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Sur fond d'invasion russe de l'Ukraine, ses idéaux pacifistes résonnent, un siècle plus tard, d'un écho aux accents sinistres. Une biographie rend hommage à la première lauréate du prix Nobel de la paix, l'Autrichienne Bertha von Suttner.
Aristocrate polyglotte née en 1843 à Prague dans l'empire d'Autriche, Bertha von Suttner est morte à Vienne le 21 juin 1914. C'était une semaine avant l’attentat de Sarajevo, l’allumette qui allait mettre le feu aux Balkans d’abord, à l’Europe ensuite et déclencher enfin la 1ère guerre mondiale.
Un siècle plus tard, face au réarmement de l'Europe, son discours de lauréate du Nobel de la paix devant un parterre d'hommes n'a rien perdu de son acuité. "Des sous-marins sont construits, des régions entières sont minées et tout cela avec un tel zèle ! Comme si attaquer son voisin était la fonction la plus importante d'un Etat", déplorait-elle déjà. C'était en 1905. Bertha von Suttner était la deuxième femme à recevoir un Nobel, et la première à se voir attribuer celui de la paix
Dans la biographie qu'il lui consacre, le journaliste français Antoine Jacob rend hommage à une personnalité "hors du commun" : "Fille de général, elle a été élevée dans un environnement où tomber au front avec l'aval de Dieu était un honneur, rappelle-t-il. Il faut prendre la mesure du chemin qu'elle a parcouru".
Sa mère ruinée pour cause d'addiction au jeu, elle entre au service de la maison von Suttner comme gouvernante et professeure de musique. Elle épousera le fils de la famille, Arthur, peu conformiste comme elle et de sept ans son cadet. Le mariage se fait contre le consentement des parents du jeune homme, qui déshéritent leur belle-fille.
Préceptrice à Vienne, secrétaire et gouvernante chez Alfred Nobel à Paris, journaliste à Tbilissi – pendant huit ans, dans le Caucase, Bertha von Suttner est le témoin des horreurs de la guerre russo-turque de 1877-78 – la baronne fait sensation avec son livre Bas les armes ! deuxième roman publié en 1889, peu après L'âge des machines. Ce titre lui sert de base militante pour interpeller avec aplomb les puissants afin qu'ils "préservent" le monde "d'un amoncellement" de deuils.
En 1893, elle écrit qu'avec l'ère des explosifs, la violence a pris des formes qui ne peuvent plus être contrées par la force. Elle pose l'alternative : la fin du genre humain ou la fin de la violence.
Pour Léon Tolstoï, auteur de Guerre et Paix, paru trente ans auparavant, "L’abolition de l’esclavage est venue de La Case de l’oncle Tom d’Elisabeth Harriet Beecher Stowe ; l’abolition de la guerre viendra de l’œuvre de Bertha von Suttner."
"Elle incarne à sa manière une aspiration qu'on a tous plus ou moins enfouie en nous-mêmes : celle d'un monde sans guerre", souligne son biographe, Antoine Jacob. Elle croira longtemps, sous-estimant la puissance des nationalismes, que les peuples aspirent à la paix et que seuls les gouvernants désirent la guerre.
Son charisme impressionne le célèbre écrivain Stefan Zweig, elle est reçue en audience privée par l'ex-président américain Theodore Roosevelt, discute d’égale à égal avec les empereurs Guillaume II d’Allemagne et François-Joseph d’Autriche-Hongrie, ou encore avec le tsar Nicolas II. Par son action et sa personnalité, elle s'est imposée comme une figure internationale admirée et une conférencière reconnue par ses contemporains.
Et pourtant, Bertha Suttner n'avait pas le droit de vote et devait s'afficher en déplacement en compagnie de son mari. "Parmi tous ces hommes, elle s'efforçait de tenir un rôle complètement à l'encontre du mode de pensée dominant", raconte Antoine Jacob.
Bertha von Suttner porte un regard très lucide sur l’éducation respective des garçons et des filles dans les familles, ainsi que la place des femmes dans la société de son temps. Entre autres combats, elle s'engage pour la reconnaissance de leurs droits, sans pour autant considérer son domaine comme celui du féminisme militant, déclare-t-elle en 1909. Sa dernière lettre fut pour les femmes allemandes qui participaient à la première réunion de l'Union des femmes de la Société allemande pour la paix à l'été 1914.
Parmi tous ces hommes, elle s'efforçait de tenir un rôle complètement à l'encontre du mode de pensée dominant.Antoine Jacob
Auprès d'Alfred Nobel, Bertha Suttner a joué "un rôle décisif" pour que l'inventeur suédois de la dynamite, son ami et mécène, comprenne l'importance du mouvement pacifiste et lui consacre un prix dans son testament en 1895. Un homme qui "était un féministe avant l'heure qui défendait les carrières des femmes, admirait les intellectuelles", assure sa biographe Ingrid Carlberg.
Paru en juin 2023, le libre de Marc Bressant témoigne de la relation que Bertha von Suttner tissa avec Alfred Nobel, déterminante pour l’un comme pour l’autre,alors que tout aurait dû les séparer.
Ses "réflexions autour du respect du droit international, du désarmement" et du multilatéralisme sont aujourd'hui extrêmement "pertinentes", estime l'historien norvégien Asle Sveen. "L'ordre international qu'elle prônait" et qui a vu le jour sur les ruines de la Grande Guerre "se désintègre à nouveau du fait de l'affaiblissement de l'ONU, de la montée du nationalisme et de la militarisation croissante", note ce spécialiste du Nobel.
Face aux "menaces nucléaires" aussi, "le message d'avertissement de cette courageuse combattante pour la paix est plus que jamais d'actualité", abonde le ministre autrichien des Affaires étrangères, Alexander Schallenberg, interrogé par l'AFP.
Bertha von Suttner
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