Belgique : la prostitution, un métier "presque" comme les autres ?

En Belgique, une loi permet désormais aux travailleurs et travailleuses du sexe de bénéficier d’un contrat de travail, similaire à n’importe quel autre employé. Une avancée pour certain.e.s, une banalisation de la prostitution et un risque de précarisation pour d'autres. Le texte fait débat chez les militantes féministes et associations de soutien aux prostituées. 

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Prostitution en vitrine de Belgique

Selon une enquête de 2017, 62% des femmes prostituées en Belgique déclarent avoir été violées.

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Contrat de travail, congé maternité, sécurité sociale, droit à la retraite... Les quelques 26 000 personnes en situation de prostitution en Belgique (estimation officielle, ndlr) - dont 95% sont des femmes - seraient donc devenues depuis le 1er décembre 2024 des travailleurs et travailleuses comme les autres ? 

"Les travailleurs du sexe qui optent pour ce métier doivent avoir la garantie de ne plus devoir mentir sur leur profession tout en étant couverts par le système général de sécurité sociale, avec quelques règles spécifiques si nécessaire", estime le ministre des Affaires sociales belge Frank Vandenbroucke, l'un des ministres à l'origine de la nouvelle loi entrée en vigueur le 1er décembre 2024.

Adoptée le 3 mai 2024, cette loi permet désormais aux personnes prostituées d’être engagées par un employeur dans le cadre d’un contrat de travail. Proposé par le ministre de l’Emploi, Pierre-Yves Dermagne, rédigé avec les ministres de la Justice et de la Santé, Paul Van Tigchelt et Frank Vandenbroucke, le texte garantit une couverture sociale et un respect des règles qui entourent la durée du temps de travail, la rémunération ou encore les normes de sécurité. Il a été rédigé en concertation avec des associations de terrain (UTSOPI, Violett, Espace P…).

Fin de la "zone grise" ?

En 2022, la réforme du Code pénal sexuel "a décriminalisé la prostitution". Le proxénétisme reste interdit (il est considéré comme la gestion "abusive" de la prostitution d’autrui), la prostitution n’est pas autorisée pour les mineur·es et la publicité autour de cette activité reste, de manière générale, prohibée, rappelle le site belge féministe Les Grenades sur la RTBF. 

Les travailleurs du sexe, avant la réforme du droit pénal sexuel, évoluaient dans une zone grise. Paul Van Tigchelt, ministre de la Justice 

"Les travailleurs du sexe, avant la réforme du droit pénal sexuel, évoluaient dans une zone grise. Avec ce projet de loi, nous veillons à ce qu’ils puissent également exercer leur activité sous contrat de travail, dans un environnement plus sûr et encadré", explique le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt.

Les travailleuses du sexe ont maintenant grâce à cette loi le droit de refuser un partenaire, des actes sexuels spécifiques, d’interrompre ou d’arrêter l’activité à tout moment et le droit d’imposer ses propres conditions à la sexualité. 

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"Un jour noir" ?

Pour "Marie" (nom d'emprunt), prostituée depuis une trentaine d'années, "il s’agit d’un jour noir pour les travailleurs du sexe les plus précaires", comme elle le témoigne, à visage caché sur la chaine la Première de la RTBF. "Ils ont fait une loi ultra-libérale, c’est ça qui ne va pas. Dire que se prostituer est devenu un métier à part entière avec des spécificités, c’est un peu glamourisé", commente-t-elle. 

Seuls les travailleurs et travailleuses du sexe en maison close peuvent bénéficier de cette loi, qui ne concerne pas la prostitution de rue ni à domicile, précise la RTBF. Les activités pornographiques via des sites internet, par webcam ne sont pas concernées.

Inquiétudes et divergences

Pour Daan Bauwens, directeur de l’Union des Travailleur-euses du sexe (UTSOPI), l’une des associations qui a participé à la création de cette loi, "Auparavant, chaque personne qui embauchait quelqu’un pour faire du travail du sexe, était un proxénète selon la loi". 

Désormais, il sera possible légalement d’embaucher une personne en respectant des normes minimales. Daan Bauwens, directeur de l’Union des Travailleur-euses du sexe (UTSOPI) sur RTL Info

"Mais la loi n’était pas appliquée. Cela veut dire que c’était la porte ouverte à l’exploitation. Désormais, il sera possible légalement d’embaucher une personne en respectant des normes minimales", ajoute-t-il sur RTL Info.

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Un risque de précarisation

Mais si certain.e.s considèrent ce texte comme une avancée, des associations féministes le dénoncent, craignant qu'il entraine une décriminalisation du proxénétisme et que cela accentue la précarisation des prostituées les plus pauvres.

"Pour nous, cette loi ne va pas répondre au souhait de l’écrasante majorité des personnes prostituées, celui de sortir de la prostitution", déplore Mireia Crespo, directrice de l’association Isala, une association féministe de terrain qui soutient les personnes en situation de prostitution, sur le site des Grenades. Avec 24 autres associations, Isala a signé une carte blanche pour dénoncer le projet de loi.

Un projet de loi "irrationnel", s'indignaient alors les signataires de cette carte blanche publiée sur LeVif.be peu avant son adoption au printemps dernier : "Il se base sur des hypothèses non vérifiées et ne tient pas compte de l’état de la connaissance. A titre d’exemple il fait comme s’il y avait d’un côté la traite d’êtres humains à combattre et de l’autre le “travail du sexe” à encadrer. La réalité c’est que la frontière entre les deux est extrêmement poreuse. Et que les régimes qui légalisent le système prostitutionnel – direction qu’emprunte la Belgique – renforcent cette porosité".

Aujourd’hui, ce qu’on va faire, c’est donner aux proxénètes le statut d’employeurs normaux. L’écrasante majorité des personnes prostituées sont des femmes et des femmes migrantes. Mireia Crespo, directrice de l’association Isala dans Les Grenades

Mireia Crespo s'inquiète aussi du respect des conventions internationales, en particulier la Convention des Nations unies de 1949 pour la répression de la traite humaine et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, signée et ratifiée par la Belgique en 1965, qui, dans son article 1er, interdit explicitement d’"embaucher, en vue de la prostitution, une autre personne, même consentante". 

Pour la militante, cette nouvelle loi va bénéficier seulement aux proxénètes et banalise la prostitution : "Aujourd’hui, ce qu’on va faire, c’est donner aux proxénètes le statut d’employeurs normaux. L’écrasante majorité des personnes prostituées sont des femmes et des femmes migrantes. La Belgique s’est engagée à les protéger". Pour rappel, l’article 6 de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ratifiée par la Belgique en 1985, interdit également l’"exploitation de la prostitution des femmes".

Prostituées, en première ligne des violences sexuelles

73% des femmes prostituées déclarent avoir subi des agressions physiques

62% déclarent avoir été violées 

70% souffrent d'un syndrome post-traumatique aigu

(Enquête Le Vif 2027)

Une première mondiale

"Quand on a vu que la loi a été votée au Parlement, ça a été une immense joie. Parce que c’est l’aboutissement d’un travail de longue haleine, d’un travail de deux ans.", se réjouit de son côté une membre d’UTSOPI. "On sait que ça ne va pas résoudre tous les problèmes, mais c’est déjà un énorme pas en avant. C’est une première mondiale, on est fier de l’avoir effectuée", ajoute-t-elle.

Plusieurs pays, dont la Suède et la France, ont adopté des lois pénalisant les clients. "Derrière ce modèle, il y a l’idée que les personnes prostituées sont des victimes à protéger et que sanctionner le client permettra de mettre un terme à la prostitution. Ce modèle prévoit aussi d’accompagner les personnes prostituées dans leur reconversion, notamment en donnant accès à un titre de séjour provisoire pour les personnes étrangères. En France, ce système est en place en depuis 2016", rappelle le site des Grenades. 

En France, la loi du 13 avril 2016 a instauré la pénalisation des clients, une infraction punie d’une amende de 1500 euros d’amende et qui peut aller jusqu’à 3750 euros en cas de récidive.

Le code pénal punit l’activité de proxénétisme, un délit puni de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende.

"Si on prend l’exemple de la France, déjà, le travail du sexe n’a pas disparu, loin de là, commente la militante d'UTSOPI. Abolir le travail du sexe ne va jamais résoudre aucun problème lié au travail du sexe, il va le cacher, le déplacer".

Pour Laurence Rossignol, sénatrice socialiste et ancienne ministre des Droits des femmes française qui a porté la loi de 2016 : "Toutes ces lois qui prétendent protéger les personnes prostituées ne protègent en réalité que les clients et les proxénètes".

Pas un travail comme les autres

"J’ai été prostituée pendant 30 ans et je peux le dire, avec légitimité : c’est une activité dangereuse, et non un travail comme un autre. Cela laisse des graves séquelles physiques et psychologiques", conclut de son côté Marie (nom d'emprunt), une ex-prostituée interrogée par Les Grenades. D'ailleurs, pour elle, et c'est loin d'être un simple détail de vocabulaire, l’expression travail du sexe n'est pas juste et elle-même refuse de l'utiliser.

Vous croyez que les plus précaires auront le droit de refuser quoi que ce soit ? Et les sans-papiers, auront-elles accès à un contrat de travail ? Une ex-prostituée

"Qu’est-ce que la décriminalisation a changé, concrètement, depuis deux ans, sur le terrain pour les femmes précaires, pour les femmes sans-papiers ? Rien. Quant au contrat de travail, c’est pareil. La nouvelle loi stipule qu’on peut refuser des pratiques ou des clients : vous croyez que celles qui ont ce privilège ont attendu la loi pour le faire ? Vous croyez que les plus précaires auront le droit de refuser quoi que ce soit ? Et les sans-papiers, auront-elles accès à un contrat de travail ?"

Autant de questions qui restent sans réponse et qui vont sans nul doute continuer d'alimenter le débat au cours des premiers mois de l'application de la nouvelle loi en Belgique.

Retrouvez ici tous les articles des Grenades, le site qui dégoupille l'actualité sous un angle féministe sur la RTBF.

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