Fil d'Ariane
Au cœur d’un état africain prospère que l’on imagine être le Cameroun vit un peuple subaquatique chargé d'emblèmes et de mystères... Dans cette cité prospère et bien organisée, nous suivons le quotidien trépidant d'une jeune héroïne de dix ans, Jéméa, dans un camp d’initiation de jeunes miengu de la Pamba.
Mais en raison d'une menace de mort promulguée contre eux par l’Etat suite à une expérimentation ratée, les jeunes élèves et leur cohorte d'adultes dont un étrange scientifique-guérisseur, vont devoir fuir le royaume aquatique. Désormais contraints à l’exil, les Miengu (esprits de la mer) tenteront de survivre sur une terre méconnue et abondamment peuplée.
Dans ce futur fantasmé, les femmes sont assignées à des postes à responsabilités. Elles sont combattantes, prêtresses, gouverneures, souveraines… La bédéiste camerounaise propose ainsi une relecture des grands mythes précoloniaux africains dans lesquels les femmes sont, souvent, circonscrites à des rôles d’épouses, de marâtres malfaisantes, de sorcières ou de naïades vénales, mais pas seulement...
Une démarche mûrement réfléchie par celle qui se dit engagée sur plusieurs fronts, notamment dans le combat écologique, comme en témoigne son envie de sensibiliser les lecteurs à la disparition de certaines espèces menacées et les effets de la robotisation du travail, comme on le voit dans les deux tomes de la bande dessinée Mulatako (Editions AFIRI Studio, 2021). Et le choix de "Mulatako" ne s'est bien évidemment pas fait au hasard, il signifie union, en langue duala, une jolie ambition affichée par l'illustratrice...
Née au Cameroun, Reine Dibussi est une scénariste et illustratrice de bande dessinée indépendante. Diplômée de l’École Émile-Cohl à Lyon, en France, elle est la première Camerounaise à créer un visuel pour Google à l’occasion de la dernière Coupe du monde féminine de football en 2019. Entretien.
Terriennes : D’où vous est venue l'idée de cette bande dessinée ?
Reine Dibussi : Au moment où j’ai terminé mes études d’arts à Emile Cohl, j’étais dans une démarche de recherche des représentations noires, mais surtout africaines dans l’art, notamment la bande dessinée. C’était très difficile, car franchement, les rares représentations de noirs dont je me souvenais étaient dans Aya de Yopougon, le livre de Marguerite Abouet qui me plongeait dans une Afrique qui, même si elle se situait dans le passé, n’était pas bourrée de clichés.
Lorsque je suis rentrée au Cameroun, je me suis interrogée sur la nécessité de produire des œuvres fantastiques venant d’Afrique et surtout du Cameroun d’où je venais. Je me suis donc mis à la recherche de divers mythes, spécifiquement celui de Mamiwata. Une sirène associée par sexisme à des représentations maléfiques et vénales. Guidée par mon père qui m’a fait découvrir les travaux d’Anne-Marie José Ndolo, chercheuse en anthropologie à l’université de Yaoundé et auteure d’un mémoire sur les peuples Sawa, j’ai pu lire énormément de textes et comprendre ce que représentaient les peuples des esprits de l’eau. Ce sont donc mes recherches sur les représentations des personnes noires dans l’art puis la découverte des mythes africains et notamment camerounais qui m’ont donné l’inspiration de Mulakato.
Terriennes : Vous vous transposez dans un futur fantasmé, et vous vous attaquez aux grands mythes africains, pourquoi ?
Reine Dibussi : J’ai choisi le futur, parce que c’était une réflexion sur le devenir de nos croyances. C’est le cas justement avec les Miengu (esprits de la mer). De plus, il faut savoir qu'on peut parler de mythologies uniquement pour les personnes dont ce n’est pas la croyance. Mamiwata est un mythe qui est connu en Afrique et dans plusieurs cultures afrodescendantes. C’est une figure qui a voyagé et suivi toutes les migrations des peuples noirs. Pour une personne qui a grandi dans le centre de Yaoundé, ces récits-là ne sont qu’une mythologie, mais si je vais chez les Duala, les Malimba et que je parle des esprits de la mer, ce sont des croyances que j’évoque. C’est vivant, actuel et c’est une religion.
Le choix de travailler sur la science-fiction était aussi une volonté de réfléchir à l’avenir du Cameroun. Proposer des réflexions sur notre rapport à la nature, à la technologie, et quel sera notre rapport aux croyances et mythes évoqués plus haut. Ce sont ces réflexions que j’ai voulu mettre de manière subtile dans le livre sans que ça n’attaque le sujet principal qui est quand même le divertissement.
Terriennes : vous abordez également diverses thématiques comme l’écologie, la difficile cohabitation des hommes avec les animaux ainsi que la robotisation du travail. Pourquoi cette démarche ?
Reine Dibussi : Parce que c’est aussi une réflexion sur la société. Parce que lorsque l’on parle de futur, une des questions qui est vraiment importante, c’est l’écologie et le rapport à la nature. Des sujets qui n’ont pas la même signification lorsque l’on a grandi en Afrique ou en France. Ce ne sont pas les mêmes problématiques. Même si l’histoire nous a imposé certains comportements. On n’a pas le même rapport à l’écologie, ni à la préservation de cet environnement.
Dans les deux tomes de la bande dessinée, on a voulu s’interroger sur la manière dont les hommes réagissent face à la nature qui leur échappe, en reprenant ses droits.
Il y a donc une véritable réflexion sur ce sujet à travers des lieux où la technologie fait défaut et où les maisons dépérissent. Ce sont des sujets déjà actuels. Au Cameroun, il y a des zones où les populations vivent à côté des animaux. Et en dehors de la chasse (alimentaire et modérée), c’est une cohabitation tranquille et c’est important. Car les animaux doivent aussi rester sur ces territoires qui n’appartiennent pas qu’aux humains. L’autre proposition est effectivement le rapport des humains à la robotisation, à la technologie. Sur ce sujet, nous avons décidé de circonscrire la situation à une zone rurale, car généralement dans les bandes dessinées fantastiques ou de science-fiction, ce sont les grandes villes que nous voyons lorsqu’il y a des réflexions sociales ou écologiques.
Malimba, c’est actuellement une petite ville avec de nombreux villages. Donc imaginer cet endroit dans cent ans, c'est permettre aux gens de réfléchir sur le devenir du Cameroun rural dans quelques années, et par ricochet à l’ensemble de cette société.
Terriennes : Vos bandes dessinées proposent également une relecture de plusieurs mythes précoloniaux en conférant le premier rôle aux femmes…
Reine Dibussi : Oui ! Dans les Mulatako, le rôle et la représentation des femmes sont pensés et voulus. Tout est réfléchi pour avoir cette vision-là. Pourquoi ? Parce que le sexisme ambiant, notamment au Cameroun, découle en partie d’une organisation systématique qui a marginalisé les femmes. Dans certaines cultures, en partie, Sawa et Malimba, j’ai lu que les femmes avaient un rôle de décideurs dans certains espaces, notamment dans l’initiation. Elles avaient donc un rôle important. C’était une organisation qui fonctionnait avec les décisions des femmes et des hommes. Or, à un certain moment, lorsque des lois coloniales ont cédé les rôles de représentants ou chefs aux hommes, elles ont masculinisé ce pouvoir et l’ont ramené à un seul rôle. Et après avoir confié ces rôles-là aux hommes, ces derniers ont décidé de les conserver. Et les sociétés ont oublié que les femmes avaient à une époque le pouvoir et dirigeaient.
De plus, certains rôles étaient moins assignés aux genres, la communauté fonctionnait avec les hommes et les femmes. C’est ce que j’ai voulu montrer dans Mulatako. Le rôle de la prêtresse n’est donc pas un rôle que j’ai inventé. Il existait et était assigné aux femmes. C’était un pouvoir absolu. Et je crois qu’il n’y a pas mal de rôles similaires qui étaient assignés à des femmes, mais qui furent effacés puis oubliés par la société. J’ai donc fait des choix qui sont rares en attribuant notamment le rôle principal à une petite fille à la peau foncée, entourée d’alliées de son âge. Les rôles attribués aux hommes dans les deux tomes de la bande dessinée sont aussi là pour réfléchir sur la masculinité en rompant avec les représentations viriles. Donc, chaque choix est voulu.
Terriennes : Dans Le Bouquin de la bande dessinée, l’historien Thierry Groensteen explique que "Les périodiques (…) supposés s’adresser à tous les publics – les Tintin, Spirou, Pif, Vaillant, Pilote où, selon les spécialistes, se sont écrites les grandes pages de l’histoire du média – déclinaient surtout l’aventure au masculin…" Comment comprendre cette assertion ?
Reine Dibussi : Ce n’est malheureusement pas une caractéristique que nous voyons uniquement dans la bande dessinée mais dans tous les médias. Si on parle de sexisme dans la société, c’est que c’est bien présent, et systémique, donc ce qui s’applique à la société va s’appliquer à nos représentations et productions artistiques. Et pour proposer autre chose, on doit y réfléchir. C’est-à-dire qu’on doit faire un effort, car on a tous grandi dans des sociétés sexistes. Que ce soit en France ou en Cameroun, la société est sexiste…
C’est vrai, les productions de bandes dessinées sont faites majoritairement par des hommes, pour des hommes. Globalement, la représentation des femmes dans la bande dessinée en dehors des carcans est très rare. Et si elles le sont, la majeure partie est sexualisée… Et c’est normal aux yeux de beaucoup vu l’environnement dans lequel nous sommes. Ce sont souvent des jeunes femmes qui essayent de proposer autre chose en dessinant notamment des femmes aux corps différents. Et lorsqu’il s’agit des femmes noires, elles réfléchissent au colorisme. C’est donc un effort conscient que nous faisons pour proposer d’autres modèles.
Prenons un exemple : la petite fille noire est quasiment inexistante des bandes dessinées et lorsqu’elle l'est, elle est souvent un faire-valoir ou dans des seconds rôles, or Jéméa dans Mulatako est une rebelle qui va à l’encontre de tous les codes sexistes qui exigent aux petites filles d’être douces, sages, obéissantes et le moins mobile possible. Contrairement aux petits garçons à qui l'on demande d’explorer leur univers, de faire des erreurs, de tomber, de se battre, voire d’apprendre à se battre… Elle est tout le contraire de la représentation des petites filles noires et j’ai pu voir que ça plaisait à beaucoup d’enfants (des filles comme des garçons) qui s'identifiaient à elle.
Terriennes : Depuis plusieurs années, les représentations des personnes noires dans les bandes dessinées provoquent des polémiques dans le débat public. Quel regard portez-vous sur ces sujets ?
Reine Dibussi : Récemment même, le Canada a retiré de ses bibliothèques certains manuels jugés racistes. Une décision qui a beaucoup choqué, notamment en France. Ce que je pense des productions comme Tintin ou Niala, c’est que toute œuvre artistique appelle à être critiquée.
C’est normal que les personnes qui sont représentées aient une réponse à apporter lorsqu’il s’agit d’elles. La lecture de Tintin au Congo a été un choc pour moi, puisque j’aimais beaucoup Hergé, et quand j’ai vu cette bande dessinée, j’ai fermé le livre. C'était donc un choix de le boycotter personnellement, même si je ne vais pas appeler à son boycott public. Mais s'il y a une personne qui considère que cette bande dessinée doit être dans son panthéon et doit être une référence pour elle, je crois qu’artistiquement, je n’aurais pas beaucoup d’atomes crochus avec elle. À mon avis, ces œuvres qui ont existé à une époque et qui donnaient une certaine image de l’Afrique et de l’exotisme, véhiculaient des clichés et un propos racistes. Donc que de telles bande dessinées soient encore publiées en 2021, je trouve ça dommage…
En tant que personne noire et consommatrice de bandes dessinées, je pense qu’on a le droit de s’interroger sur ces représentations-là. Parce que, c’est un fait que de voir des images de soi à répétition et représentées d’une certaine façon affecte psychologiquement et émotionnellement. Donc je considère qu’on a le droit de se protéger et de dire qu’on n'a pas le droit de nous représenter comme ça… Et s'il est sûr qu’on ne pourra jamais convaincre les maisons d'éditions d'interdire la publication ou la commercialisation de ces livres, on a le droit de dire qu’on ne les achèterait pas. De plus, nos contestations sont basées sur des années de sciences sociales qui expliquent qu'elles ont un impact sur nous. Donc c'est normal de verbaliser ces actions. Moi, en tant qu’artiste, une fois que j’ai décidé de ne pas les lire, je passe à l'étape suivante en produisant d'autres représentations et en invitant les personnes noires à concentrer leurs actions sur ce genre de contenus qui sont respectueux. Car c'est une perte d'énergie que de poursuivre la lecture de ces textes humiliants...
Terriennes : Parmi vos influences, vous citez la grande peintre italienne Artemisia Gentileschi, comment vous a-t-elle influencée ?
Reine Dibussi : C’est son histoire et son parcours qui m’inspirent plus que son trait. La manière dont elle a été effacée alors qu’elle est autant talentueuse que ses confrères est accablante. Car son art équivaut à celui du Caravage.
Terriennes : À l’occasion de la dernière coupe du monde féminine de football, vous aviez été choisie pour illustrer la page d’accueil de Google. Une réaction ?
Reine Dibussi : C’était un grand honneur. Surtout que lorsque l’on me contacte, je m’interroge beaucoup et j’avais cru à un canular. C'est une amie qui m’a préconisé de répondre vite, et à partir de là, tout a débuté. Déjà le fait que ce soit pour une compétition féminine était très importante car malheureusement, les femmes sont souvent mises au second plan dans le sport. Il était donc légitime et important que je fasse ce dessin, surtout que je jouais beaucoup au foot étant plus jeune. C’était donc une bonne expérience.