Fil d'Ariane
Calle San francisco, à La Paz, Marcela charrie des kilos et des kilos de fruits et légumes, solidement harnachés sur son dos à l'aide d'un tissu coloré, pièce maîtresse de la tenue traditionnelle bolivienne. Ses 73 ans de travail sur les marchés n'ont pas encore eu raison d'un sourire dont elle ne se départ pas. Abritée sous un parasol, elle est assise à même le sol. Sur sa tête, son chapeau melon est porté légèrement incliné, signe distinctif pour qu'aucun homme ne se méprenne : Marcela est mariée, son coeur n'est plus à prendre.
Dans ce pays où le catholicisme n’hésite pas à s’en prendre aux droits humains, le patriarcat s’érige en modèle. Les femmes n’existent qu’à travers un statut, celui de madreposa : "mère et épouse, tu satisferas ton mari et ne quitteras pas le domicile familial, même si tu es battue ". En Bolivie, un habitant sur huit vit avec moins d'un euro par jour. Alors, si certaines, comme Marcela, décident de subvenir sans broncher aux besoins de leur famille, d'autres s'insurgent et proposent un modèle social différent, à l'image du collectif Mujeres Creando - femmes qui créent.
Au cœur de la Paz, se dressent fièrement les murs rouges vifs de la Vierge des désirs. Propriété du collectif Mujeres Creando depuis le début des années 90, la bâtisse interpelle par le vent de lutte qui s’en dégage et s’impose avec une arrogance non dissimulée. Derrière les murs graffés de ce lieu de vie, une quarantaine de femmes « indiennes, putes et lesbiennes », comme elles se décrivent elles-mêmes, se forgent une image d'agitatrices de rue. « En faisant vivre ce collectif, nous nous efforçons de proposer un véritable modèle social, un mouvement idéologique. L’idée n’est pas seulement de faire parler des femmes et de leurs situations mais bel et bien de ce pourquoi elles se battent : leurs droits », livre sans vergogne Idoia, espagnole, membre active du collectif.
Dans ce pays, 70% de la population est contre l'avortement. Pourtant, selon une étude menée par le CIDEM (Centre d'Information et de Développement des femmes) en 2010 dans 5 villes boliviennes, plus de 65 000 avortements clandestins sont pratiqués chaque année, dans des conditions d’hygiène désastreuses. Et chaque jour, deux femmes meurent de complications de grossesse ce qui classe tristement la Bolivie derrière Haïti comme pays le plus touché par la mortalité maternelle en Amérique Latine.
Si un homme te viole, pour essuyer la honte de la famille, tu dois te marier avec lui
Les mains crispées autour d'un verre de limonade, Idoia s'agace, « Bolivie rime avec normes ancestrales. Si un homme te viole, pour essuyer la honte de la famille, tu dois te marier avec lui. De leur côté, les médecins réalisent des avortements sans anesthésie, en glissant : la prochaine fois vous préférerez accoucher ».
Dans le pays, une femme est assassinée tous les trois jours. Une triste constante, identique à celle de la France pour un pays plus de six fois moins peuplé. Malgré la loi intégrale de mars 2013 qui devait garantir aux femmes une vie libre de violence, la grande majorité des crimes restent impunis. Si, dans ce contexte, l'heure de la révolution sexuelle ou de l’émancipation des femmes n’a pas encore sonné, les militantes de Mujeres Creando s’acharnent pour aider celles que le gouvernement abandonne lâchement.
Dans les rues bruyantes de cette cité d’altitude, elles se retrouvent pour manifester, crier leur colère et peindre des slogans provocateurs sur les murs des villes du pays pour marquer les esprits et occuper l’espace public : « Si Evo (Morales, président bolivien depuis 2006, ndlr) avait un utérus, l’avortement serait dépénalisé », ou « Aucune femme ne naît pour devenir 'pute'. »
Au 20 calle de Octubre, dans la maison bariolée des Mujeres Creando, les femmes trouvent donc un refuge et la force de reprendre confiance en elles. Et chaque jour, alors que Marcela s'active déjà à installer son étal de fruits et légumes, la Vierge des désirs s’éveille au petit matin. Certaines s’activent pour cuisiner une « fricassée de macho » ou la « vulve de Marie », d’autres filent à un cours d’auto-défense, de guitare ou s’occuper des enfants déposés à la garderie, au bout du couloir.
Les plus loquaces, font entendre leur voix sur Radio Deseo, la station de la maison. Le programme incontournable : la liste des machos violents. A l'antenne, les noms, professions, emplois et même adresse des hommes accusés de viols, de violences ou de refus de payer la pension alimentaire, sont énumérés. « C'est une forme de pression réellement puissante. Sans crier gare nous faisons irruption dans le quotidien des auditeurs, nous interrompons leur ronron ». Ces femmes en sont certaines : « sans soulèvement populaire la Bolivie restera figée dans ses représentations machistes et patriarcale où la femme ne peut être qu’une mère et une épouse voire un objet ».
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