment à « Charlie Mensuel » et au magazine militant « Ah ! Nana », arrêté en plein vol après 9 numéros), Chantal Montellier est convaincue que le milieu de ses pairs reste globalement « maladivement » sexiste. Le fait que la présélection du Grand Prix d’Angoulême n’ait initialement retenu aucune femme dans un palmarès de 30 noms l’a fait bondir, avant que les organisateurs du festival décident de changer de méthode devant le tollé provoqué et le risque de boycott, y compris de la part de quelques grands créateurs masculins.
A relire dans Terriennes :
> Festival d'Angoulême : Riad Sattouf jette un pavé dans la mare sexiste de la BD française
A écouter la présentation qui est faite de la lauréate du Prix Artémisia de cette année par l’universitaire Céline du Chéné, membre du jury (composé pour deux tiers de femmes, presque toutes créatrices), et à feuilleter l’album primé, on perçoit comment l’unanimité s’est faite autour de la démarche très construite et inspirée de Sandrine Revel.
Son « Glenn Gould, Une vie à contretemps », publié aux Editions Dargaud, part d’une véritable passion pour le musicien canadien prématurément disparu en 1982, et qui obtint un Grammy Award pour l’ensemble de sa carrière.
Le rapport fusionnel de cet artiste solitaire avec notamment la musique de Jean Sébastien Bach (ses Variations Goldberg constitue un enregistrement « historique »), mais aussi avec le clavier de son piano fétiche (un Steinway 174) et avec sa chaise, bricolée par son père (il ne la quittera jamais), son addiction aux paysages du Grand Nord dans lesquels il puisait sa rêverie, l’ inclination vers la dépression de ce grand hypocondriaque de génie, tels sont les ingrédients d’ une bande dessinée qui concilie des bulles d‘une belle légèreté graphique et sans emphase.
Tantôt petites et rapprochées (comme celles qui donnent à voir les mains du pianiste s’envolant sous les notes, avec ce positionnement si caractéristique de Glenn Gould, virtuose obsédé par la précision), tantôt épanouies en pleines pages, telles des tableaux.
La palette des couleurs est, elle aussi, remarquable, jouant sur les blancs, les tons sombres, les pastels, en miroir avec la beauté du personnage central de l’album dont le visage a été choisi pour figurer en gros plan sur la couverture. En miroir, peut-être aussi, avec les ciels qui dominent l’Océan Atlantique et que la créatrice bordelaise ne se lasse sans doute pas de contempler. Sandrine Revel, ici, fait corps avec son dessin comme Glenn Gould faisait corps avec son instrument, au sens premier du terme.
Ce qui frappe chez cette dessinatrice, pianiste elle-même à ses heures, c’est une forme de pudeur, de retenue lorsqu’elle parle des 4 années passées à mûrir son album, à se documenter notamment auprès de la famille de Glenn Gould à Toronto, à remettre son travail sur la planche à dessin, à déconstruire la chronologie du musicien, à décider de faire se chevaucher le passé et le présent.
Son objectif prioritaire : rechercher les chemins graphiques pour créer un tempo, une musicalité afin de faire entendre sa musique intérieure à l’écoute de Glenn Gould.
La démarche est convaincante. Sandrine Revel réussit ici à découper sa narration en tenant compte des principes musicaux chers à l’artiste. Voici probablement la première bande dessinée dont s’échappent des syncopes, des contretemps, des silences, des variations. Pour le bonheur de ses lecteurs.
A retenir aussi, la Mention spéciale du Prix Artémisia octroyée à Thea Rojzman pour son album « Mourir (çà n’existe pas) », paru aux Editions Boîte à bulles.