Fil d'Ariane
Née en 1864, Camille a quatre ans de plus que Paul. Dès l'adolescence, elle a des dispositions artistiques évidentes que son père encourage. Camille modèle de la glaise. Son caractère déjà bien trempé ne va pas sans contrarier sa mère, personnage dur et autoritaire et qui jouera, nous le verrons, un rôle décisif dans les années à venir. Quand l'adolescente déclare un jour vouloir embrasser une carrière artistique, la famille lui rétorque : "Tu ne vas tout de même pas faire de la sculpture, alors que ce métier n'a pas de féminin !" .
Camille persiste. Alors qu'elle est âgée de 12 ans, le sculpteur Alfred Boucher se dit impressionné par son talent évident. Il lui donne de premiers conseils et, plus tard, arrive à persuader son père de la laisser s'installer à Paris. En 1883, Camille devient à 19 ans l'élève de Rodin au dépôt des marbres de l'État, rue de l'Université. Le sculpteur est alors agé de 43 ans.
D'abord modèle du maître, puis collaboratrice, les dons de cette jeune élève bouleversent le maître. Rodin apprécie cette jeune femme qui possède " un parler aux lourdeurs paysannes " (Jules Renard). C'est rapidement l'amour fou entre les deux artistes, un amour violent, incandescent, la rencontre de deux êtres d'exception qui savent leur singularité, sinon leur génie.
Communion des âmes et des corps.
Rodin lui écrit : "Je ne regrette rien. Ni le dénouement qui me paraît funèbre, ma vie sera tombée dans un gouffre. Mais mon âme a eu sa floraison, tardive hélas. Il a fallu que je te connaisse et tout a pris une vie inconnue, ma terne existence a flambé dans un feu de joie. Merci car c'est à toi que je dois toute la part de ciel que j'ai eue dans ma vie. (...) Ah! divine beauté, fleur qui parle, et qui aime, fleur intelligente, ma chérie. Ma très bonne, à deux genoux, devant ton beau corps que j'étreins. "
Camille à celui qu'elle continue de nommer "Monsieur Rodin" : " Je couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là, mais, quand je me réveille, ce n'est plus la même chose. Je vous embrasse. " Et ce post-scriptum, un peu comme une mise en garde : " Surtout, ne me trompez plus. "
C'est que Rodin, homme sensuel, n'est pas libre. Outre ses conquêtes féminines, il vit avec un ancien modèle, Rose Beuret, rencontrée en 1864, l'année de naissance de Camille. Rose est une couturière, fille d'un cultivateur. Camille, de son côté, a une liaison, pendant un temps, avec Claude Debussy. Quand elle le quittera, le musicien écrira, amer : " Maintenant, reste à savoir si elle contenait tout ce que je cherchais ! Si ce n'était pas le néant ! "
Elle lui écrit, lucide : " Je risque fort de ne jamais récolter le fruit de tous mes efforts et de m'éteindre dans l'ombre de la calomnie et des mauvais soupçons. Ce que je vous dis est tout à fait secret et pour que vous jugiez bien de la situation.."
En 1911, voici encore ces mots destinés à son frère Paul, où perce une pointe d'amertume : " Les ovations de cet homme célèbre (Rodin ndlr) m'ont coûté les yeux de la tête , et, pour moi, rien de rien ! "
Rodin est plus scandaleux, mais Camille Claudel est plus révolutionnaire
Octave Mirbeau
Camille Claudel restera-t-elle éternellement dans l'ombre du maître ? Sa sculpture Sakountala, exposée en 1888, a obtenu le Prix du Salon. Octave Mirbeau, par trois fois (en 1893, 1895 et 1897) fait pourtant l'éloge de son travail lors de comptes rendus critiques.
Dans son premier article, évoquant le Salon en 1893 où sont présentés les travaux des deux artistes, il écrit avec la pertinence qui le caractérise : " Rodin est plus scandaleux, mais Camille Claudel est plus révolutionnaire. ".
De fait, Camille sait exactement la valeur de son travail. Mais quand pourra-t-elle enfin voler de ses propres ailes ?
Quand ?
Jamais.
Et sa vie, jusque là difficile, va basculer dans l'atroce.
Au sujet du sculpteur, il écrit, ivre de jalousie, que Rodin "est un démon qui flaire la merde avec un nez énorme comme la racine d'une trompe, comme un groin de cochon".
Mais leur père meurt le 2 mars 1913.
Camille perd dès lors son plus fidèle soutien. La famille, semble-t-il, ne la prévient pas de cette disparition. Depuis quelques années, d'ailleurs, on l'évite. Elle "fait honte". Sa rupture avec Rodin, en mai 1894, l'a enfermé dans une solitude d'abord choisie, assumée, mais qui s'est refermée sur elle. Elle vit misérablement dans son atelier, est sujette à des rages inattendues et l'artiste détruit régulièrement ses travaux.
Camille vit comme une semi-clocharde dans une crasse repoussante. Elle tempête et dénonce "la bande à Rodin" qui, selon elle, veut l'empoisonner et lui voler ses travaux.
Cela ne peut plus durer.
Elle indispose. Le scandale menace.
Sa famille décide donc de la faire interner.
Sa mère, âgée de 73 ans, signe « une demande de placement volontaire ».
Le 10 mars 1913, un fourgon s'arrête devant le 19 du quai Bourbon de l'île Saint-Louis. Camille s'est barricadée. Deux infirmiers sont obligés de passer par la fenêtre. Ils se saisissent de l'artiste qu'ils embarquent aussitôt.
Plus jamais Camille Claudel ne sera libre.
Mais n'est ce pas une affaire plus intime qui a précipité l'artiste dans ces excès ?
L'affaire n'est pas une supputation.
Paul Claudel écrit en 1939 à une femme qui lui confesse avoir connu un avortement : "Sachez qu'une personne de qui je suis très proche a commis le même crime que vous et qu'elle l'expie depuis (x) ans dans une maison de fous. Tuez un enfant, tuer une âme immortelle, c'est horrible ! C'est affreux !".
Le 19 septembre 1913 "L'avenir de l'Aisne" évoque l'internement jugé abusif de Camille Claudel : "en plein travail, en pleine possession de son beau talent et de toutes ses facultés intellectuelles, des hommes sont venus chez elle, l'ont jetée brutalement dans une voiture malgré ses protestations indignées."
Une campagne de presse est alors lancée contre la « séquestration légale ». Elle vise la famille de Camille Claudel, accusée de vouloir se débarrasserd'elle et demande l'abrogation de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés.
Sans effet, hélas, sur le sort de la malheureuse.
Camille est d'abord admise à l'Hopital Psychiatrique de Ville-Evrard (Nord Est de Paris), réservé aux femmes, puis est transférée le 9 septembre à l'asile d'aliénés de Montdevergues, à Montfavet, dans le Vaucluse. Aucun confort. L'établissement a la réputation d'un mouroir. Camille "bénéficie" d'un niveau de confort de troisième classe, le plus bas, soit un dortoir de dix à 12 personnes. Tarif : 6 francs par jour.
Camille refuse de sculpter car, accepter cela, c'est accepter sa condition.
Elle ne songe qu'à quitter ce cauchemar.
Sa mère, lui interdit les visites et, plus généralement, toutes relations avec l'extérieur. Elle écrit au directeur de l'établissement "... quand elle était chez elle, elle ne recevait personne (...) Pourquoi maintenant ne pourrait-elle se passer de visite ? "
De même, ses lettres sont saisies et détruites. On ne lui transmettra aucun courrier. Elle ne recevra jamais une seule visite de sa mère, qui meurt en 1929, ni de sa sœur. Seul son frère Paul viendra la voir... une douzaine de fois (en trente ans !).
Je réclame la liberté à grands cris
Camille Claudel
Solitude atroce, inhumaine. Il faut lire cette lettre déchirante qu'elle adresse à son frère le 3 mars 1927 :
" Ce n’est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd’hui d’une vie pareille je réclame la liberté à grands cris. Mon rêve serait de regagner tout de suite Villeneuve et de ne plus en bouger, j’aimerais mieux une grange à Villeneuve qu’une place de 1ère pensionnaire ici. (...) Ce n’est pas sans regret que je te vois dépenser ton argent dans une maison d’aliénés. De l’argent qui pourrait m’être si utile pour faire de belles œuvres et vivre agréablement ! Quel malheur ! J’en pleurerais. Arrange-toi avec mr. le Directeur pour me remettre de 3ème classe ou alors retires-moi tout de suite d’ici, ce qui serait beaucoup mieux ; quel bonheur si je pouvais me retrouver à Villeneuve ! Ce joli Villeneuve qui n’a rien de pareil sur la terre !
Il y aujourd’hui 14 ans que j’eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés, menaçants en tous points. Triste surprise pour un artiste : au lieu d’une récompense, voilà ce qui m’est arrivé ! c’est à moi qu’il arrive des choses pareilles car j’ai toujours été en but à la méchanceté. Dieu ! Ce que j’ai supporté depuis ce jour-là ! Et pas d’espoir que cela finisse. Chaque fois que j’écris à maman de me reprendre à Villeneuve, elle me répond que sa maison est en train de fondre c’est curieux à tous les points de vue. Cependant j’ai hâte de quitter cet endroit. Plus ça va, plus c’est dur ! Il arrive tout le temps de nouvelles pensionnaires, on est les unes sur les autres, foussi comme on dit à Villeneuve, c’est à croire que tout le monde devient fou. Je ne sais pas si tu as l’intention de me laisser là mais c’est bien cruel pour moi !...."
Rien dans cette lettre déchirante, ce cri dans la nuit, indique le moindre désordre de ses facultés mentales. Il existe d'autres courriers où elle continue de se plaindre de la "bande à Rodin" qui veut l'empoisonner et elle s'enflamme avec des propos quasi délirants mais, dans une telle atmosphère, une telle solitude, comment pourrait-il en être autrement ? Quelle personne pourrait endurer une telle épreuve sans voir sa raison chanceler ?
Camille vivra cet enfer jusqu'au dernier jour de sa vie.
Rodin, qui mourra en 1917, est au courant de la situation.
Bouleversé, il essayera de faire parvenir de l'argent à Camille et fera exposer ses oeuvres mais il ne sera d'aucun secours pour la faire libérer. Légalement, de toutes façons, il ne le peut pas. La famille Claudel est seule décisionnaire.
Le poids du génie est lourd à porter pour une femme
Paul Claudel
Paul Claudel, désormais diplomate et écrivain de renom, estime-t-il que Camille pourrait créer le scandale et entacher sa réputation s'il décidait de la faire sortir ? C'est probable. Les années passent. L'établissement lui écrit pour lui donner des nouvelles de sa soeur. Pendant la Seconde guerre mondiale, victime des rations alimentaires, sa santé se met à décliner. Extraits :
7 décembre 1942 : " Notre malade s'affaiblit physiquement, elle présente un oedème des membres et s'alimente assez difficilement. " 1943, 8 mai : " L'état de notre malade est très médiocre, elle s'affaiblit progressivement. " 1er septembre : " Notre malade est sensiblement affaiblie. Elle a les mains enflées, signe de carence chez elle. "
Affamée (les restrictions alimentaires pendant la guerre touchent aussi les établissements hospitaliers), Camille s'éteint, seule, atrocement seule, le 19 octobre 1943 et son corps, non réclamé par la famille, est placé dans la fosse commune.