Camille Claudel à Rodin : " Surtout, ne me trompez plus"

L'ouvrage Je couche toute nue nous invite à la lecture des échanges épistolaires de Camille Claudel et d'Auguste Rodin avec, en toile de fond, nombre de documents inédits. Une immersion passionnante dans les sables émouvants d'une époque, théatre de l'une des plus célèbres tragédies artistiques du 20ème siècle.
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Camille Claudel et Auguste Rodin
Auguste Rodin a su très vite déceler le talent chez Camille Claudel sa jeune apprentie de 22 ans, avant d'entamer avec elle une relation amoureuse, et destructrice.
(photographie anonyme de Camille Claudel et portrait de Auguste Rodin par Nadar)
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"Cher ami,
je suis bien fâchée d'apprendre que vous êtes encore malade, je suis sûre que vous avez encore fait des excès de nourriture dans vos maudits dîners, avec le maudit monde que je déteste, qui vous prend votre temps et votre santé, et ne vous rend rien. Mais je ne veux rien dire, car je sais que je suis impuissante à vous préserver du mal que je vois (...) Il me semble que je suis si loin de vous ! Et que je vous suis complètement étrangère ! Il y a toujours quelque chose d'absent qui me tourmente".
Camille Claudel
Camille Claudel et Jessie Lipscomb dans leur atelier rue Notre-Dame-des-Champs en 1887
photographie de William Elborne.

La lettre de Camille Claudel date du mois d'août 1886.

Dans cette bienveillante inquiètude apparaît, en filigrane, le désir d'entrer entièrement dans la vie d'Auguste Rodin.
Ce qui ne se produirera jamais. Le sculpteur ne se séparera jamais de Rose Beuret, sa compagne et ancien modèle. C'est elle qu'il épousera  quelques mois avant sa mort, en 1917.

Au moment où elle couche ses lignes, Camille Claudel a 22 ans. Elle a rencontré le sculpteur quatre années plus tôt.
En 1884, elle participe à ses sculptures parmi les autres élèves du maître dans son atelier, rue de l'Université à Paris. 
Se noue une relation amoureuse entre les deux artistes.
Mais si Camille est fougueuse, rebelle,  sensible, entière, Auguste, lui, est avant tout un charnel. Son oeil reste professionnel. Il sait domestiquer son coeur.
Il a immédiatement perçu une artiste d'exception chez la jeune femme. Il dira : " Je lui ai montré où trouver de l'or, mais l'or qu'elle trouve est bien à elle. "

"Mademoiselle Camille sera ma femme"

Dans un courrier de l'année 1886, il écrit : " Je t'embrasse les mains, mon amie, toi qui me donnes des jouissances si élevées, si ardentes. Près de toi, mon âme existe avec force et, dans sa fureur d'amour, ton respect est toujours au-dessus. Le respect que j'ai pour ton caractère, pour toi, ma Camille, est une cause de ma violente passion ; ne me traite pas impitoyablement, je te demande si peu."
Il conclut ainsi sa lettre : "Ah ! Divine beauté, fleur qui parle, et qui aime, fleur intelligente, ma chérie. Ma très bonne, à deux genoux, devant ton beau corps que j'étreins". Rodin, cette même année lui promettra même le mariage "Après l'exposition, au mois de mai, nous partons pour l'Italie et y restons au moins six mois, commencement d'une liaison indissoluble après laquelle mademoiselle Camille sera ma femme".

Rien de tel n'aura lieu.
Rodin
Auguste Rodin photographié par Dornac en 1898

La férocité apitoyée de Paul Claudel

L'ouvrage Camille /Auguste Je couche toute nue ( Edition Slatkine &Cie) aurait pu se contenter de publier les lettres fiévreuses entre les deux amants.
Il va beaucoup plus loin et se révèle autrement plus audacieux dans sa réalisation.
Le livre est, rien de moins,  qu'une biographie... sans biographe. Au lecteur de faire son opinion, de choisir les évènements, d'agencer les périodes qui le passionnent. 
Il peut picorer, ça et là, les lettres qui l'émeuvent ou suivre simplement le fil chronologique des documents présentés.
Camille Claudel
Camille Claudel sculptant Vertumne et Pomone vers 1903

Et quels documents !
Cet ouvrage se révèle essentiel pour qui veut bien saisir le déroulé des évènements et comprendre le climat d'alors.

Les documents sont mis en perspective et nous trouvons des extraits du Journal des Frères Goncourt, fidèles et souvent féroces,  des passages de celui de Jules Renard, des articles de journalistes, les avis des critiques d'art, les lettres de Marcel Schwob, de Zola, d'Octave Mirbeau. Et aussi les missives de Paul Claudel, frère de Camille, adoré par elle, et qui pourtant se révèlera d'une férocité apitoyée, quasi criminelle, à l'égard de sa soeur.

Jules Renard, au sujet de Paul Claudel,  constate l'exaspération que lui procure sa soeur quand celle-ci s'exprime en société.
Le père de Poil de Carotte écrit 16 mars 1895: " Elle (Camille Claudel ndlr) hait la musique, le dit tout haut comme elle le pense, et son frère rage, le nez dans son assiette, et on sent ses mains se contracter de colère, et ses jambes trembler sous la table".
 Paul Claudel, personnage clé dans le destin de Camille, un diplomate qui exalte sa foi catholique dans ses ouvrages et qui, dans un même temps, fait vivre le martyre à sa soeur. 
Il exècre Rodin et ses oeuvres. 
En octobre 1905, sa plume est assassine.
Paul Claudel
Paul Claudel en 1927
Wikipédia


Pour évoquer le travail du sculpteur, il parle de "carnaval de croupions". Il assène : "Toutes les figures de Rodin ont la tête en bas comme si elles arrachaient des betteraves avec les dents et la croupe braquée vers les astres sublimes".

Impossible de rester insensible aux lettres de Camille comme il apparaît difficile de contenir sa colère face à la passivité des principaux protagonistes dans la tragédie qui se dessine.
La postérité reprochera à Rodin une forme de "non-assistance à artiste en danger" concernant Camille Claudel. Pourtant, légalement, le sculpteur n'a aucun pouvoir pour changer les choses. Camille Claudel est internée à la demande de sa famille. Elle seule pourrait modifier les évènements et arrêter la construction du cauchemar.
 

"Est-il possible de l'exorciser à distance ? "

Camille Claudel alterne des phases de travail intense et d'abattements terribles. Dans  une lettre adressée à son cousin Henri Thierry, elle écrit : "Quant à moi, j'ai mon compte, je suis toujours malade du poison que j'ai dans le sang, j'ai le corps brûlé ; c'est le hugenot Rodin qui me fait distribuer la dose...".
A Henriette Henry, sa cousine, elle confie en 1912 : "Aussitôt que je sors, Rodin et sa bande entre chez moi pour me dévaliser. Tout le quai Bourbon en est infesté ! Aussi, maintenant, ma maison est transformée en forteresse : des chaînes de sûreté, des mâchicoulis, des pièges à loup derrière toutes les portes témoignent du peu de confiance que m'inspire l'humanité".
 

Mademoiselle Claudel ne possédait plus d'effets personnels au moment de son décès
Le directeur de l'hôpital psychiatrique
Paul Claudel, qui a eu vent, semble-t-il, de plusieurs avortements de sa soeur, (un crime impardonnable pour le bon chrétien qu'il est), semble consterné par la santé mentale de Camille. Il s'alarme de sa "voix monotone et métallique."
Le 26 février 1913, il écrit à un prêtre et termine ainsi sa missive : "Est-il possible de l'exorciser à distance ? "

Mais tout s'accélère.
La vague
Camille Claudel, La Vague (1897), marbre-onyx et bronze, Paris, musée Rodin.
Lomita — Travail personnel (wikimedia)

Son père, le plus fidèle soutien de Camille, meurt en mars 1913 sans que Camille en soit prévenue. La voie est libre pour la faire interner et stopper les scandales qu'elle génère.
Camille a 48 ans. 
Une opération commando est menée pour la déloger de son atelier quai de Bourbon transformé en camp retranché.

Le 10 mars, elle est internée à Ville-Evrard. La procédure utilisée est celle du " placement volontaire " demandé par sa mère.
 

Elle est ensuite transférée à l'asile de Montdevergues à Montfavet dans le Vaucluse début septembre 1914.
A cette même période, Auguste Rodin négocie l’établissement de son musée dans l’hôtel Biron, rue de Varenne. On lui suggère de réserver une salle pour présenter les oeuvres de Camille Claudel. Le sculpteur accepte avec enthousiasme mais Paul Claudel refuse catégoriquement. Cette soeur talentueuse et scandaleuse est avant tout une personne encombrante, potentiellement dangereuse pour la carrière diplomatique à laquelle il aspire.
La vie artistique de Camille vient de s'achever.
Dans cet asile où elle finira ses jours, Camille Claudel ne sculptera plus jamais.

"Je ne ferais pas de scandale"

L'artiste ne reçoit aucune visite ni de sa mère, ni de sa sœur. Il lui est défendu d'écrire et le courrier qui lui est adressé est celui de sa famille exclusivement. Sa mère écrit au médecin en juillet 1913 : " Je suis très contente de la savoir où elle est, au moins, elle ne peut nuire à personne".

camille claudel
Stèle commémorative au cimetière de Montfavet.
(Wikipédia)

Paul, son frère, viendra la voir une dizaine de fois en trente ans.

Dans son journal, le 24 mars 1925, il écrit : "Ma pauvre soeur Camille édentée, délabrée, l'air d'une très vieille femme sous ses cheveux gris. Elle se jette sur ma poitrine en sanglotant."
Scène terrible mais qui n'infléchira pas sa position.
Lui seul, pourtant, a le pouvoir d'arrêter le supplice ou, au moins, de l'atténuer.
Il ne fera rien.

Le sort de Camille est scellé.
La malheureuse songe à un autre établissement, par exemple à Villeneuve, dans la maison familiale ?  Elle écrit à sa mère : "Tu es bien dure de me refuser un asile à Villeneuve. Je ne ferais pas de scandale comme tu le crois. je serais trop heureuse de reprendre la vie ordinaire pour faire quoi que ce soit. Je n'oserais plus bouger, tellement j'ai souffert". Quelques semaines avant sa mort, en septembre 1943 son frère lui rend visite. Il la trouve dans un état d ' "extrême décrépitude". Sa soeur lui répète "Mon petit Paul ! Mon petit Paul !"
Est-il vraiment trop tard pour lui porter secours et l'arracher enfin à ce mourroir ?  L'écrivain, une fois encore, ne fait rien. Il se retire avec, au coeur l' "amer regret de l'avoir ainsi longtemps abandonnée".
Des regrets tardifs.
Camille Claudel meurt d'épuisement et de malnutrition à l'asile de Montfavet, le 19 octobre 1943 à 2 h du matin. Elle avait 78 ans. Personne de sa famille n'a fait le déplacement pour ses funérailles.
Le directeur de l'hôpital psychiatrique adresse quelques jours après une lettre à son frère afin qu'il puisse prendre les dispositions afin d'envisager une concession pour la dépouille de sa soeur. Il précise que sa tombe est surmontée d'une croix "portant le numéro 1943-392". Il ajoute :  "Mademoiselle Claudel ne possédait plus d'effets personnels au moment de son décès et aucun papier de valeur, même à titre de souvenirs, n'a été retrouvé au dossier administratif".
Rien n'est entreprit pour sa dépouille.
Son cadavre rejoint donc la fosse commune au cimetière de Montfavet.
Il faudra attendre la biographie Une femme, Camille Claudel d'Anne Delbée, qui paraît en 1982, et surtout un film, avec Isabelle Adjani dans le rôle de la sculptrice (Camille Claudel de Bruno Nuytten, 1988), pour que le "grand public" la découvre enfin.

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Camille/Auguste
"Je couche toute nue"

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