Blogueuse thaïlandaise, elle lutte contre le silence sur le web

En Thaïlande, Chiranuch Premchaiporn, plus connue sous le nom de Jiew, est directrice du site d'info Prachatai. Aujourd'hui, elle risque une peine de prison de vingt ans pour des commentaires postés entre avril et octobre 2010 sur son blog qui “nuis(aient) à l’image de la cour royale”. En visite à Paris, soutenue par l'ONG Reporters sans frontières, elle témoigne. 
Image
Blogueuse thaïlandaise, elle lutte contre le silence sur le web
Partager 8 minutes de lecture
Blogueuse thaïlandaise, elle lutte contre le silence sur le web
Chiranuch Premchaiporn, plus connue sous le nom de Jiew.
Vous êtes la directrice éditoriale de Prachatai. Quelle est la situation des femmes dans les médias thaïlandais aujourd’hui ? En terme de parité homme/femme, même si je n’ai pas de chiffre en tête, j’ai vraiment l’impression qu’une grande proportion de femmes choisissent la carrière de journaliste. La population accepte tout à fait qu’une femme ait ce rôle. Cependant, elles restent globalement « en bas de l’échelle ».  On ne trouve pas ou peu de femmes aux postes décisionnels. Par ailleurs, les spécialistes de sujets « sérieux » comme les questions politiques sont très majoritairement des hommes, comme si une femme ne pouvait pas avoir les capacités requises pour être une bonne analyste. Et ce malgré le fait que les Thaïlandais aient élu pour la première fois une femme, Yingluck Shinawatra, au poste de Premier ministre ? L’élection de Yingluck montre surtout que la société thaïe est suffisamment ouverte, et est tout à fait prête à avoir des dirigeantes pour mener le pays. Par le passé, on pouvait légitimement en douter. Mais dire que cette évolution marque aussi un changement profond pour les Thaïlandaises dans la société serait s’avancer un peu trop. L’élection de madame Shinawatra est un premier pas. Pourtant, vu de l’étranger, son élection semblait être une réelle progression pour la liberté en général en Thaïlande, particulièrement après les violentes confrontations entre l’armée et les Chemises Rouges. Qu’a-t- fait (ou pas) pour renforcer la liberté d’expression ? Actuellement, depuis son élection, effectivement, il y a eu peu d’avancées en faveur de la liberté d’expression. Elle a surtout fort à faire dans de nombreux autres domaines, notamment la stabilité politique, et s’assurer de sa position à la tête du gouvernement. Pour l’instant, on ne constate donc pas vraiment d’évolution en faveur de la liberté d’expression. Comment, dans ces circonstances, les 30% de Thaïlandais connectés à Internet peuvent-ils agir ? Les Thaïlandais connectés sont peu représentatifs de l’ensemble de la population du pays : ils appartiennent aux classes sociales supérieures, et vivent dans les régions urbanisées. Mais même cette part moindre participe au processus démocratique, jusqu’ici réellement réservé à une élite impliquée politiquement. Même si un tiers de la population seulement est reliée à Internet, cette portion peut agir comme une caisse de résonance : les Thaïlandais « en ligne » partagent largement leurs informations aux Thaïlandais « hors ligne ».  Les messages de rassemblement lancés sur Internet sont largement relayés aux personnes n’ayant pas accès à la Toile. Il y a cette culture de l’humain qui fait que les informations circulent en dehors des réseaux numériques quoi qu’il arrive : les gens impriment et distribuent les messages. Dans ce cas, à l’heure actuelle, où en est la liberté d’expression en Thaïlande ? Il existe des mesures légales pour restreindre la liberté d’expression en Thaïlande. Ces restrictions sont déjà appliquées, par le gouvernement comme par des groupes non gouvernementaux qui n’hésitent pas à condamner ou attaquer les personnes exprimant des idées contraires à la « norme ». Ils agissent comme une sorte d’espionnage citoyen. Cependant, en général, le public ne perçoit pas vraiment cette répression, puisque la masse, plus ou moins consciemment ou volontairement, sait qu’il ne faut pas aborder certaines questions. Pour les quelques contestataires, par contre, effectivement, la situation est compliquée. La liberté de parole devient facilement compliquée en Thaïlande. Cela semble étrange, parce que, de l’étranger toujours, la presse thaïe semble plutôt libre… Elle est libre dès lors qu’elle choisit de ne pas aborder certains sujets. Dans certains cas, les médias s’accordent à ne pas parler des questions énergétiques (en Thaïlande, le secteur de l’énergie est nationalisé ; à plusieurs reprises, les gouvernements ont essayé de le privatiser, mais ils se sont heurtés à de vives protestations) ou encore de la famille royale. En choisissant de ne pas en parler, on peut exercer le métier de journaliste en toute liberté… Pourquoi ne peut-on pas parler de la famille royale ? La Thaïlande est supposée être une démocratie ! Avec le roi actuel, j’ai l’impression que les Thaïlandais vivent avec un état d’esprit qui fait que le roi est considéré comme occupant la position sociale la plus haute. De ce fait, il doit être respecté avec révérence. Par ailleurs, c’est vrai qu’il a agit pour le bien du pays. Cependant, certaines personnes utilisent un peu trop facilement l’accusation d’atteinte à la personne du roi pour s’en prendre à des auteurs avec lesquels ils ne sont pas d’accord. Ils les font arrêter, afin de les faire taire, tout simplement. On nous pousse à vivre dans des conditions ne permettant pas la réflexion : face aux menaces d’arrestation, les gens auront tendance à ne pas forcément remettre en question telle ou telle mesure impliquant la famille royale. Justement, vous êtes actuellement poursuivie en justice. De quoi vous accuse-t-on exactement ? J’ai été arrêtée une première fois en mars 2009 au sujet de contenus postés sur Prachatai en 2008. L’article 15 du Computer Crime Act dit que si l’on est pourvoyeur d’information et qu’on consent, incite ou protège les auteurs de commentaires incriminants, on encoure la même peine qu’eux. On peut même être le seul accusé. La police a jugé que certains commentaires datant de 2008, donc, étaient contraires à la loi ou bien pouvaient être considérés comme crimes de lèse-majesté. Le crime de lèse-majesté est une vieille loi qui a beaucoup fluctuer au cours du temps.  Aujourd’hui, les peines encourues pour lèse-majesté (non respect de la personne du roi) sont plus sévères que du temps de la monarchie absolue. On peut encourir jusqu’à 20 ans de prison pour ça. Le jugement pour cette première arrestation devrait se finir en 2012. J’ai été arrêtée une seconde fois en septembre 2010. Encore une fois, on a fait valoir l’article 15 du Computer Crime Act, à propos de cinq commentaires « offensants ». Cependant, ce dernier cas est toujours en attente, et je ne sais toujours pas s’il y aura procès ou pas. Vous considérez-vous comme une cyberdissidente ? Je me vois plus comme une intermédiaire qui lutte contre le silence sur Internet. Je veux pouvoir porter des voix qu’on n’entend pas faute de pourvoyeurs, d’intermédiaires. J’offre juste de l’espace d’expression. Donc en tant que journaliste et pourvoyeuse, comment faites-vous pour exercer votre travail, avec ces menaces ? Le problème vient de la loi elle-même. Dès lors qu’il est écrit dans le marbre législatif qui peut être coupable, on peut difficilement lutter. Cependant, il n’est pas précisé dans ces textes ce qui peut être publié ou pas. De nombreuses questions subsistent par ailleurs : est-ce que les intermédiaires, les pourvoyeurs, peuvent être tenus pour responsables ? Mettre la pression sur les intermédiaires, et tenter de contrôler les contenus écrits ne facilite effectivement pas la tâche journalistique, surtout quand on cherche à aborder des sujets délicats. A ce titre, vous êtes un peu la figure de proue de cette liberté d’informer sur Internet qu’on entrave en Thaïlande et vous avez pu rencontrer à cette occasion Hillary Clinton à La Haye… Elle y a donné un discours à la conférence sur la liberté sur Internet, et sur l’importance de ne pas chercher à contrôler les données échangées. Si Internet est contrôlé par des pouvoirs autoritaires, si on fait pression sur ceux qui y écrivent ou qui pourvoient l’information, non seulement c’est fort dommageable pour la liberté d’expression, mais en plus, cela peut avoir des conséquences économiques importantes. D’après vous, que peut la communauté internationale contre ces entraves faites à la liberté d’expression ? Les médias internationaux, donc Reporters Sans Frontières, ont déjà largement couvert les problématiques soulevées par ces atteintes à la liberté d’expression en Thaïlande. Cette exposition a pu faire avancer la cause pour mettre fin à ces entraves. Si le fait qu’on arrête des journalistes en Thaïlande est relayé dans le monde, on peut espérer qu’au bout du compte la société thaïe prenne conscience du problème. A l’heure actuelle, quelques manifestations ont lieu ici et là, mais cela représente peu de monde pour faire opposition à ces lois. J’ai la chance d’avoir été plus exposée médiatiquement que d’autres personnes qui encourent des peines similaires aux miennes. Je profite donc de cette attention pour avertir de leur situation. Par ailleurs, la Thaïlande faisant, de fait, partie de la communauté internationale, nous ne devons pas nous ostraciser en ne respectant pas les fondements de la démocratie ! Votre procès va se poursuivre l’année prochaine. Qu’en attendez-vous ? J’ai un sentiment globalement positif concernant ce procès. Il est probable que le non-lieu soit prononcé. Mais je ne suis sûre de rien. Mais comme l’affaire est suivie à l’international, j’ai la garantie qu’il s’agit d’un procès équitable. En tout cas je l’espère. Je peux aussi compter sur les soutiens que j’ai en Thaïlande, même si les médias nationaux traditionnels restent silencieux. La langue de la liberté est universelle. Ca n’a pas d’importance si elle est relayée en français ou en thaï. En tant qu’êtres humains, nous pouvons compter sur cette langue de la liberté. Nous avons besoin de cette liberté. Nous avons besoin de pouvoir nous informer pour décider de notre futur. En tant qu’êtres humains,  nous devons avoir le droit de donner nos idées. Si on ne le peut pas, nous sommes condamnés à vivre une vie bien triste