"Bénissez nos seins" : révolution intime, prise de conscience collective

Depuis la nuit des temps, ils font l'objet de tous les fantasmes, à travers l'art ou la publicité. Mais aujourd'hui encore, leur réalité reste taboue. Angèle Marrey signe Bénissez nos seins, un film documentaire qui questionne le poids du patriarcat sur nos poitrines. Rencontre.

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affiche seins

Détail de l'affiche du film Bénissez nos seins.

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Pourquoi nos seins sont-ils si objectifiés ? Pourquoi sont-ils autant sexualisés ? Pourquoi parle-t-on si peu d'allaitement ? Pourquoi se soumet-on à autant de diktats de beauté ?

De témoignages en paroles d'expertes, Bénissez nos seins parle de "la place des seins dans la société, le ressenti des personnes qui les portent et la façon dont elles en ont été dépossédées", explique la réalisatrice Angèle Marrey.

La seule place qu'on nous a toujours donnée est celle d'un corps regardé par les hommes. Angèle Marrey

Trop petits, trop gros, trop pendants... Le film épingle l'image et la représentation des seins, dénonçant l'uniformisation de la poitrine féminine – "Comme si les seins parfaits existaient !", s'exclame la réalisatrice – et l'invisibilisation de celles qui ne correspondent pas aux normes. De partie du corps appartenant à une personne, la poitrine est devenue un objet que l'on fantasme, que l'on admire, que l'on utilise ou dont on vend l'image.

Le film évoque aussi le repassage des seins, cette traditions archaïque de mutilation qui touche 3,8 millions de jeunes filles dans le monde : "La glande mammaire est écrasée au moyen d'outils chauffants pour soi-disant, du moins dans l'imaginaire collectif, retarder la maturité", explique la réalisatrice. La puberté et la naissance des seins a aussi sa place dans le film, qui est "une fracture dans l'éducation entre les jeunes filles et les jeunes garçons", poursuit-elle.
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De l'augmentation mammaire à la mastectomie assumée, le film parle de la violence de nos rapports avec nos seins, sources de joie et de souffrance. Et surtout, il questionne "la seule place que nous avons laissée à nos corps : celle de corps regardés par les hommes". 

Bénissez nos seins est une création on.suzane, plate-forme de streaming indépendante et spécialisée sur les sujets féministes.

Entretien avec la réalisatrice Angèle Marrey

Comment en êtes-vous venue à faire un film sur les seins ?

La philosophe et autrice Camille Froidevaux-Metterie a écrit un essai qui traite de nos relations avec nos seins. Elle a interrogé un grand nombre de personnes différentes ayant chacune un rapport différent avec leurs seins, et fait une analyse de la société et de la manière dont les poitrines ont pris une certaine place dans notre monde.

Je pense que c'est ce livre qui m'a inspirée le film. Il ne dit pas simplement qu'il faut libérer les poitrines, mais qu'il faut libérer le corps de façon générale et se soustraire à la seule place qu'on nous a toujours donnée, celle d'un corps regardé par les hommes.

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Ces dernières années ont vu la révolution du clitoris ou des menstruations... Et les seins ?

Ils restent une partie très invisibilisée du corps dans notre société, puisque sursexualisée et surutilisée pour vendre, des soutiens-gorge, mais aussi du beurre ou des produits de toilette, tout et n'importe quoi. D'une certaine manière, le patriarcat nous a arrachées à nos poitrines, nous en a dépossédées au point qu'elles sont devenues des éléments extérieurs à nos corps. Un élément d'allaitement, pour l'enfant, un élément sexuel, pour attiser le désir, un élément de séduction, avec les décolletés.

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Objet sexuel ou objet de désir, la poitrine a toujours été taboue, la vraie poitrine, celle que l'on porte, qui est juste une partie de notre corps n'a jamais été reprise par celles qui la possèdent. Aujourd'hui, il y a une conscientisation pour désexualiser son corps et le réaffirmer comme une entité propre. 

Comment avez-vous rencontré les personnes qui témoignent dans Bénissez nos seins ?

En regardant les médias et les réseaux sociaux, mais surtout en demandant dans mon entourage... Je cherchais des histoires de seins violentés, vexés, blessés, des histoires souvent douloureuses. Malheureusement, je n'ai pas eu à chercher très loin.

Beaucoup de témoignages m'ont touchée, mais la rencontre qui m'a le plus empouvoirée est celle de Gabrielle Lebreton, une Française installée à Berlin, qui a porté plainte contre la municipalité pour avoir été éjectée, sous les yeux de son fils, d'un lieu de baignade car elle ne portait pas de haut de maillot. Suivre avec elle son procès m'a beaucoup marquée. Je l'ai trouvée courageuse d'avoir lutté contre un Etat pour simplement avoir le droit de ne pas s'imposer un haut de maillot de bain. 

La poitrine des personnes âgées est complètement invisible.
Angèle Marrey

Le passage du film qui m'a le plus émue est celui où ma grand-mère, qui a eu un cancer du sein, témoigne de ce qu'elle a traversé. J'ai une affection particulière pour son histoire, déjà parce que c'est ma mamie, mais aussi parce que c'est le discours d'une femme âgée qui parle de ses seins et que c'est quelque chose que je n'avais pas entendu avant. Parce que la poitrine des personnes âgées est complètement invisible.

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Est-ce à dire que tous les seins ne sont pas montrables ?

Dans nos sociétés, c'est toujours la même poitrine qui est représentée et montrée : un sein idéalisé, blanc, rond, élevé sur le buste, presque en lévitation et en érection, comme celui des statues. Sans poils ni vergetures. Toutes les poitrines qui sortent de ce modèle – c'est-à-dire beaucoup, beaucoup de poitrines – sont mises de côté. 

Les seins des personnes noires ont été très sexualisés, très objectifiés. Angèle Marrey

Au-delà de cela, les seins des personnes âgées et racisées sont encore plus ostracisés. Les seins des personnes noires, notamment, ont été très sexualisés, très objectifiés. Les normes de beauté des poitrines noires vont vers l'opulence – ce qui, déjà, montre une méconnaissance des corps  incroyable. Or les poitrines que l'on a aimées à dire plantureuses sont hypersexualisées et considérées comme vulgaires.

Selon le patriarcat, une poitrine menue sait se tenir et rester à sa place, alors qu'une grosse poitrine va avec un corps qui s'offre, qui se donne. Cela voudrait dire que ces personnes se laissent voir, regarder, déborder – elles sont là pour qu'on les prenne. C'est problématique, jusque dans l'histoire coloniale.

A l'inverse, aujourd'hui, quand on est noire avec une petite poitrine, c'est un peu la double peine parce qu'on attend de nous d'avoir des formes. Donc on est invisibilisés au lieu d'être hypersexualisée. Il n'y a pas de juste milieu.

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Et les seins âgés, flétris ?

Les seins que l'on voit jamais sont ceux des personnes âgées : on a très peu de représentations de seins "vieux". Les seules que l'on voit dans l'histoire montrent toujours la même chose : dans la peinture, ce sont les seins de personnes aigries, envieuses, avec un corps presque tari. Ce sont souvent des personnes maléfiques, des sorcières.

3 âges de la femme

Les trois âges de la femme de Gustav Klimt (1905)

Cette invisibilisation des poitrines âgées montre que, dans notre société, les personnes ménopausées, une fois sorties du rôle féminin attendu par la société – de mère, de celle qui s'occupe de sa famille et travaille pour le bien collectif – sont néfastes, ou du moins pas souhaitées. Ce point est aussi révélateur de la place que l'on donne aux femmes et aux personnes de plus de 60 ans d'une manière générale. Les seins parlent aussi des personnes âgées dans la société : elles sont sous-représentées, voire invisibilisés.

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Les seins cristallisent bien des problématiques...

Les seins sont un concentré d'injonctions. Ils sont saucissonnés dans de nombreux diktats de beauté, de taille, de forme, de couleur, de taille d'aréole, mais ils supportent aussi un poids social à partir du moment où la puberté arrivé. Au moment de la naissance des seins, le harcèlement de rue et la sexualisation des corps augmentent, et le regard que portent les adultes sur ces corps changent aussi, qui ne sont pourtant encore que des corps d'enfants, puisque la naissance des seins survient entre 9 ans et 15 ans.

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Comme ils concentrent beaucoup d'injonctions sociales, les seins cristallisent aussi beaucoup de violences sexistes. Oui, la poitrine concentre une multitude de questions. D'où la difficulté de faire la part des choses entre allaitement, maternité, sexualité, sexualisation des corps, rôle politique. Les féministes des années 1970 jetaient leur soutien-gorge et, pour les Femen, porter leur combat poitrine nue est un élément de langage.

Des membres du groupe féministe FEMEN protestent contre l'augmentation du nombre de féminicides en Espagne au parc El Retiro à Madrid, Espagne, vendredi 27 janvier 2023. En 20 jours, six femmes ont été assassinées par leurs partenaires ou ex-partenaires, selon les derniers rapports du bureau gouvernemental contre la violence fondée sur le genre, ce qui renforce l'inquiétude sociale face à la récente concentration de féminicides : le 8 janvier seulement, en 24 heures, quatre décès ont été confirmés, ce qui a

Femen manifestant contre l'augmentation du nombre de féminicides en Espagne, à Madrid, le 27 janvier 2023. Elles brandissent une banderole affichant : "Pas une de moins".

©P Photo/Manu Fernandez

 

Bénissez nos seins est aussi un outil politique ?

Ce documentaire est un outil politique en lui-même dans le sens où il récupère la parole de personnes qui essaient de faire une révolution de leurs corps et de l'intime. Et pour moi, faire une révolution de l'intime est un outil politique. Car toutes les histoires que l'on raconte sont universelles dans l'émotion qu'elles provoquent.

L'idée, ce n'est pas de savoir qui peut faire du topless ou pas, qui a envie de porter un soutien-gorge ou pas, mais de se demander qui a le droit de prendre des décisions pour notre corps et de lui assigner une place dans notre société où, pour l'instant, les corps féminins sont invisibilisés dans leur réalité.

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Les seins peuvent-ils rendre heureuse ou malheureuse la personne qui les portent ?

J'ai entendu davantage d'histoires de seins qui rendent malheureux qu'heureux, mais je pense que si on arrive à se libérer des diktats de beauté, de faire cette révolution de l'intime et de la relation que l'on a avec nos corps, alors ils pourront rendre très heureux beaucoup de personnes.

Que vous a appris la réalisation de ce film ? 

Ce que j'ai appris en réalisant Bénissez nos seins, c'est que certaines choses dans la vie nous semblent obligatoires ou innées, comme porter un soutien-gorge quand on a des seins. Or ce n'est pas parce que quelque chose nous semble une obligation qu'il ne faut pas la remettre en question. C'est en se réappropriant notre corps, ou en tout cas en se questionnant sur pourquoi et comment on fait les choses, comment on parle à notre corps, comment on le maltraite, comment on l'affame, parfois, qu'on pourra essayer de se soustraire à toutes ces injonctions et être un peu plus douces avec nous-mêmes.

Le traitement infligé à notre poitrine est le reflet de la manière dont sont globalement traitées les personnes qui ont des seins. Angèle Marrey

Je ne m'attendais pas à des récits intimes aussi poignants, à ce que les seins soient soumis à autant de diktats et de complexes, mais aussi de violences sexuelles, de harcèlement, de transphobie, de grossophobie. Le traitement infligé à cette partie de notre corps est le reflet de la manière dont tout notre corps est traité dans notre société patriarcale, et de la manière dont sont globalement traitées les personnes qui ont des seins. 

Faire ce film m'a apporté un peu plus de douceur sur la vision de mon propre corps. Et aussi l'idée d'une révolution de l'intime qui soit collective.

Qu'attendez-vous de ce film ?

J'aimerais que celles et ceux qui voient ce film se rendent compte que leurs corps n'est pas juste là pour être regardé, qu'il n'est pas seulement un objet sexuel, un objet de désirs, qu'il n'est pas là seulement pour plaire. J'aimerais qu'il provoque une petite révolution intime pour les personnes qui le visionne et une prise de conscience collective sur la manière dont on montre nos corps : quels corps montre-t-on ? Quels standard de beauté montre-t-on ? Aujourd'hui, ce sont toujours des corps blancs, toniques, minces, voire maigres. Comment fait-on abstraction de cela pour vivre dans un monde plus réaliste ?

Vous êtes contente de vos seins ?

Je suis contente d'en avoir fait un outil politique.

Avec Bénissez nos seins, Angèle Marrey signe la 5ème création originale on.suzane, plate-forme féministe fondée par Ève Simonet. Elle a déjà réalisé 28 jours, qui aborde le tabou des menstruations, entremêlant une vision artistique pointue des tendances avec un décryptage tranchant de nos sociétés.

Rédactrice en chef à Period, Angèle Marrey a coconstruit, en 2018, l’univers éditorial de ce média féministe, le premier sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, elle se consacre à la création de documentaires et formats créatifs. 

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