Fil d'Ariane
« Nous souhaitons donner une voix aux femmes », déclare fièrement Julia Ramos, l'une des dirigeantes du syndicat agricole Confédération nationale de femmes paysannes, indigènes de Bolivie, Bartolina Sisa. Entre 2010 et 2012, elle a vu naître ce projet et y a activement participé : « Nous rêvions d’avoir un média, une radio pour relayer plus facilement les actions que nous menons au quotidien. Mais aussi pour nous adresser directement aux paysannes qui ont besoin de conseils et d’une parole amie ».
Aujourd’hui c’est chose faite. Avec un émetteur de 1000 watts, une antenne de 39 mètres et un studio flambant neuf, les Bartolinas (les membres de ce syndicat) ont réussi leur pari. Depuis le 14 janvier 2015, cette radio émet pendant 18 heures par jour à La Paz et à El Alto, dans la banlieue de la capitale administrative.
Ces dames ont mis en place une grille de programmation faisant la part belle à l’information, à la musique, à la culture et à la langue aimara, langue andine parlée par plus d’1 million 600 mille personnes au Chili, au Pérou et en Bolivie.
Ce syndicat tire son nom de la combattante aimara, Bartolina Sisa qui, avec son mari Tupac Katari, a mené une révolte contre le pouvoir colonial espagnol en 1781. Tupac Katari est également le nom du satellite appartenant à l’Etat bolivien qui rend possible la diffusion de leurs programmes.
Julia Ramos, et ses « sœurs », se veulent les héritières de cet esprit guerrier en menant leur combat sur le terrain et sur les ondes. « Nous nous devons d’informer le peuple et avant tout de donner le pouvoir à toutes ces femmes qui ont une très faible estime d’elles car leur sexe et leur origine en font les cibles de toutes les discriminations », s’insurge Julia Ramos.
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Les missions de La voix de Batolina Sisa sont claires : éduquer un public rural et déshérité, promouvoir l’égalité des sexes et la protection de l’environnement, informer les auditrices de leurs droits et, si possible, éveiller la conscience politique des femmes. Pour arriver à leurs fins, cinq volontaires donnent vie à leur programmation chaque jour.
Qui sont les Bartolinas ?
Fondée le 10 janvier 1980, cette organisation est née à la suite de diverses actions menées contre la dictature en 1977. Après la fin de la dictature en 1982, la Confédération nationale de femmes paysannes, indigènes de Bolivie, Bartolina Sisa prend son envol. « La double discrimination dont nous sommes les cibles perpétuelles, en tant que femmes, indigènes et paysannes nous pousse à nous mobiliser contre la violation de nos droits les plus fondamentaux et à lutter pour participer pleinement à la prise de décisions dans la communauté », écrivaient les Bartolinas il y a 35 ans.
En Amérique latine, la Bolivie détient le record du plus grand nombre de députés indigènes siégeant à l’Assemblé nationale. Sur 130, 41 sont issus d’un peuple autochtone, mais parmi eux, seulement une poignée de femmes fait partie de la représentation nationale.
L’effet Evo Morales, premier président indigène du pays, s’est fait sentir. Mais pour les Bartolinas, on est bien loin du compte : elles militent pour une Assemblée plus mixte et une classe politique plus représentative de la population.
La voix de Bartolina Sisa doit être un modèle dans le paysage médiatique
Contribuer à l’élection de Felipa Huanca - celle qui était la première secrétaire du syndicat au moment de l’inauguration - au poste de gouverneure de la Paz est alors devenu l'un des premiers objectifs de la radio. La candidate portait les couleurs de la coalition au pouvoir (MAS). Les syndicalistes ne cachent pas leur lien avec le gouvernement de Morales, qui a financé l’équipement de la radio à hauteur de 30 000 dollars par le biais du Ministère de la communication (des fonds norvégiens destinés à l’aide au développement y ont aussi contribué).
Le chef de l’Etat était même présent lors de l’inauguration. « La voix de Bartolina Sisa doit être un modèle dans le paysage médiatique et un exemple de mon administration. […] Le mouvement indigène, les femmes, doivent sentir qu’être gouverneur est à leur portée », a-t-il déclaré. Il a d’ailleurs été la première personnalité interviewée par les Bartolinas.
Concrètement, la radio a diffusé la campagne électorale de Felipa Huanca.
Les syndicalistes se positionnaient ainsi pour les élections du mois de mars 2015, où les Boliviens ont choisi leurs représentants départementaux, municipaux et régionaux. Huanca n’a pas été élue et fait aujourd’hui l’objet d’une enquête pour corruption. Cette dernière a été remplacée au mois de juin par sa consoeur, Graciela Villca. Mais l’équipe ne souhaite pas « que cet épisode entache les efforts de toutes les femmes qui sont derrière le projet ».
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Car des efforts il en a fallu. L’équipe de volontaires s’est formée pendant des mois en suivant de nombreux stages pour apprendre à produire, écrire les émissions, poser la voix et maîtriser les gestes techniques.
Une nécessité mais aussi une thérapie pour certaines. « Je n’ai plus peur de parler en public », témoigne Eloísa Yareta de Potosí. Comme elle, plus de 100 représentantes syndicales ont été formées grâce au soutien du Centre de formation et réalisation cinématographique (CEFREC), association qui promeut le développement de médias indigènes et forme des journalistes.
Magdalena Lázaro pilote une émission culturelle diffusée exclusivement en langue aimara. Elle présente "La voix de Bartolina Sisa" comme une alternative : « Nous avons notre place dans les médias traditionnels mais celle-ci est restreinte. On ne nous accorde pas le temps que l’on souhaiterait. Grâce à cette radio nous pouvons diffuser les contenus de notre choix, quand nous en avons envie. Nous avons travaillé dur pour y arriver et nous sommes prêtes à travailler dur pour voir décoller notre programmation. »
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La radio de La Paz n’est qu’une étape dans la conquête médiatique de ces femmes. Si cette dernière a pu ouvrir ses portes, c’est grâce à Radio Madre-Tierra Pachamama – cette fois-ci à Tarija, dans le Sud du pays. Cette radio a diffusé ses premières émissions en 2014. L’expérience a largement contribué à la mise en place de l’ambitieux projet de la capitale. Financée grâce à l’aide de l’ONG France Amérique Latine, Julia Ramos en est la directrice. « Allô Bartolinas » est le nom de son émission.
Nous pensons à lancer une chaîne de télévision
« Dans notre programmation, nous avons prévu des espaces pour dialoguer avec toutes les communautés. Nous voulons renforcer les échanges. Pour ce faire, une radio dans chaque coin de la Bolivie serait fantastique, explique sa collègue Magdalena Lázaro. Nous pensons même à lancer une chaîne de télévision et à investir le web. Nous captons certaines ondes qui nous arrivent des pays voisins. Je ne vois pas pourquoi nos émissions ne pourraient pas rayonner de même ? »
Une radio singulière
Singulière car féministe et militante, La voix de Bartolina Sisa ne surprend pas pour autant le public bolivien. Cette radio, et toutes ses futures déclinaisons devront trouver leur place dans un réseau déjà bien étoffé. L’Agence plurinationale de communication regroupe de nombreuses radios et même quelques télévisions à caractère indigène voire indigéniste : 20% des radios boliviennes sont « alternatives ».
Le maillage territorial tant souhaité a déjà commencé. Début 2015, La voix de Bartolina Sisa a vu arriver une petite sœur également à La Paz. Pour l’instant, cette dernière ne diffuse que de la musique en attendant les fonds nécessaires à son fonctionnement. Selon le syndicat, il faut environ 6 500 euros par mois. A Santa Cruz, la plus grande ville du pays située en plein centre du territoire, des paysannes affiliées aux Bartolinas sont en train de monter une nouvelle radio. Selon la secrétaire exécutive du mouvement, Juanita Ancieta, le but est d'en implanter une dans chacun des neufs départements de la Bolivie.
Pour tout financer, elles comptent sur le soutien de l’Etat et des ONG internationales. A terme, elles souhaiteraient s’autogérer grâce à la vente de produits bio.