Barbara Chase-Riboud, une artiste polymorphe à l'honneur dans les musées parisiens

Ecrivaine, poétesse, sculptrice... L'Américaine Barbara Chase Riboud vie et travaille en France depuis un demi-siècle. Nourries de voyages et d'engagement, ses oeuvres sont exposées à Paris, dispersées dans plusieurs grands musées, comme un clin d'oeil aux différentes facettes de son identité.

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portrait

Barbara Chase-Riboud, portrait 

© Virginia Harold. Courtesy Pulitzer Arts Foundation
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Barbara Chase-Riboud est aujourd'hui une dame 85 ans, au style un peu rock, à la diction lente et au sourire lumineux. Mais avant cela, quelle vie !

En 1958, elle était déjà la première femme noire américaine diplômée de l’École d’architecture de la prestigieuse université de Yale, aux Etats-Unis. Pourtant, c'est un autre épisode qui, dit-elle, l'a marquée pour toujours : l'exposition, en 1954, alors qu’elle n’a que 15 ans, de l'un de ses dessins au Museum of Modern Art de New York, et la manière dont elle en a été tenue à l'écart : "Je ne savais même pas, ma mère ne m'a rien dit, je n'ai rien touché, pas même mon argent de poche cette semaine-là", se souvient-elle en riant.

dessin moma

Dessin de Barbara Chase-Riboud, exposé au Moma (Modern Art de New York) en 1954.

DR

Aujourd'hui, pour la première fois en France depuis 1974, l'artiste est célébrée dans plusieurs musées parisiens, dont le Louvre. Une vraie consécration, dit-elle : du Moma au Louvre, "la boucle est bouclée". Intitulée Quand un nœud est dénoué, un dieu est libéré, d'après le titre d'un recueil de poésie de Barbara Chase-Riboud publié en 2014, l'exposition donne à voir sculptures et dessins, mais aussi ses poèmes.

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BARBARA CHASE-RIBOUD à Paris

Palais de la Porte Dorée jusqu'au 12 janvier 2025

Musée du Louvre jusqu'au 6 janvier 2025

Cité de la musique - Philharmonie de paris jusqu'au 13 janvier 2025

Centre Pompidou - Musée national d'Art Moderne jusqu'au 6 janvier 2025

Musée du quai Branly - Jacques Chirac jusqu'au  13 janvier 2025

Musée National des arts asiatiques - Guimet jusqu'au 6 janvier 2025

Palais de Tokyo jusqu'au 5 janvier 2025

Créer au présent avec l'art du passé

Au Louvre, où Terriennes a rencontré Barbara Chase-Riboud, sont exposées trois oeuvres de sa série Cléopâtre. Depuis un voyage en Égypte qu'elle fait alors qu'elle est encore toute jeune, la reine de l'Antiquité et ce qu'elle incarne inspirent l'artiste : "Son importance historique, sa rencontre avec le pouvoir masculin, classique, et la conception traditionnelle qu’elle avait de sa propre destinée," explique-t-elle. 

Ce thème du pouvoir impossible des femmes se retrouve dans beaucoup de mes créations artistiques. Barbara Chase-Riboud, artiste

Les femmes et le pouvoir : c'est un thème qu'elle décline sur plusieurs modes au fil de son oeuvre, par le truchement de différentes figures historiques féminines, en sculpture, mais aussi en romans ou poèmes. "Ce thème du pouvoir impossible des femmes se retrouve dans beaucoup de mes créations artistiques. Ce n’est pas toujours une mention féminine explicite dans mon travail. Tout est dans l’histoire, l’aspect et les lignes d'une sculpture, explique-t-elle. Comme une sorte de tremplin pour réfléchir à l'impossible des femmes."

lit de Cléopâtre

 Cleopatra's bed, Barbara Chase-Riboud, exposée au musée du Louvre.

© Musée du Louvre / A Viger

La force de Barbara vient sa compréhension de la puissance historique de femmes comme Cléopâtre, la reine Elisabeth 1er ou les poétesses qui sont présentées au Palais de la Porte Dorée.Erin Gilbert, autrice

Pour Erin Gilbert, biographe de l'artiste, la portée féministe de l'oeuvre de Barbara Chase-Riboud doit beaucoup à une réflexion qui s'inscrit dans le temps long : "La force de Barbara vient sa compréhension de la puissance historique des femmes, de femmes comme Cléopâtre, la reine Elisabeth 1er ou les poétesses qui sont présentées au Palais de la Porte Dorée. Elle sait combien les femmes ont contribué à toutes les civilisations, à toutes les cultures. Regarder, lire, plonger dans ces civilisations et ces cultures pour les réinventer sous forme de sculpture abstraite, de dessin, de poésie et de romans historiques, tout cela fait partie de son art". 

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Seule en Egypte

Pour les Cléopâtre de Barbara Chase-Riboud, tout commence lorsque la jeune femme, à 18 ans, décroche une bourse pour étudier à l’Académie américaine de Rome, où elle crée ses premières sculptures en bronze. Elle en profite pour voyager à Paris, mais aussi en Grèce, en Turquie et en Égypte : "A Rome, un soir, j'ai rencontré un couple qui m’a convaincue de voyager, de ne pas rester coincée à Rome, entre Américains. Ils partaient pour Alexandrie en Egypte le lendemain et m’ont proposé de faire le voyage avec eux. J’ai fait mon balluchon à la hâte pour les accompagner. Une fois à Alexandrie, au bout de cinq jours de voyage, ils m'ont félicitée pour mon audace et m’ont plantée là, toute seule, sans connaître personne." 

Elle se positionne dans son monde d'une façon parfaitement non genrée, sur un pied d'égalité avec l'autre, peu importe son genre, son histoire, sa classe, sa race, son corps. Erin Gilbert

Faire volte-face, remonter la passerelle pour retourner à Rome ? Pas question. Elle s'aventure sur le quai armée de son seul petit bagage et s'adresse au premier policier venu qui envoie directement la petite Américaine perdue à l'hôtel Hilton. Barbara Chase-Riboud se souvient : "Dans le hall, il y avait un homme assis, très élégant, tout de blanc vêtu, qui m'a dit : 'Qu'est-ce que tu fais là toute seule, où est ta mère ?

Sa mère est à Philadelphie, et ses compagnons de voyage l'ont abandonnée, explique-t-elle à celui dont elle apprendra plus tard qu'il était le vice-président de Coca-Cola en Egypte. Elle ne l'a jamais revu, mais elle lui doit de l'avoir lancée en Egypte. "Je vais te mettre dans un train pour Le Caire, lui dit-il. Ne parle à personne, homme, femme, enfant, chien, personne. Va directement à l'ambassade américaine. Je les appelle pour les prévenir. Tu ne te rends pas compte de ce que tu risques."

A son arrivée à l'ambassade, l'attaché culturel la reçoit avec le même discours : "C'est la guerre sur le canal de Suez et toi tu te balades toute seule ? m'a-t-il interpelée. Il m'a emmenée chez lui, avec sa femme et ses deux filles. A partir de là, j’ai passé trois merveilleux mois en Égypte, au fil du Nil." Ainsi sont nées les Cléopâtre qui, depuis, ont fait le tour du monde.

Cleopatra s Wedding Dress

Cleopatra's Wedding Dress (2003), Barbara Chase-Riboud, Rome 2013

DR Chase Riboud

Envol 

De retour aux États-Unis, la jeune femme intègre Yale, où elle étudie la peinture avec le maître du Bauhaus Josef Albers et le design avec Louis Kahn. Elle voyage en Europe, où elle rencontre le photographe de l’agence Magnum, Marc Riboud, l’épouse, s'installe en France, où elle réside encore aujourd'hui.

portrait barbara cr

Barbara Chase-Riboud dans l'atelier de la rue Dutot, à Paris, en 1973.

Marc Riboud

D'autres voyages, avec ou sans son globe-trotter de mari, la mènent en URSS ou en Chine. "En 1965, j’étais la première femme américaine à être invitée en Chine après la révolution. Cette expérience m'a profondément marquée. J'ai voyagé dans le sud du pays, en Mongolie..."

Mao's Organ

Mao's Organ, 2007, Barbara Chase-Riboud, oeuvre exposée au musée Guimet.

Chérifa Lehtihet / Musée Guimet

Engagée 

En 1966, sa rencontre avec des personnalités du Black Panther Party, au Festival panafricain, à Alger, donne à son art une autre dimension. Dès lors, son oeuvre se fait résolument engagée, avec la série Malcolm X, par exemple.

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(Re)lire Femmes des "Black Panthers", piliers de la communauté noire aux Etats-Unis

La puissance de la fragilité

Désormais aussi exposées aux États-Unis, ses sculptures en bronze poli allié à des cordes en soie et en laine révèlent ses affinités avec Sheila Hicks ou Magdalena Abakanowicz. Elles aussi expriment un message féministe qui, s'il n'est pas forcément explicite, n'en est pas moins puissant.

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Chaque nœud, chaque tresse, chaque couture, chaque torsion compose un langage propre à Barbara. C'est sa façon d'exprimer que les femmes sont des êtres puissants et capables de transformer l'environnement où elles évoluent. Erin Gilbert

"En alliant la soie, les fibres et le bois au bronze et à l'aluminium, Barbara inverse la dynamique de la puissance et montre que ce qui est perçu comme faible est, en réalité, fort et ce qui est perçu comme fragile est, en fait, le plus puissant. L'interaction entre ces matériaux et le narratif qui les soude fait que chaque nœud, chaque tresse, chaque couture, chaque torsion compose un langage propre à Barbara. C'est sa façon d'exprimer que les femmes sont des êtres puissants et capables de transformer l'environnement où elles évoluent, peu importe le contexte, assure Erin Gilbert, autrice de J'ai toujours su, les mémoires de  Barbara Chase-Riboud. C'est précisément la vocation de ces sculptures qui sont exposées au Louvre, au Musée d'Orsay, au Palais de Tokyo, au centre Pompidou. Leur présence transfigure l'espace en irradiant la puissance d'un corps qui s'identifie et s'inscrit dans le monde en tant que femme."

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Puiser aux racines africaines

Mais la principale source d’inspiration de Barbara Chase-Riboud lui vient de ses voyages en Afrique, où elle se familiarise avec les matériaux naturels, comme le chanvre ou le raphia. Sa première sculpture à caractère politique, Africa Rising, en 1998, est une commande en l’honneur de l’historique cimetière africain de New York. Elle allie un socle de style shona, une tribu du Zimbabwe, à des éléments ashanti, une tribu du Ghana. lnspirée de la Victoire de Samothrace, cette oeuvre au profil de Vénus hottentote est ornée de pendentifs à l'effigie de personnalités africaines-américaines.

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En 1974, Barbara Chase-Riboud publie son premier recueil de poésie, From Memphis & Peking, salué par la critique. Dans les années 1980, La Virginienne, un roman sur l’esclave qui fut la maîtresse du président Thomas Jefferson, révèle ses talents de romancière. Depuis, elle a publié une dizaine de romans et recueils de poésie.

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"Se battre"

Barbara Chase-Riboud n'aime pas qu'on l'identifie comme "femme" et "noire", juste comme artiste. "Elle se positionne dans son monde d'une façon parfaitement non genrée, sur un pied d'égalité avec l'autre, peu importe son genre, son histoire, sa classe, sa race, son corps, explique Erin Gilbert. Elle évolue en égale aux côtés de Henri Cartier-Bresson, Alberto Giacometti ou Alexander Calder." La façon dont elle s'identifie évoque, pour la biographe, "la manière dont la jeune génération remet en question le 'il' et 'elle' et se considère capable d'évoluer au-delà des normes de genre. C'est ce que Barbara a toujours fait"

Barbara avait une vision de sa vie et n'a eu de cesse qu'elle soit visible de tous. Erin Gilbert

Et pourtant, aux côtés de Barbara Chase-Riboud, Erin Gilbert admet qu'elle a appris à se battre, "se battre pour ce que l'on croit être possible, ce que l'on croit être acceptable, ce que l'on croit être normal, ce que l'on croit être impossible, pour faire valoir ce que l'on est capable de faire." Avec elle, elle dit avoir appris à composer et s'imposer, et à "toujours repousser les limites du possible pour atteindre sa propre vision des choses. Barbara avait une vision de sa vie et n'a eu de cesse qu'elle soit visible de tous."

La Musica Red Parkway

La Musica Red Parkway, 2007 de Barbara Chase-Riboud à l'Art Basel au Miami Beach Convention Center, le 30 novembre 2016, à Miami Beach, Floride. 

AP Photo/Alan Diaz

 

Puissance n'est pas pouvoir

Depuis Paris, où elle vit aujourd'hui, Barbara Chase-Riboud, scrute avec émotion les évolutions de la société américaine. Elle considère comme une "tragédie" la récente défaite de la démocrate Kamala Harris, première femme afro-américaine candidate à la Maison-Blanche. L'artiste déplore avant tout la défection des électrices américaines : "Ses alliées naturelles ne l'ont pas soutenue. Il y a des femmes qui n'ont pas voté pour elle, même si les femmes noires ont voté pour elle à 92 %. Elle a ainsi perdu de peu des États qui, normalement, lui étaient acquis - à 10 000 voix près par-ci ou 60 000 voix par-là sur des millions de scrutins."

Beaucoup de femmes n'ont pas voté pour Kamala Harris, parce que leur mari ne votait pas pour elle. Cela tient du conditionnement culturel, du conditionnement psychologique. Barbara Chase-Riboud.

Pour l'artiste, les femmes, souvent, ne savent pas utiliser le pouvoir politique, conditionnées pour suivre plus que gouverner : "Beaucoup de femmes n'ont pas voté pour Kamala Harris, parce que leur mari n'a pas voté pour elle. Cela tient du conditionnement culturel, du conditionnement psychologique." 

Elle n'est pas non plus convaincue que les femmes au pouvoir changent la vie et les droits de toutes les femmes. Elle espère pourtant que Kamala Harris restera dans l'arène politique, qu'elle sera élue gouverneure de Californie et, en 2028 se présentera à nouveau à la présidence : "J'espère qu'elle ne sera pas mise dans un placard. A vrai dire, c’est ce qui est arrivée à Cléopâtre. Son nom, à Rome, a été effacé de tous les monuments et est devenue l'incarnation de la perfidie féminine."

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