Fil d'Ariane
Berthe Morisot en haut de l'affiche, enfin. Pour la première fois, et jusqu’au 22 septembre au musée d'Orsay, à Paris, une exposition est consacrée à cette artiste majeure du mouvement impressionniste, bourreau de travail et grande technicienne, mais souvent confinée à l'ombre des grands maîtres de l'époque. Visite guidée et en lecture.
Il existe plusieurs manières d’aborder une grande exposition : s’y précipiter, l’esprit vierge de toute influence, avec juste l’envie de découvrir l’œuvre d’une femme.
Ou alors se préparer à la balade, en consacrant quelques heures à la lecture. Par exemple, celle de la biographie passionnante Berthe Morisot, le secret de la femme en noir signée Dominique Bonan (Livre de Poche). On doit à cette romancière d’avoir récemment "déverrouillé" le dossier de la féminisation de la langue à l’Académie Française où elle occupe le siège de Voltaire. Une mise en perspective qui dépeint son héroïne, Berthe, en marche vers la modernité et l’art de faire vibrer "la fragilité d’un monde qui ressemble à un paradis perdu".
Berthe Morisot, née en 1841 sous la monarchie de Juillet, a été une pionnière et une révolutionnaire à sa façon. La politique l’intéressait peu. La peinture, si. Et sa farouche volonté d’indépendance lui permit de s’affranchir en douceur des contraintes sociales et familiales imposées aux femmes.
En ce milieu du XIXème siècle, il n’y avait que chez Lewis Carroll que la petite Alice pouvait gambader librement au pays des merveilles. Une jeune fille bien née apprenait à jouer du piano et s’adonnait aux arts d’agrément en attendant qu’on lui trouve un gentil mari. L’Ecole des Beaux-Arts était fermée aux femmes. Une chance sans doute pour Berthe qui échappera à cet enseignement sclérosé, commente Dominique Bona. Heureusement, certains ateliers d’artistes leur étaient accessibles, comme celui de Camille Corot et de Joseph-Benoit Guichard, un élève d’Ingres.
Ce dernier prévint la mère de Berthe et de sa sœur Edma, une femme bienveillante, en digne arrière-petite-nièce de Fragonard, que ses filles avaient les dons et les tempéraments de vrais talents. "Vous rendez-vous bien compte de ce que cela veut dire ? Dans le milieu de la grande bourgeoisie qui est le vôtre, ce sera une révolution, je dirais presque une catastrophe. Etes vous sûre de ne jamais maudire un jour l’art qui (…) deviendra le seul maitre de la destinée de vos enfants ?"
Madame mère passa outre, décida de tenir salon tout en veillant à chaperonner ses filles dans leurs sorties créatives, probablement parce qu’elle trouvait secrètement un vrai plaisir personnel à fréquenter les séances de pose et les visites du Louvre, où les peintres de l’époque allaient copier les œuvres pour s'exercer. C’est bien Marie-Cornélie Morisot, ainsi que son mari, préfet éclairé, ami de Rossini et de Thiers, qui ont laissé éclore chez leur fille Berthe un tempérament fait d’intuition, d’intelligence, de persévérance et de sens du collectif.
Les germes de ce qui fera de Berthe "la" peintre impressionniste parmi les figures centrales du mouvement, proche amie de Degas, Monet, Pissarro, du symboliste Puvis de Chavannes. Et surtout d’Edouard Manet, qui la chérissait et la troublait à la fois, et qui la fit souvent poser, comme pour Le balcon, ce qui ne manqua pas de nourrir les rumeurs à leur sujet.
Elle finira par épouser son frère, Eugène, républicain, anticlérical et anti-bonapartiste convaincu… Il ne verra aucun inconvénient à ce que Berthe continue à signer ses tableaux de son nom de jeune fille, et l’encouragera toute sa vie, en organisant et accrochant ses expositions, et préservant son épouse du sort fâcheux d’une Camille Claudel ou d’une Suzanne Valadon.
C'est une belle occasion qu'offre le musée d'Orsay de pouvoir admirer quelque 80 œuvres de cette artiste, exécutées à différentes phases de sa vie : de 1864, année de sa première participation au Salon parisien annuel, avant qu’elle milite pour le "Salon des Indépendants", jusqu’à ce qu’elle soit emportée brutalement par une grippe mal soignée, en 1895. Plus de 400 tableaux sont en effet éparpillés dans les musées et les collections privées de par le monde, et certains n’avaient plus été exposés depuis plus de cent ans en France.
Femme à sa Toilette, Berthe Morisot (1875-1880)
La rétrospective du musée d’Orsay est d'autant plus précieuse que les commissaires de l’exposition, dont Sylvie Patry, se sont employées à montrer la grande modernité de cette artiste et à déjouer les clichés imposés aux toiles de Berthe Morisot par ceux qui n’y voyaient que l’expression d’une sensibilité féminine. Une démarche qui, dans un mouvement de "stimulante ambiguïté", pour citer l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin, souligne combien ce patrimoine est révélateur aussi du statut de la femme au XIXème siècle, la montrant à sa toilette, jouant avec des enfants, se préparant pour le bal, étendant le linge, cousant, lisant, jouant du piano…
Blanchisseuse, Berthe Morisot (1881)
Certes, Berthe Morisot a surtout excellé dans les portraits, essentiellement de femmes et d’enfants, dans les scènes d’intérieur, de paysages et jardins, de lieux de villégiature balnéaires ou champêtres. Mais sa contribution aux avancées de la peinture a bien peu à voir avec les sujets qu’elle traite, même si une certaine forme de sagesse et de respect des usages a dû la priver des audaces et des scandales que s’autorisait Edouard Manet quand il peignait Le Déjeuner sur l’herbe ou Olympia.
Le génie de Berthe Morisot, qui lui valut d’ailleurs le respect et l’admiration de ses pairs, ainsi que d’immenses écrivains comme Stéphane Mallarmé, tient beaucoup à sa technique picturale, subtile et précise à la fois, au rendu aérien d’atmosphères intimes, à sa capacité à restituer les attitudes avec un art consommé du temps suspendu. A son sens du caractère fugitif de la beauté, en somme. Avec cette peintre, l’esthétique radicale de l’"œuvre en devenir" s’insurge contre l’immobilité du tableau et ouvre la voie à l’abstraction.
Berthe était un bourreau de travail capable de s’acharner, jour après jour, pour magnifier des transparences entre étoffes et fond végétal, entre ombre et lumière. Ses effets de couleurs, sa maîtrise des blancs sont inégalés et surtout son art du non-fini aux coins des toiles font partie de sa marque de fabrique.
Autoportrait, Berthe Morisot (1885)
Certain.e.s diront que Berthe Morisot n’eut jamais de soucis matériels, sa famille lui ayant fourni l’aisance qui lui permit de s’adonner entièrement à la peinture. Une situation qui était aussi celle de nombreux artistes hommes de son temps. Et qui n’empêcha pas Berthe Morisot de s'installer sur le marché de l’art et de vendre ses toiles à Paris, à Londres, à Bruxelles et à New York (où elle exposa aussi dans des institutions et des galeries prestigieuses, ainsi qu’au Women’s Art Club, avant d'être exosée en France, en 1894 seulement).
D'aucuns s’étonneront qu’elle n’ait jamais voulu "s’attarder sur son sexe". Elle a méprisé le problème, selon Dominique Bona, qui a pu étudier ses carnets et l’abondante correspondance de Berthe Morisot avec ses proches et ses pairs, vrai trésor pour les biographes, les sociologues et les historiens.
Un jour de 1868, Edouard Manet avait écrit à Henri Fantin-Latour, à propos de Berthe et de sa sœur, toutes jeunes artistes : "Je suis de votre avis, les demoiselles sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes ; cependant elles pourraient, comme femmes, servir la cause de la peinture en épousant chacune un académicien".
Il qualifia ensuite certaines de ses toiles de chefs-d‘œuvre et la consulta fréquemment. Une admiration que Berthe Morisot lui rendit en maintes circonstances, y compris après sa mort, puisque, avec Monet, elle se battit pour qu’une souscription permette d’acquérir la fameuse Olympia et l’offre à l‘Etat français. La toile trône aujourd’hui au Musée d’Orsay, simplement déplacée dans l’exposition Le modèle noir, à quelques mètres de la rétrospective Morisot. Un clin d'oeil qui ne devrait pas déplaire à Berthe, ainsi réhabilitée.