BD : le 9e art devient enfin une affaire de femmes

Laureline Mattiussi, Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, Jeanne Puchol, Sandrine Revel et Claire Gaudriotle sont dessinatrices, autrices, scénaristes de BD. En marge du 51e Festival de la bande dessinée d’Angoulême, elles témoignent dans un documentaire de la difficulté de s’imposer en tant que femme dans ce milieu. 

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9e art au féminin

Dans ce documentaire, cinq femmes, dessinatrice, autrice, scénariste, se confient face caméra sur le long parcours de combattante qu'elles ont dû accomplir pour se faire une place dans le monde de la bande dessinée, encore majoritairement masculin. 

© Mara Films / France Télévisions
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"C'est quoi le bon dessin ? Le dessin à papa ?", interpelle Jeanne Puchol. Avec quatre autres femmes bédéistes, elle a, le temps d'un film – presque – rangé son crayon pour se raconter face caméra.

Entre sexisme et recherche de légitimité, Laureline Mattiussi, Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, Jeanne Puchol, Sandrine Revel et Claire Gaudriotle ont dû batailler pour se faire leur bulle au milieu des bulles, encore majoritairement masculines. Exprimant leurs doutes, espoirs et accomplissements, ces autrices démontrent que la bande dessinée n'est pas qu'une affaire d'hommes. 

Le documentaire Deuxième sexe et 9e art – disponible en replay sur francetv (documentaire 52 min – 2023, réalisation 
Laurent Tournebise pour France 3 Nouvelle-Aquitaine, Production
Serge Houot
et Mara Films) – est proposé à l’occasion de la 51e édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême.

51e festival de BD d'Angoulême

Affiche du 51e festival de BD d'Angoulême installée dans le métro parisien.

©IM/Terriennes

Le 51e festival de BD d'Angoulême se déroule du 25 au 28 janvier 2024. Un événement qui, par le passé, a été accusé de sexisme concernant l’attribution des Grands Prix. L'autrice britannique Posy Simmonds a remporté mercredi le Grand Prix au Festival d'Angoulême, plus haute récompense du monde de la bande dessinée, annoncent les organisateurs à la veille de l'ouverture de la 51e édition du festival. À 78 ans, Posy Simmonds devient ainsi la cinquième femme seulement à être récompensée pour l'ensemble de son œuvre par la ville d'Angoulême depuis 1974 et la création du festival. 
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"C'est bien dessiné pour une fille !"

"J'ai travaillé longtemps en agence, j'arrivais avec mon matos et je m'installais dans un coin. Et là j'avais régulièrement les directeurs artistiques, les stagiaires et Dieu ne sait quoi qui passaient derrière mon dos et qui me disaient sur un ton un peu dépité 'C'est bien dessiné pour une fille'!", confie Jeanne Puchol.

"L'expression, j'ai fini par la prendre pour un compliment ! ajoute-t-elle en riant, mais c'était profondément misogyne, quand même". 

Alors quoi, si j'étais un mec, je ne saurai pas aussi bien dessiner ? Jeanne Puchol, dessinatrice

"J'ai fini par réussir à décortiquer l'expression en me disant 'Alors quoi, si j'étais un mec, je ne saurai pas aussi bien dessiner ?' Le bon dessin, c'est les hommes et pas les femmes ?", interroge-t-elle.

Claire Bretécher, la pionnière qui défie les codes

Le film débute en rendant hommage à une pionnière. Claire Bretécher qui, au début des années 1970, "fait acte de féminisme en dessinant des héroïnes modernes éloignées des archétypes en masse imposées par la BD classique. Un postulat assumé par la dessinatrice qui se moque alors des convenances esthétiques décidées par ses confrères", dit la voix off du documentaire. Cellulite, la princesse de Bretécher, n'hésite pas à se moquer des codes.

Claire Bretécher

Claire Bretécher, dessinatrice féministe.

©capture ecran/Deuxième sexe et 9e art

Laureline Mattiussi s'inscrit dans cet héritage. "C’est un pied de  nez à ce monde conçu par des hommes… La bande dessinée est pétrie de normes autour du féminin. Tout est stéréotypé, témoigne-t-elle. Il y a différents types de femmes : il y a la belle, la gentille, la méchante, la moche, tout rentre bien dans les bonnes cases. L’île aux poulaillers (son 1er album, ndlr), c’était ma façon à moi de m’approprier un univers masculin", confie la dessinatrice.

Piratesse

La piratesse, l'héroïne de L'île aux poulaillers, de Laureline Mattiussi.

©capture d ecran/ L'île aux poulaillers

Hommage à Rosa Bonheur, la peintre des vaches et des lions

Depuis la nuit des temps, au fil des siècles de domination masculine, les femmes artistes ont été occultées. C'est le cas de la peintre Rosa Bonheur, récemment mise en lumière à travers des expositions, dont l'oeuvre est à découvrir en son château près de Fontainebleau.

Capable de peindre parfaitement un cheval, un lion, une vache, elle n’aimait pas se limiter aux fleurs. Rosa, on l’a presque oubliée. Heureusement qu’elle revient aujourd’hui. Sandrine Revel, dessinatrice

Sandrine Revel regrette qu’on découvre seulement aujourd’hui cette grande artiste "capable de peindre parfaitement un cheval, un lion, une vache, elle n’aimait pas se limiter aux fleurs. Rosa, on l’a presque oubliée. Heureusement qu’elle revient aujourd’hui. Forcément, on a écrit l’histoire artistique autour de l’homme, c’est plus compliqué d’écrire l’histoire des femmes".

De la fée Hortense à Calamity Jane

Si on voit peu à peu bouger les lignes, les stéréotypes de genre persistent malgré tout, notamment dans la littérature jeunesse, comme l'a vécu Claire Godriot. "J’avais créé une petite fée qui menait ses enquêtes avec un lutin, je ne voulais pas un truc de fille, mais ce n’est pas parce que l’héroïne était une fille que l’histoire ne s’adressait pas aux garçons, explique-t-elle, racontant la naissance de la fée Hortense. Mais peu à peu, ça a changé, ça tombait de plus en plus dans un univers fille et ça ne me correspondait plus du tout"», confie la dessinatrice, qui a vu la collection s’arrêter sans regret et presque avec soulagement.

La fée Hortense

La petite fée Hortense, héroïne d'un temps, de la dessinatrice Claire Godriot.

capture d'ecran

De la petite fée enquêtrice à Calamity Jane, elle choisit aujourd'hui de dresser les portraits de femmes libres. "J’ai découvert un personnage fort, qui m’a fasciné," se souvient-elle.

Dans ces albums-là, c'était important de raconter la vie de ces femmes-là, et de montrer que leurs passions les mènent au delà de leur vie de famille. Claire Godriot, dessinatrice

Selon elle, le militantisme est un mot dans lequel on met tout et n’importe quoi. La dessinatrice préfère aller au contact des plus jeunes pour présenter ses albums aux élèves. Dans une séquence filmée lors de l'une de ces rencontres, une collégienne lui demande pourquoi elle raconte que Calamity a laissé sa fille de côté. "C’est un geste qui est vachement fort, c’était important de montrer qu’une mère n'est pas forcément parfaite… Dans ces albums-là, c'était important de raconter la vie de ces femmes-là, et de montrer que leurs passions les mènent au delà de leur vie de famille. Nous, on se pose la question parce que c’est des femmes, quand c’est un homme, on ne se serait pas forcément posé la question", répond d'un ton convaincu, la bédéiste, devant une classe attentive.

Calamity Jane

Extrait d'une planche extraite de Calamity Jane, de la dessinatrice Claire Godriot.

capture d'ecran

De Jeanne, la sorcière, à Gisèle Halimi, l'avocate

"J’ai toujours à coeur dans la nudité féminine de sortir des stéréotypes", dit Jeanne Puchol à propos de l’album Jeanne d'Arc : la "pucelle d'Orléans" devient ici sorcière, ayant conclu un accord faustien pour refuser le sort que la société lui réservait. "Ce qui nous a inspiré c’était de faire de Jeanne d’arc un personnage mythique et pas historique". Dans la scène du Sabbat, on voit des femmes nues, des femmes âgées, qui "se font des câlins" ; "c’est très très soft", mais "on a eu des problèmes, on était en 2010 et très clairement plus dans les années 1970 ou 1980".

Jeanne d'Arc

Jeanne d'Arc, dessinée par Jeanne Puchol.

capture d ecran

BD et féminisme

Les femmes de BD agissent pour les femmes par le choix des sujets qu’elles traitent, c’est le cas de Marie Bardiaux-Vaïente, scénariste, "Je suis une femme féministe, mais pas particulièrement une autrice féministe, mais le féminisme m’intéresse car cela rentre dans le champ de la justice… Je suis une activiste dans ma vie quotidienne, mais en bande dessinée je suis beaucoup moins cash parce qu’il faut s’adapter au médium et parce qu’il faut s’adresser au plus grand nombre, mais ce que je véhicule est la même chose".

"À un moment donné, il y a eu une évidence qu’il fallait que je parle de l’avortement", lance l'autrice. C'est ce qu'elle a fait en cosignant l'album sur le procès de Bobigny, celui de Marie-Claire Chevalier, défendue par la célèbre avocate Gisèle Halimi, acte fondateur de la lutte en France pour le droit à l’IVG. "Refuser l’avortement, c’est souhaiter la mort des femmes", pense Marie Bardiaux-Vaïente

Extrait BD Halimi

Planche extraite de l'album sur le procès de Bobigny, on y reconnait Simone Veil, alors ministre de la santé, venue défendre le droit à l'avortement. 

capture d'ecran

Ensemble, plus fortes

Comme en témoigne ce documentaire, les femmes ont du faire preuve d’une grande pugnacité pour asseoir leur légitimité dans le milieu du 9e art. 

Pourquoi si peu de femmes dans la BD ? "C’est la question tarte à la crème ! rétorque Jeanne Pujol. J’ai fini par dresser moi-même une liste des actrices et dessinatrices. C'est à partir du moment où on a commencé à faire cette liste là qu’on a arrêté de nous poser la question".

Depuis, elles ont créé BD égalité, un collectif non-mixte, pour aller plus loin afin de dénoncer sexisme et harcèlement sexuel, dont ce milieu n'est hélas pas épargné. Rien de mieux qu'un crayon bien taillé pour faire entendre la parole des victimes.

Collectif égalité BD

Image publiée sur le site de BD égalité, collectif non mixte de femmes de la Bande dessinée contre le sexisme. 

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